Bernard Grasset (p. 225-237).
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XIV


Pendant son séjour dans l’île, Églantine a vécu une vie de rêve si intense qu’elle ne savait plus parfois si ce n’était pas justement celle-là qui était réelle. Aujourd’hui, dans le train qui la ramène à Paris, Noël l’accompagne encore. Il l’accompagne jusqu’à sa maison, jusqu’à sa porte même, et l’abandonne seulement à la minute où elle se souvient que, d’accord avec Christine, elle n’a pas prévenu Jacques Hermont de son retour. Jacques Hermont n’est pas chez lui. Elle frappe à sa porte et se nomme, mais rien ne bouge dans le logement. Il se fait tard pourtant. L’organiste, sans doute, est retenu en ville pour une soirée de musique. Rentrée chez elle, Églantine enlève ses vêtements et fait couler l’eau de Paris sur son corps devenu brun et ferme. À courir par la lande et les rochers elle a retrouvé toute sa souplesse. Oh ! elle pourrait très bien de nouveau grimper au faite des arbres. Elle s’en réjouit, et par jeu, elle plie et déplie ses membres, fait les culbutes savantes d’autrefois, tourne sur place ainsi qu’une toupie bien lancée, et, les bras ouverts, renverse son buste jusqu’à l’extrême.

L’heure s’avance. Dans l’attente de Jacques Hermont, Églantine va, vient, par la chambre, se penche à la fenêtre, écoute les bruits de la rue avec l’espoir d’entendre le pas de son voisin, regarde à tout instant la pendule et enfin, se met au lit où elle s’endort, l’esprit autant que le corps en repos.

Un bruit, qui avait cessé de lui être familier, la réveille. Elle ne reconnaît pas tout de suite sa propre chambre, se croyant encore chez Marie-Danièle, puis elle cherche à savoir d’où est venu le bruit. Elle heurte sans le vouloir la cloison commune. Aussitôt elle entend :

— Êtes-vous là, Églantine ?

Oui, elle est là. Et, l’instant d’après, Jacques est là aussi, en bras de chemise et les pieds nus dans ses chaussons. Pas très bien réveillée encore, Églantine, à moitié nue, cherche un siège, mais Jacques la retient :

— Remettez-vous au lit, vous pourriez prendre froid.

Et lui-même s’assied au pied du lit, réclamant sans plus tarder les nouvelles fraîches.

Églantine reprend pleinement conscience, et parle avec vivacité. Elle a tant à dire à Jacques Hermont de sa petite Christine ! Elle ne néglige aucun détail. Elle retrouve les mots, les gestes de l’enfant et même ses petites grimaces de dépit ou de satisfaction. Cela met entre eux une gaieté qui les fait rire, ainsi que deux êtres très jeunes exempts de tout souci. Dans leur contentement, ils ne voient pas le jour se lever ; ils ne voient pas non plus les premiers rayons du soleil se glisser dans la pièce, et jusque sur le lit, comme pour mieux éclairer leurs rires et la joie de leurs visages. Avec l’impétuosité de sa jeunesse retrouvée, Églantine dit encore :

— Et tous ces baisers que je vous apporte, j’allais oublier de vous les donner.

D’un geste vif, elle prend la tête de Jacques en imitant la voix de Christine :

— D’abord sur le front, puis sur les yeux, puis sur le bout du nez.

Elle n’en peut dire davantage. Jacques Hermont à son tour lui prend la tête à deux mains pour lui rendre les mêmes baisers. Et brusquement, sans qu’ils l’aient voulu, leurs lèvres se rencontrent. Surpris, ils se reculent et se regardent. Ils se regardent, gênés ; et ce qu’ils voient dans les yeux l’un de l’autre, les laisse immobiles et le souffle en suspens. Puis ils se sourient et du même mouvement leurs lèvres se rapprochent et s’attachent. Et, tandis que le soleil étend sur eux ses doux rayons, leurs corps fléchissent, leurs yeux se ferment et toutes leurs pensées s’envolent.

Chaque semaine une lettre de Christine apporte des nouvelles de l’île. Parmi ces nouvelles, mêlées à l’odeur de la lande et au bruit de l’océan, Églantine cherche en vain la silhouette de Noël, dont la présence fictive là-bas la ravissait et la laissait comme étourdie de bonheur. À Paris, son imagination reste impuissante à recréer le beau rêve. Il lui semble même que le passé, avec sa réalité, commence à s’éloigner d’elle ; et cela lui fait mal, comme si Noël l’abandonnait de nouveau.

