Dorlcote-Mill, Scènes de la vie anglaise

DORLCOTE-MILL
SCENES DE LA VIE ANGLAISE[1]

Dans une plaine largement ouverte, la belle rivière de la Floss, courant plus à l’aise entre ses bords chargés de verdure, semble se hâter vers la mer, tandis que la marée amoureuse, remontant à sa rencontre, lui barre le passage par une sorte d’impétueuse étreinte. Le flot puissant ramène ainsi vers la petite ville appelée Saint-Ogg, de noirs bâtimens chargés des planches odorantes du sapin, de sacs aux flancs arrondis, pleins de graines oléagineuses, et de monceaux de charbons, noirs diamans qui étincellent au soleil.

Entre une colline basse et le bord de l’eau, la petite ville étale ses toits rouges aux pentes rapides, ses entrepôts aux pignons élargis, et sous les pâles rayons d’un soleil de février jette quelques doux reflets roses sur les ondes miroitantes. À droite, à gauche, s’étendent de gras pâturages, des champs bruns où le sillon récemment ouvert attend la semence prochaine, quelques autres où pointent déjà les tendres tiges du blé semé en automne. Par-delà les haies, on entrevoit la cime dorée des ruches de l’an dernier. Des arbres se dressent le long de ces haies, et les mâts des navires lointains, les voiles couleur de tan, se meuvent, dirait-on, parmi des massifs de frênes.

Justement à côté de la ville aux toits rouges, un cours d’eau tributaire, la Ripple, vient mêler à la Floss ses eaux rapides. La Ripple coule sous des saules rabougris que je me rappelle encore, et sous le pont de pierre je me rappelle aussi ces petites ondes noirâtres que plissait le vent, que moirait l’éclat du jour.

Mais voici Dorlcote-Mill, voici le moulin de Dorlcote. Je ferai halte sur le pont, afin de contempler à mon aise ce site rempli de souvenirs, encore qu’il soit bien tard et que les nuages menacent. Même en cette saison morte et dépouillée, on aime à regarder la vieille maison, bien tenue, ordonnée, proprette, comfortable. Elle a presque l’âge des ormes et des châtaigniers qui la défendent contre les vents du nord. Les eaux sont hautes à ce moment de l’année : elles envahissent les oseraies qu’on leur oppose comme une barrière, et submergent à demi la bordure de hautes herbes posée au-devant de l’habitation. Tandis que je contemple le plein courant, l’abondant et frais gazon, et sur les troncs massifs comme sur les plus frêles branches cette espèce de poudre d’un vert brillant que les mousses fines semblent y déposer comme pour atténuer la sécheresse momentanée de leurs maigres contours, je m’éprends de cette fraîcheur humide, j’envie les cygnes blancs qui, là-bas, parmi les osiers, plongent leur tête sous le flot noir.

La chute d’eau mugit ; les roues tournent à grand fracas, battant l’onde écumeuse. On est assourdi, on n’en rêve que mieux. Un rideau de bruit, — s’il est permis de parler ainsi, — s’étend entre le monde et vous. C’est le moment de songer aux choses passées. Le paysage vivant se repeuple de fantômes. Je revois, sur ce même pont, contemplant, comme moi, les roues du moulin qui jetaient autour d’elles une poudre de diamans, — je revois, dis-je, une belle et brune enfant, accompagnée d’un griffon blanc coiffé de brun. Jaloux peut-être de sa petite maîtresse si profondément absorbée par les mouvemens du bruyant mécanisme, il aboyait aux roues, sans pouvoir ni faire cesser- le tumulte, ni le dominer de ses hurlemens aigus…

