Bernard Grasset (p. 152-174).
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XI


Cinq années ont passé depuis la venue d’Églantine à Paris. Elle a maintenant vingt-trois ans. Elle travaille chez un grand tailleur de l’avenue de l’Opéra et habite un tout petit logement, au troisième et dernier étage d’une maison peu importante, dans une rue étroite et toute proche de l’Église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

C’est dans ce même petit logement que la très vieille cousine de Mlle Charmes l’a accueillie, aimée et gardée auprès d’elle, beaucoup plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Avertie des dons précieux de la jeune fille, elle avait mis tout de suite son piano à sa disposition, un piano dont elle ne se servait plus depuis elle ne savait quand, et qui avait fait dire à Églantine qu’il était le cousin germain de l’harmonium de Bléroux. Mais si, à son grand contentement, Églantine pouvait faire de la musique autant qu’elle le désirait ; elle s’était vite aperçue qu’elle ne pouvait plus chanter. Sa voix devenait sourde et voilée, et après quelques mois elle s’effaça tout à fait.

Tout d’abord elle n’en eut pas de chagrin. À part ses heures de musique et les bonnes causeries de sa vieille amie, elle vivait dans une sorte de langueur qui la laissait sans ennui comme sans désir d’aucune sorte. Parfois, devant cette indifférence d’elle-même et des autres, elle se demandait si elle était vraiment vivante. Elle s’arrêtait peu à cette pensée. Vivante ou morte, pour elle n’était-ce pas la même chose, puisque le seul être qui pouvait animer sa vie s’était séparé d’elle à jamais.

Sa santé restait médiocre. À la moindre fatigue elle ressentait cet accablement qu’elle appelait sa vieillesse. Et toujours, elle retrouvait l’impression d’avoir vécu une très longue vie pendant la journée du départ de Noël et de la mort de son chien. De plus, habituée au grand air, elle supportait mal l’air raréfié de cet atelier de tailleur où vivaient une trentaine d’ouvrières, dans la poussière constante des étoffes et la buée des fers chauds écrasant tout le jour des coutures et des plis mouillés. Il y avait encore les journées sombres d’hiver, où il fallait travailler sous l’éclairage trop vif des lampes. Sa vue, si perçante et si sûre, se brouillait alors, et ses yeux lui faisaient mal comme d’avoir pleuré. Mais, par-dessus tout, il y avait les matins, où, mal réveillée parce que le sommeil s’était fait attendre, elle allait à son travail moitié endormie encore, marchant de travers sur le trottoir, heurtant les passants et se cognant aux becs de gaz, ce qui la réveillait brutalement, et manquait de la jeter à terre. Il lui arriva même d’entrer dans un tas de sable au milieu duquel un homme remuait de la chaux vive. L’homme, d’un revers de main, l’avait écartée et poussée rapidement au bord du trottoir où le ruisseau coulait en plein à cette heure. Il l’avait aidée à laver ses souliers couverts de chaux. Et, l’air moqueur autant que bougon, il l’avait regardée en dessous pour lui dire :

— Vous ne voyez donc pas clair ?

Le récit de cette étourderie avait longtemps retenu le rire de la vieille cousine de Mlle Charmes. La journée finie, Églantine retrouvait la rapidité de son pas souple pour rentrer au logis où l’attendait une compagne affectueuse et gaie, et un instrument de musique qui lui faisait oublier son mal.

Après trois années d’entente parfaite, la vieille femme était devenue subitement impotente. Et sa famille, en l’enlevant à Églantine, avait enlevé du même coup le piano, et tout ce qui garnissait le logement. De ce jour, dans la grande ville où tant de gens la coudoyaient, Églantine Lumière était restée seule, seule, seule.

Aujourd’hui, c’est dimanche. Et comme beaucoup d’ouvrières parisiennes, Églantine fait la grasse matinée. Elle ne peut dormir cependant. Un bruyant va-et-vient dans l’escalier lui apprend que de nouveaux voisins emménagent à la place des anciens, partis depuis pas mal de temps déjà.

Ces nouveaux voisins lui donnent de l’inquiétude. Comment sont-ils ? Les anciens, des gens d’âge mûr, n’étaient guère gênants. Leur porte, toute proche de la sienne, s’ouvrait et se fermait sans bruit, et la mince cloison qui séparait les deux logements ne laissait passer que de légers heurts de meubles et des mots assourdis. Lorsqu’elle rencontrait le couple, l’homme levait poliment son chapeau et la femme avait un mouvement de tête aimable. Jamais elle ne leur avait parlé. Elle ignorait même leur nom. Malgré cela, elle se sentait en sécurité auprès d’eux, comme s’ils eussent été des amis. Comment seront les autres ?