Dans les lettres de Christine, il est surtout question de l’hiver qui s’annonce et ramène la mauvaise humeur de la mer. Il semble bien que la bonne humeur de l’enfant soit en péril au moins autant que celle de la mer. Elle se plaint de tout et de tous : de l’école, beaucoup trop éloignée du village ; du vent qui souffle sans arrêt, surtout de ce petit « Nordé » qui passe en sifflant dans le ciel bleu, et vous pique le nez au point de vous tirer des larmes. Et puis, dans le petit port, il n’y a plus de gaieté. Les pêcheurs ne s’y arrêtent que pour embarquer ou débarquer. Ils raccommodent maintenant leurs filets chez eux, à porte fermée. Bénoni ne raconte plus d’histoires, et le petit Tralala joue sur sa carcasse de bateau sans plus jamais pleurer, ni chanter. Même chez Marie-Danièle rien ne va bien. Le bruit que font les ouvriers en remettant les tuiles du toit lui fait mal à la tête, le chien se couche en rond sous la table, où il gêne les pieds, au lieu de s’étaler au milieu de la pièce. Le mûrier bouche le jour de la fenêtre, et Raymond, qui vient d’avoir quatorze ans, parle de s’en aller à Nantes pour apprendre un métier.

Les lettres de Christine ont toujours une écriture informe aux lignes de travers ou se chevauchant. À son père, qui lui en fait le reproche, elle répond qu’elle ne peut pas écrire droit, parce que Paris l’appelle de sa grande voix, et que cette grande voix fait osciller sa plume comme une cloche. En lignes bien droites elle ajoute :

— Ne riez pas, vous deux ! C’est comme lorsque la musique vous tire par l’oreille. Je sais bien, moi, comme vous vous agitez alors.

Jacques Hermont ne s’attriste pas du petit ton rageur de ces lettres ; il en rit au contraire. Et pour faire partager son contentement à Églantine dont les yeux restent tristes, il lui dit :

— Si elle bataille ainsi avec toute chose, c’est qu’elle devient plus forte.

Églantine et Jacques n’avaient pas voulu du tutoiement trop intime. Leurs rapprochements étaient rares, car d’un commun accord, ils luttaient jusqu’à épuisement de leur volonté contre la dure exigence de leur chair. Jacques était celui des deux qui en souffrait le plus ; certains jours, il se surprenait à guetter chez Églantine cette lueur bizarre qui s’allumait dans ses prunelles et crispait ses traits jusqu’à la dureté. À chaque rapprochement Jacques Hermont croyait aimer d’amour vrai ; mais il suffisait que le souvenir de Tensia lui revînt pour qu’il comprît que rien n’était changé. Cependant il ne pouvait s’empêcher de regarder celle qu’il prenait l’habitude d’appeler Douce. N’était-elle pas plus jolie que Tensia lorsque la lueur avait fait place à ce rayonnement qui éclairait son visage délicat ? Un apaisement était sur elle. Tous ses gestes, comme resserrés l’instant d’avant, devenaient faciles. Son buste s’abandonnait, sa taille se pliait sans effort, et ses pieds ne semblaient pas toucher terre tant sa marche était silencieuse. Mais ce que Jacques s’attardait surtout à regarder, c’était une bouche fraîche, presque trop fine, dont les coins se relevaient pour un mystérieux sourire, tandis que le regard s’en allait au loin. Ce regard et ce sourire rendaient grâce à quelqu’un ; mais ce n’était pas à Jacques Hermont. Pourtant, à la voir ainsi, il se réjouissait. D’autres fois il disait son regret : « Pourquoi ne pouvaient-ils s’aimer d’amour et faire leur mutuel bonheur, pour le temps qui leur restait à vivre ?

Devant ce regret Églantine baissait la tête et devenait grave, sachant trop bien que son bonheur à elle était défait pour toujours, et que personne, pas même Jacques, n’était capable de le refaire. Dans ses moments d’abandon, une flamme veillait dans l’ombre, une flamme vivace qui éclairait le passé sans jamais permettre au présent de l’éloigner ni de le surpasser.

Cette fois Christine s’était appliquée, et Jacques, dès la première ligne, fit entendre un rire qui attira Églantine. La lettre disait :