Ce fut ainsi que m’apparut pour la première fois Maggie Tulliver. Je ne me doutais guère de ce qu’elle serait un jour pour moi, de ce que je serais pour elle, et des liens qu’un avenir encore lointain établirait entre nos deux destinées. Quels ils furent, je ne le dirai point. Ce n’est pas ma vie que je raconte. Ce que j’ai pu sentir ou souffrir n’intéresse que moi et ne mérite aucune mention, aucune attention particulière. En est-il de même de Maggie ? Si je le pensais, ce récit n’irait pas plus loin ; mais aucun de ceux qui l’ont connue et qui, — sous le nom d’emprunt que je lui donne, — viendraient à la deviner, ne me refuserait d’attester qu’elle n’a point passé en vain ici-bas. Dieu l’avait marquée d’une empreinte à part, et on pouvait croire qu’il la prédestinait à un rôle qu’elle n’a pu jouer ; pour ses mystérieux desseins, il prépare ainsi des instrumens de choix, des êtres d’élite, en plus grand nombre, dirait-on, qu’ils ne lui sont nécessaires. L’heure venue, ce grand ouvrier prend celui qui va le mieux à sa main puissante ; les autres, rejetés dans la poussière, y demeurent inutiles et perdus. Les hasards de la vie, les circonstances contraires, arrêtent leur essor. Seulement une vague auréole leur reste au front ; ils portent le signe sacré. Si petits qu’ils semblent à la foule stupide, ils arrêtent par leur grandeur cachée les regards de quiconque a le sentiment des choses d’en haut.


I

De sa distinction native, Maggie ne devait rien à ses parens. L’honnête propriétaire de Dorlcote-Mill, M. Tulliver, n’était qu’un meunier entendu, doublé d’un spéculateur fort insuffisant. Entêté, dominateur, processif, il croyait à son étoile, sinon à son génie, et se lançait étourdiment dans des difficultés au-dessus de la portée de son esprit. Une fois embourbé, il manquait d’expédiens, d’adresse, d’entregent : il ne savait que se raidir, et, définitivement vaincu, se plaindre de tout, hormis de lui-même. Sa femme ne pouvait lui prêter aucun secours. C’était la vraie ménagère anglaise, la femme d’intérieur, pourvue de toute sorte de bonnes recettes pour la confection des puddings ou la mise au net des lessives ; au-delà, n’ayant aucune idée, ne connaissant rien du monde, rien non plus de ce qui la touchait de plus près, et respectant la capacité de son mari, qui, parti d’assez bas, avait pu s’élever par degrés jusqu’à devenir l’époux « d’une Dodson. » Une Dodson était aux yeux de mistress Tulliver, — et cela seul pourra la classer dans l’esprit de bien des gens, — tout autre chose qu’une Simpson, une Gregson, une Jameson. Pourquoi ? Elle n’aurait pu le dire au juste ; mais elle n’en était pas moins convaincue de cette mystérieuse supériorité, et, en de certains momens, songeait avec regret qu’elle s’était mésalliée ! » M. Tulliver, fils de ses œuvres, n’était nullement reconnaissant de l’honneur qu’elle lui avait ainsi fait sans qu’il s’en doutât. Se croyant plus riche qu’il n’était et aussi plus certain de sa prospérité à venir, il avait épousé la cadette des misses Dodson, assez pauvrement dotée, d’abord parce qu’elle était jolie, ensuite parce qu’elle passait, et à bon droit, pour s’entendre aux soins intérieurs. Peut-être ne fut-il pas trop fâché de la trouver, pour le surplus, d’une nullité qui passait toute espérance. Il aimait à être maître chez lui et à ne pas conter ses affaires. La docilité, l’incuriosité absolues de sa femme flattèrent son orgueil marital, et il se crut d’autant plus grand qu’il s’était associé à un être plus inférieur. Il ne devait s’apercevoir de son faux calcul que bien plus tard, à l’heure des crises, alors qu’un bon conseil donné à propos, un encouragement ingénieux, une salutaire initiative, eussent prévenu ou du moins atténué les catastrophes.

Entre ces deux êtres mal associés, mais qui ne s’en doutaient point et vécurent longtemps heureux l’un par l’autre, grandirent deux enfans, Thomas et Marguerite : — Tom et Maggie, comme on les appelait au moulin.