Le bruit augmente sur le palier et se répand dans le logement. Des chocs font vibrer la cloison. Les déménageurs se hèlent, plaisantent et rient, tandis qu’une voix calme, au timbre agréable, les guide et les encourage.

Églantine s’amuse à reconnaître les bruits : des chaises que l’on traîne, une table que l’on pousse, une armoire que l’on cale et un buffet dont on rajuste les tiroirs. Cela dure toute la matinée. Puis, des remerciements sont échangés, et les déménageurs s’en vont. C’est fini. Cependant Églantine écoute encore, elle n’a pas entendu la porte voisine se fermer. Elle a entendu au contraire une fenêtre s’ouvrir et la voix calme parler à quelqu’un dans la rue. Non, ce n’est pas fini. Voici que des pas pesants et mal assurés montent l’escalier. Voici que sur le palier on dépose un meuble qui doit être très lourd. Il y a un temps de repos, pendant lequel un homme souffle bruyamment, puis le meuble commence à rouler. Il roule lentement, fait trépider le parquet, recule, avance, et enfin se fixe. Il y a alors des piétinements, des froissements de toile, des chutes de courroies, puis le claquement léger d’un couvercle que l’on soulève ; et, tout de suite, une gamme rapide et sonore traverse le mur et fait se dresser Églantine qui reconnaît le son d’un harmonium. Quelques accords suivent la gamme. Un tapotement fait résonner avec insistance une note grave. Et, le couvercle rabattu, la voix calme s’anime, comme satisfaite. Cette fois, derrière les déménageurs, la porte s’est fermée.

Midi vient de sonner par la ville. Malgré cela Églantine reste assise sur son lit, toute son attention fixée sur le logement d’à-côté. Ce qu’elle entend maintenant c’est un pas incertain et lent qui va d’une pièce à l’autre. C’est un ronronnement, comme pourrait en faire la voix basse d’un homme discutant avec lui-même. C’est encore un arrêt brusque, avec la pointe d’un pied qui frappe nerveusement le parquet. Ce pas devient vif, un tabouret fait une glissade, et de nouveau ce sont des gammes, des gammes et encore des gammes, si légères, si rapides, qu’elles ne semblent pas le fait de doigts humains. Enfin le prélude d’un chant triste, et c’est le silence.

De sa séparation avec la vieille cousine de Mlle Charmes, Églantine a gardé un ennui sans bornes. L’impossibilité de faire de la musique, jointe à la perte d’une société aimable, est une peine qui s’appuie à l’ancienne pour l’augmenter et faire, d’une jeune fille intelligente et tendre, une créature solitaire et ne vivant que de mauvais souvenirs. Lorsqu’à l’atelier ses compagnes racontent leurs sorties du dimanche, les promenades en bandes joyeuses par la campagne où l’on s’amuse tant, où l’on respire de l’air pur pour toute la semaine, et où l’on a l’espoir de rencontrer celui qui deviendra le compagnon de sa vie, si elle les écoute avec plaisir, elle ne les envie pas. Pour son dimanche elle a le patronage d’en face, de l’autre côté de la rue, large, carré, planté d’acacias grêles et de marronniers touffus, où des gamins viennent courir et crier. Elle passe des heures à sa fenêtre lorsqu’au printemps les marronniers haussent leurs chandelles roses, et que les acacias laissent pendre leurs grappes, comme pour les offrir aux enfants. Mais ce qu’elle aime surtout, c’est son jardin secret. Un jardin où elle peut entrer de jour comme de nuit, ainsi que fêtes et dimanches, sans risquer, jamais, d’y rencontrer personne. Un jardin de souffrances dans lequel elle se plaît à cultiver des larmes chaudes, des regrets amers, des appels éperdus et des désespoirs sans limite. Elle y cultive encore une pensée active qui s’égare jusqu’à l’angoisse, un cœur tout broyé qui ne veut pas cesser de battre, et une âme désolée qui rôde et crie miséricorde.

Lorsqu’elle sort de ce jardin, ce qui domine en elle c’est le goût du néant.