« Et puis, vous savez, mes enfants : j’ai vu la Dame Blanche. Tant de gens l’avaient vue que j’en étais un peu jalouse. Aussi, vite, vite, je viens vous le dire, pour que vous vous amusiez avec moi. C’était l’autre soir, tard, très tard. Il y avait grande marée. Le port était presque à sec, et tout le village était à la pêche dans les flaques et les creux des rochers. Raymond avait même emporté sa lanterne pour mieux voir dans les trous ; il n’en avait pas besoin pourtant, la lune éclairait plus qu’un grand phare, et, tout comme le soleil, elle traçait sur l’eau des chemins à n’en plus finir. C’était beau comme dans les rêves, mais il faisait froid et il nous fallut, Marie-Danièle et moi, rentrer sans attendre les autres qui comptaient bien pêcher jusqu’au retour de la marée. Tandis que Marie-Danièle s’attardait auprès de Raymond, je partis en courant pour me réchauffer, et, comme j’ouvrais la porte de la maison, juste, je vois la Dame Blanche. Elle se tenait toute droite, le dos collé à la porte du fond. Vous savez, la porte verte ? J’ai eu peur, oh ! que j’ai eu peur ! J’ai cru que mon cœur allait se sauver tant il faisait des bonds ; puis, comme je restais sur le seuil, un fort coup de vent a secoué le mûrier, et aussitôt la Dame Blanche s’est mise à danser. Elle dansait comme une dame prise de folie, et pourtant elle n’avait pas de pieds. Elle s’est calmée en même temps que l’arbre reprenait sa tranquillité. À ce moment j’ai compris que c’était l’ombre du mûrier qui s’agitait sur la grande tache blanche que faisait dans la maison le clair de lune, une tache plus blanche encore que le linge lavé par Marie-Darnièle. Alors je me suis mise à rire très fort, aussi fort que j’avais eu peur, tandis que mon cœur se reposait et que ma peur se sauvait bien loin. Marie-Danièle a dû être surprise aussi en arrivant. Elle a fait un pas de recul avant d’entrer, et elle a étendu le bras comme pour me protéger. Elle ne m’a même pas demandé pourquoi je riais, mais elle m’a dit : « Il fallait m’attendre, par cette grande lune tu pouvais rencontrer la Dame Blanche. » Elle ne dansait plus, la Dame Blanche ; elle remuait seulement un peu la tête et les bras, et sa robe traînait de plus en plus par terre. Le grand chien Marsouin, qui arrivait tout trempé d’eau de mer, se coucha en plein dessus. Il savait bien lui, qu’il n’y avait là que le clair de lune. Je le savais bien, moi aussi. Malgré cela, pour gagner mon lit, je levais les pieds très haut pour être plus légère et ne blesser personne.

Je ne sais combien de temps j’avais dormi lorsque Raymond rentra. Il nous réveilla pour nous montrer sa pêche qui était superbe, au dire de Marie-Danièle ; mais je ne la regardais guère. Tout de suite je cherchais la Dame Blanche. Elle avait ramassé sa robe et se tenait, toute petite et mince, étendue au ras de la porte, prête à sortir par-dessous, comme si elle craignait d’être enfermée avec nous pour le reste de la nuit.

Jacques Hermont devient jaloux. Sous prétexte de marcher par les rues, il accompagne Églantine jusqu’à l’église où elle doit chanter, et bien souvent elle le retrouve à la sortie. Jamais pour Tensia il n’avait connu cet état de méfiance qui lui mettait aux yeux une colère lorsque le regard d’un passant s’arrêtait sur sa compagne. Elle-même ne s’apercevait de rien, n’ayant aucun désir de plaire. Elle allait, ainsi que toujours, de son pas rapide, la tête haut levée, comme quelqu’un qui cherche un visage ami dans la foule. Jacques se tenait très près d’elle, et il ne pouvait s’empêcher de lui répéter les paroles de Mlle Charmes :

— Douce Lumière, prenez garde à votre beauté.

D’où lui venait donc cette beauté singulière ? Où avait-elle pris ces yeux qu’on ne voyait à personne ? Ces lourdes paupières qui se relevaient lentement comme avec le regret de laisser voir à tous les trop larges prunelles qu’elles étaient chargées de recouvrir et garder pour un seul ?

Un soir de veillée, après une conversation affectueuse sur l’avenir, où leurs deux vies resteraient liées à celle de Christine, Jacques Hermont osa poser des questions à Églantine. Il devenait jaloux aussi de son passé, ce passé dont il ignorait tout, alors que lui-même avait dévoilé le sien tout entier. Angoissé un peu de ce qu’il allait apprendre, il brusque les questions : Qui était-elle ? d’où venait-elle ? Et qu’était ce mal qu’on devinait rôdant autour de son front, faisant son sourire si amer, et la rendant plus craintive qu’un petit enfant ?

Elle rougit violemment, resta silencieuse pendant quelques secondes, puis se mit à rire. Et tout aussitôt sa réponse prit le ton de la plaisanterie :

Elle était Églantine Lumière. Cela, elle pouvait l’affirmer. D’où elle venait ? Tombée de la lune, sans doute, ou surgie de quelque gouffre. Elle ne savait.

Elle cessa de rire pour ajouter :

— Un chien était mon frère, et un grand verger m’a nourrie de fleurs et de vents.

Jacques Hermont, profondément froissé, recula sa chaise et voulut s’éloigner. Elle le retint, les yeux plus suppliants encore que la voix :

— Ayez pitié, Jacques. Songez que je ne possède au monde que ma souffrance. Laissez-la moi.

Il rapprocha sa chaise et leur soirée s’acheva presque en silence.

Il semblait que ce mal, dont parlait Églantine, était aussi indispensable qu’un bien. S’il lui arrivait de l’oublier un instant, elle restait inquiète comme quelqu’un qui vient d’égarer un objet qu’il lui faut retrouver sur l’heure. Elle n’était jamais bien loin, sa douleur. Au premier signe elle accourait, traînant après elle une chaîne aux anneaux si durement forgés qu’une vie tout entière ne suffirait pas pour la briser.

Ce soir-là, seule chez elle, le cœur douloureux et la pensée torturée, elle se demanda :

« Sans cette souffrance, est-ce que je pourrais vivre ? »