Tom se montra dès l’enfance ce qu’il fut depuis, un excellent échantillon du yeoman anglais. Il avait le raisonnement droit et court, l’intelligence dure, la volonté ferme. Très capable de commettre une de ces espiègleries qu’on appelle vulgairement « une sottise, » il aurait jugé honteux de la désavouer ou de la dissimuler au-delà d’une certaine mesure. Il ne donnait pas sa parole en vain. Il ne se fût jamais laissé emporter, dans ses plus vives colères, jusqu’à frapper une petite fille, cette petite fille fût-elle sa sœur. Cette sœur pourtant l’impatientait souvent. Il la comprenait si peu, qu’il avait renoncé à se l’expliquer. Il l’aimait en somme et sincèrement, mais non comme il était aimé d’elle.

Maggie voyait Tom comme elle voyait toute chose en ce monde, c’est-à-dire que sa poétique imagination le transfigurait. Ce robuste et franc garçon fut longtemps le centre à peu près unique de ses affections. Par ses rebuffades, quelquefois brutales, il excitait en elle cet admirable instinct d’indulgente bonté, de pardon inépuisable, que la nature met au fond de certains cœurs excellemment doués. Par sa force, son courage, il lui plaisait. Énergique elle-même, l’énergie d’autrui lui était sympathique. Avec les années, ce goût, cet attrait qu’elle avait eus dès l’enfance pour ce frère toujours un peu ingrat, — comment ne l’eût-il pas été ? — allaient se développant. Elle n’obéissait volontiers à personne : à personne elle ne désobéissait moins qu’à lui. Il était l’arbitre absolu, quelquefois le tyran capricieux de leurs jeux d’enfance. L’offenser était sa plus grande crainte ; lui plaire et se dévouer pour lui, le plus exquis plaisir qu’elle pût goûter. Elle était jalouse des petites filles à qui Tom, forçant un peu sa nature abrupte, témoignait quelque complaisance ou accordait par hasard quelque attention. Un jour entre autres, poussée au désespoir par la préférence marquée, et volontairement marquée, que Tom avait manifestée pour miss Lucy Deane, leur cousine germaine, Maggie résolut de fuir à jamais ce frère dénaturé. Ses lectures d’enfant lui avaient fait envisager comme la chose du monde la plus simple d’aller rejoindre un camp de gipsies, et de s’y faire proclamer reine, grâce à son incontestable supériorité sur des êtres si imparfaitement civilisés. Elle leur apprendrait mille et mille choses qu’ils ignoraient encore, et ferait inévitablement le bonheur de la tribu soumise à ses lois. Ce fut avec ces idées qu’elle se glissa hors de chez son oncle Deane, — où les deux enfans étaient alors en visite, — et s’achemina bravement vers Dunlow-Common, où de tout temps elle avait entendu signaler la présence d’un de ces campemens bohèmes, plus fixes qu’on ne les croirait dans le retour de leurs installations périodiques. Que de fois ne me suis-je pas complu au récit qu’elle me faisait de cette journée et des émotions qu’elle avait éprouvées, à peine dans la campagne, hors de vue, seule, sans protecteurs, et se croyant déjà au bout du monde ! — J’avais grand’peur, disait-elle ; mais pas un instant l’idée ne me vint de retourner en arrière. Mon imagination créait des monstres sur ma route ; mais une irrésistible impulsion me faisait braver ces effrayantes chimères. — La chance voulut qu’elle rencontrât en fin de compte ce qu’elle cherchait. Deux femmes d’aspect assez étrange, mais qui lui firent un accueil suffisamment respectueux, préparaient le repas de ses futurs sujets. Elle leur expliqua ses intentions, qui parurent les étonner à peine, et n’était le sans-gêne avec lequel une jeune zingariîla, survenue peu après, la dépouilla de son joli chapeau, pour l’essayer sur sa tête assez mal peignée, Maggie n’aurait eu d’abord aucun motif de se croire en mauvaise compagnie. Il est vrai que plus tard les choses prirent un autre aspect. Les hommes de la tribu revinrent, escortés d’un vilain barbet noir qui effraya terriblement la nouvelle gipsy. Le chef de la bande inspecta trop curieusement les poches du tablier de Maggie, et, en y replaçant les menus objets dont elles étaient garnies, omit un dé d’argent dont la vue lui avait arraché un sourire significatif. Ceci, joint à l’absence tout à fait imprévue du thé qui accompagnait son lunch quotidien, commençait à faire réfléchir l’enfant, dont les idées, en moins de cinq minutes, changèrent du tout au tout. Ces mêmes bohémiens qu’elle regardait naguère comme d’enviables compagnons, faciles à instruire et à rendre heureux, lui paraissaient maintenant fort capables d’attenter à ses jours. Peut-être étaient-ils anthropophages. Et comment savoir en effet ce qui cuisait là dans cet affreux pot de fer, sous l’œil hagard de la sorcière aux cheveux gris ? L’incident finit d’une façon beaucoup moins tragique. Leur repas terminé, les bohémiens n’eurent rien de plus pressé que de ramener à Dorlcote-Mill la « petite lady » dont ils ne pouvaient en effet tirer meilleur parti. Et Maggie y rentra, mieux édifiée sur leur compte, mais sans avoir changé de caractère. De plus rudes enseignement, par la suite, sont demeurés tout aussi peu efficaces.