Et voici qu’en ce beau dimanche de printemps un espoir renaît en elle. Peut-être lui sera-t-il possible de se lier avec ses nouveaux voisins. Cet homme qui touche de l’harmonium avec une telle perfection ne doit plus être un jeune homme. Il est sûrement marié. Il a sans doute des enfants. Dans quelques heures, demain au plus tard, la famille sera au complet. Une famille de musiciens, certainement. Et même, si elle ne peut entrer chez ces gens, ses soirées seront désormais sans ennui. Et aussi ses dimanches. Elle n’aura plus besoin pour entendre de la musique d’aller dans les squares. Ce sont là des endroits où elle ne se plaît guère, il y a trop de monde. Dans cette foule élégante et bavarde, elle se sent toute dépaysée. Ici, elle sera seule, rien ne la détournera de cet agrément qu’elle préfère à tout autre. L’harmonium du voisin sera pour elle ce que disait autrefois Mlle Charmes de son piano « un compagnon fidèle qui chasse les heures pénibles ».

Et parce que sa jeune âme avide de rêve vient d’évoquer le passé, et parce que son jeune cœur a besoin de tendresse, elle suit sa pensée qui l’entraîne à Bléroux où elle retrouve un paradis dans lequel elle entre d’un seul élan. Que Paris est loin, malgré ses églises sonnant les vêpres à toute volée !

Que le patronage est loin malgré ses cris d’enfants, ses marronniers aux chandelles roses et ses acacias aux grappes lourdes, fraîches et parfumées comme des fruits mûrs et délicats.

Dans ce paradis de Bléroux elle n’est pas seule. Sous des pommiers en fleurs, un jeune garçon au beau visage vient à sa rencontre. Un chien à l’épaisse et soyeuse toison noire tourne, saute et l’accable de caresses. Accompagnée de ces deux-là, elle part à l’aventure. Ah ! ces taillis touffus et comme gonflés de silence. Ces sapinières au doux tapis de mousse et au sable brillant. Ces grands chênes aux branches abaissées comme pour une invite à y grimper. Et enfin ces bouleaux, si coquets dans leur jolie robe claire qui se retourne au moindre vent, comme pour montrer qu’en dessous tout est plus clair encore. Ce paradis de Bléroux est plein de ruisseaux à l’eau vive et pure. Il a un ciel d’un bleu frais où le vent, par malice, souffle de place en place un petit nuage transparent. Et dans la clarté, et dans la paix de tout cela, elle entend le rire franc, joyeux et confiant de celui qu’elle aime et qu’elle aimera jusqu’à la fin de sa vie.

Ce soir comme harassée de grand air et de mouvement, le cœur en paix et la pensée sereine, elle retrouvera son lit avec joie et dormira jusqu’au matin.

Pendant plus d’une quinzaine, Églantine a prêté l’oreille à son voisinage, avec l’espoir d’entendre, en même temps que l’harmonium, une voix de femme ou d’enfant ; puis elle a compris qu’il n’y avait ni femme, ni enfant chez son voisin. L’instrument lui-même reste muet. Et une fois de plus l’ennui pour elle reprend la place de l’espoir. Derrière la cloison il n’y a qu’un homme qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle entend rentrer chaque soir à des heures différentes. Il marche en frottant ses pieds au parquet. Il marche longtemps comme un homme qui craint le manque de sommeil et n’est pas pressé de se coucher. Tard, très tard, enfin, un craquement spécial apprend à Églantine qu’il s’étend pour dormir. Et à son tour, de toute sa volonté, elle appelle, pour elle-même, le sommeil.

Sans amie vraie, Églantine a cependant à l’atelier une bonne camarade qui l’oblige à la gaieté et la sépare un peu de l’ennui qui fait son front si lourd et sa bouche si fermée. C’est une jolie blonde bavarde et vive, sur laquelle la mauvaise humeur n’a aucune prise. Dans les disputes entre ouvrières, comme dans les reproches des patrons, elle trouve toujours à dire des choses drôles qui détournent la méchanceté, l’inquiétude ou la colère. Les deux jeunes filles cousent souvent après le même vêtement, ce qui les rapproche et permet à la jolie blonde de faire des confidences, que seule Églantine entend. C’est toujours d’amour qu’il s’agît, mais d’amours si légères, si futiles et si vite évanouies qu’Églantine n’en retient que le côté amusant et qu’elle en rit, même quand il arrive à l’autre d’en pleurer.

Cette fois-ci, c’est sérieux car le mariage est proche. Et la jolie blonde répète :

— Il n’est pas beau, mais c’est un garçon remuant !

Parce qu’Églantine rit, tout bas elle ajoute :

— Je n’aimerais pas un mari tranquille, vous savez !

Le jour du mariage, bien avant l’heure de la mairie, Églantine la trouva toute habillée, disposant elle-même son voile qu’elle faisait descendre très bas sur son visage.

— C’est pour avoir l’air timide ! dit-elle.

Et, sous le tulle, Églantine voyait scintiller ses beaux yeux pleins de malice.

Lorsqu’elle eût assujetti des fleurs d’oranger à sa ceinture et mis ses gants, elle commença de tourner dans la pièce en chantonnant ; puis elle déplaça les vases qui ornaient la cheminée, dérangea des chaises, ouvrit des tiroirs, et, malgré sa mère qui la suppliait de rester tranquille, elle recommença de tourner dans la pièce en chantant et faisant des gambades qui entortillaient de façon comique la longue traîne de sa robe dans laquelle ses pieds s’embarrassaient et menaçaient de tout déchirer. À l’arrivée du fiancé, elle prit instantanément l’air d’une petite fille timide et sage, et elle lui dit d’une voix triste :

— Je commençais à m’ennuyer, moi, sous ma moustiquaire !

À cause d’elle, ce jour-là, Églantine oublia de souffrir.

Depuis bien des semaines, Églantine ne prête plus l’oreille vers l’harmonium. Elle commence même d’oublier ce voisin qu’elle ne connaît pas et que sans doute elle ne connaîtra jamais. Cependant, ce soir, tard dans la nuit, elle l’entend soudain parler. Il parle haut et par saccades comme quelqu’un qui se fâche. N’est-il donc plus seul ? Bientôt, derrière la cloison montent des plaintes coupées de silence, et des appels où elle croit distinguer un nom, à travers des supplications de malade qui demande à boire. Inquiète, elle colle son oreille au mur.

C’est bien un malade qui geint, et toujours un nom revient, qu’elle ne peut préciser. Elle hausse la voix et demande si on a besoin de ses soins ; mais il n’y a de réponse que les mêmes plaintes et les mêmes appels. Effrayée un peu, elle va vers la porte du voisin. La clé est à la serrure. Et, comme on ne répond pas, elle entre et se dirige vers la personne qui continue de parler haut. Un homme, presqu’un jeune homme encore, s’agite sur son lit, toutes ses couvertures à terre. Il cligne les yeux devant la petite lampe qu’Églantine avance vers lui. Il fait effort pour se lever et retombe, tandis qu’une de ses mains cherche à atteindre la jeune fille. Elle a peur de cette main, aux doigts exagérément déliés. Elle se tient à distance et regarde ce visage rouge, cette bouche qui respire avec peine, et surtout ce regard qui vacille et ne se pose sur rien. Vite, elle s’en va préparer une boisson, aide à boire le malheureux dont la tête lui semble plus pesante qu’une masse de roc. L’homme boit lentement, les yeux fermés, et, entre chaque gorgée, il implore :

— Christine ! ma petite Christine !

De nouveau il étend la main ; puis il reste tranquille, comme endormi. Au matin, Églantine informe la gardienne de la maison. Et c’est ainsi qu’elle apprend que son voisin se nomme Jacques Hermont, qu’il est organiste, et que Christine est sa petite fille, âgée de quatre ans, qu’il fait élever dans une pension du quartier. En fin de journée, rentrant de son travail, elle apprend que Jacques Hermont, par ordre du médecin, a été transporté à l’hôpital où il lui faudra rester pas mal de temps pour guérir sa mauvaise fièvre. C’est là qu’elle devait le revoir une semaine plus tard, sur l’insistance d’une jeune femme aussi éblouissante de toilette que de beauté, qui était entrée un soir chez elle en disant :

— Je suis Tensia Hermont.

Devant l’air étonné d’Églantine elle s’était expliquée rapidement et clairement. Elle était la femme de l’organiste. Elle savait comment la jeune fille s’était dévouée, et elle venait la prier de se dévouer encore en allant auprès du malade, car, pour elle, l’hôpital était un endroit affreux où jamais elle ne pourrait mettre les pieds. Mais, parce que son mari était malade, fallait-il donc qu’elle soit privée de sa petite, que les dames de la pension refusaient de lui laisser voir quand elle n’était pas accompagnée par le père. Un mot de lui suffirait pour tout arranger. Ce n’était pas lui, elle le savait bien, qui empêcherait sa femme de voir leur petite Christine. Tout en l’écoutant, Églantine songeait qu’elle ne connaissait pas plus Jacques Hermont qu’il ne la connaissait lui-même. Qu’irait-elle faire auprès de lui ? Il s’étonnerait de cette visite qui lui serait sans doute désagréable. Mais la jolie Tensia, prévoyant un refus dans le mouvement de tête d’Églantine, se désolait. Elle tendit une photographie montrant l’enfant et ses parents, et toute suppliante elle dit :

— Tenez, portez-lui ceci ! Il comprendra et vous en sera reconnaissant.

Elle s’inquiète du regard de la jeune fille qui tient la photographie comme si elle allait la rendre. « Il ne faut pas mal la juger, elle aime bien son mari malgré les apparences. Seulement, elle ne peut pas vivre dans la pauvreté. Il lui faut le luxe et le bruit, et c’est pour devenir actrice qu’elle a abandonné son foyer. »

Églantine alors promet de faire ce qu’on lui demande.

Satisfaite enfin, Tensia Hermont retourne vers la cheminée, cherchant une glace ; mais Églantine ne possède qu’un tout petit miroir où elle voit tout juste son visage.

— Comment faites-vous pour vous coiffer ? demande la belle jeune femme.

Églantine se met à rire. Elle n’a pas besoin de glace pour se coiffer, un peigne lui suffit. Et, comme chaque fois qu’elle rit, son visage se transfigure, Tensia qui la regarde lui dit :

— Pourtant, vous êtes belle aussi ! Ne le savez-vous pas ?

Tant que dura la maladie de Jacques Hermont, Églantine, chaque dimanche, accompagna la jeune mère auprès de la petite Christine. Les dames de la pension permettaient même des après-midi de sortie pour l’enfant qui se plaisait à courir dans les larges allées du jardin du Luxembourg. Tensia parlait beaucoup. Elle avait de grands espoirs et le désir d’un avenir brillant pour sa fille. Parfois elle mêlait à ses projets un nom qui n’était pas celui de Jacques. Et, comme pour effacer ce nom, elle disait longuement sa répugnance de la pauvreté.

Christine promettait d’être aussi jolie que sa mère. Son petit visage avait les mêmes traits. Mais son regard était tout autre. Celui de Tensia se posait sur les gens comme pour saisir et garder d’eux quelque chose, alors que celui de l’enfant avait toujours l’air d’une offrande.

Églantine cessa ses visites à la pension dès que Jacques Hermont pût reprendre les siennes. Mais l’hiver arrivait, et les promenades n’étaient pas toujours possibles ; il amenait alors sa fille dans le logement. Tandis qu’elle jouait, perdue au milieu des joujoux qui encombraient la pièce, il faisait de la musique. Et pour toute une après-midi, un bien-être s’installait au cœur d’Églantine. Toujours timide et craintive, elle comprenait que, malgré son désir, elle n’oserait jamais solliciter la permission de toucher à l’harmonium de Jacques Hermont. Qu’était son petit savoir auprès de celui de cet artiste ? Elle trouvait jolie la musique légère qu’il jouait pour plaire à Tensia, mais elle lui préférait de beaucoup les longues sonorités du plain-chant qu’il reprenait après son départ. À l’entendre, elle retrouvait ce goût de chanter qui s’attachait à elle comme une chose indispensable à sa vie. Et puis elle savait bien que c’était cette musique-là, et rien que celle-là, qu’elle aurait chantée si la voix ne lui avait pas fait défaut. Pendant les premiers six mois de sa présence à Paris, forte de l’assurance que lui avait donnée Mlle Charmes, elle s’était rendue chaque dimanche aux offices de l’une ou l’autre de ces églises vastes et sonores où des chœurs d’enfants la ravissaient et où la voix des grandes orgues la pénétrait et l’appesantissait d’une si étrange faiblesse que des larmes s’échappaient de ses yeux sans qu’elle puisse les retenir. Ah ! pouvoir un jour mêler son chant au chant des grandes orgues ! Sa voix perdue, elle avait continué d’aller dans les églises où son oreille s’affinait, mais son espoir d’y chanter s’était enfui très rapidement. D’avoir maintenant auprès d’elle un organiste, dont elle était capable d’apprécier le talent, lui faisait oublier ses regrets. C’était comme une consolation que Jacques Hermont lui apportait. Bouche fermée, elle suivait les sons, les reconnaissait et les modulait. Mais un jour, sans qu’elle y prît garde, sa bouche s’ouvrit toute grande pour suivre un miserere qu’elle aimait, et que l’organiste jouait souvent. Pendant quelques minutes ce fut dans son logement comme un chant échappé des régions inconnues.

À cause de cette voix sans faiblesse ni fêlure, l’instrument d’à-côté s’arrêta. Et Jacques Hermont demanda à travers la cloison :

— Est-ce vous, mademoiselle Lumière, qui chantez ainsi ?

Églantine ne répondit pas tout de suite. Étonnée, troublée, redoutant une moquerie, elle voulut s’excuser, mais une volonté plus forte que la sienne lui souffla cette réponse :

— Reprenez voir le miserere.

Cette fois toute timidité, comme toute crainte, disparaît. Cette voix qu’elle entend et qu’elle suit, est bien celle dont Mademoiselle Charmes faisait si grand cas, celle que Noël aimait par-dessus tout, la même qui avait enchanté si longtemps mère Clarisse, celle enfin qu’en un jour de douleur, pour célébrer l’amour de deux êtres qui unissaient leurs vies, elle avait lancée comme un appel vers elle ne savait quel désert lointain.

L’instant d’après, Jacques Hermont est chez elle. Il la regarde comme quelqu’un que l’on voit pour la première fois. Il est vrai qu’elle n’a pas son visage ordinaire. Dans sa surprise, il lui parle un peu brusquement :

— Qu’avez-vous à faire chez un tailleur avec une pareille voix ?

Arrêté devant elle, près de la porte restée ouverte, il la regarde encore et questionne plus doucement :

— Y a-t-il longtemps que vous chantez ?

En quelques mots, Églantine dit les espoirs de Mlle Charmes à son sujet, ses leçons, ses conseils et son amitié dévouée. Elle dit sa voix perdue dès son arrivée à Paris et sa surprise de la retrouver aujourd’hui. Sans plus rien demander, Jacques lui prend la main et l’entraîne jusqu’à l’harmonium. Elle tâtonne sur le clavier, retrouve peu à peu de l’assurance, et, malgré ses indécisions et ses manques, elle comprend que sa voix a conservé toute son ampleur, ses nuances et ses vibrations pures.

Sous la direction de Jacques Hermont, il ne fallut pas beaucoup plus d’un an à Églantine Lumière pour devenir une chanteuse d’église recherchée parmi les meilleures chanteuses de Paris.

Mlle Charmes, dans son contentement de la réussite de son ancienne élève, voulut s’assurer par elle-même de la qualité de cette voix qu’elle n’avait pas oubliée. Assise à la meilleure place, dans le petit salon de l’organiste, elle écoute chanter Églantine. Elle l’écoute et la regarde. En même temps que la voix magnifique, elle retrouve le visage aux yeux trop grands, ce visage éclairé par un rayon mystérieux qui veille à l’entour et empêche les ombres de s’y poser.

Mlle Charmes ne doit rester que quelques heures à Paris. À peine si elle parle de Bléroux ; un peu seulement du bonheur de Marguerite et Louis Pied Bot qui en sont à leur quatrième enfant, et qui n’oublient pas leur amie absente ; de Noël, elle ne sait rien, pas même s’il est en Algérie. Et soudain, elle interroge d’un ton brusque :

— Êtes-vous sûre qu’il soit intelligent ?

Églantine rougit. Cette question ne s’était jamais présentée à son esprit. Elle répondit simplement :

— Je l’aime.

Heureuse de revoir Mlle Charmes, plus heureuse encore de lui entendre prononcer le nom de Noël, elle sourit. Elle rit même, et l’éclat de ses fines dents augmente tellement la clarté de son visage qu’au moment de la quitter Mlle Charmes lève le doigt pour lui dire, en riant elle-même :

— Douce, prenez garde à votre beauté.

Restée seule, les mains au clavier de l’harmonium, à la voix duquel elle unit sa voix, les yeux largement ouverts et le regard perdu au loin, Églantine laisse passer les heures et oublie le monde.

Reculez un peu, jardin de souffrance ! Effacez-vous, paradis de Bléroux ! La musique apporte à Églantine Lumière des ailes qui la soulèvent et l’emportent vers des paradis nouveaux, toujours plus hauts, toujours plus beaux.