J’ai dit, je crois, que M. Tulliver avait l’instinct batailleur et processif qu’on reproche à la race normande. Dans la voie où cet instinct l’engageait, il rencontrait à chaque pas des difficultés que lui grossissait son manque d’instruction. Les gens de loi auxquels il était obligé d’avoir recours, et qui parfois le tiraient d’affaire, lui inspiraient un saint respect mêlé de terreur. Il en vint à rêver pour son fils cette connaissance du droit qui lui manquait si fort à lui-même, et ce fut là son principal mobile quand il résolut de donner à Tom, coûte que coûte, une instruction libérale. D’une humble école où les fils de fermiers allaient apprendre tant bien que mal les élémens de toute science humaine, l’enfant passa sous la direction d’un jeune ecclésiastique de Saint-Ogg, ambitieux et pauvre, qui, tout récemment marié, se sentait obligé d’ajouter aux maigres revenus de sa cure quelques ressources supplémentaires. Tom Tulliver fut son premier écolier, et s’il avait manifesté les moindres dispositions littéraires, rien n’aurait été négligé pour faire de lui un brillant spécimen des talens de son précepteur ; mais le révérend Walter Stelling ne put pas nourrir longtemps les illusions flatteuses dont il s’était bercé au début. Devant la résistance inerte de cette intelligence déroutée, de ce bon sens obtus, il sentit, après quelques tentatives infructueuses, fléchir son obstination et s’envoler ses espérances. Tom, à partir de ce moment, cessa d’être harcelé de punitions et de reproches. Par un accord tacite, ses leçons lui furent données comme il les prenait, avec la plus complète indifférence, et peu à peu mistress Stelling, belle blonde aux yeux bleus, à qui déplaisaient assez les soins continuels de la maternité, transforma l’écolier rétif en une bonne d’enfant parfaitement dressée. Les récréations de Tom se passaient à promener, à surveiller la petite Laura, et, faute de tout autre compagnon de jeux, le brave garçon avait pris goût à cette mission charitable. Il ne s’en plaignait donc pas, et laissait M. Tulliver se bercer de l’idée que son fils acquérait toute l’érudition nécessaire à un attorney, — voire à un soliciter, — tandis qu’en.réalité celui-ci n’apprenait guère que les pratiques routinières de la nursery.

Cependant, après un an de cette éducation passablement irrégulière, l’arrivée d’un second élève modifia quelque peu l’état des choses. Celui-ci était tout différemment doué. Dieu l’avait fait beau : un accident, survenu pendant sa première enfance, l’avait rendu difforme. De là une grande timidité, une grande défiance de lui-même, accrues encore par d’autres circonstances. Son père, un des hommes de loi les plus occupés de la petite ville de Saint-Ogg, y était en butte à de nombreuses inimitiés. On le savait habile, on le craignait. Tout ce qu’il y avait en lui de facultés affectueuses, il le gardait à son pauvre enfant resté sans mère, à cette frêle plante déjà flétrie. Pour les étrangers, il n’avait qu’un front sévère, un abord composé, sec et presque rude. C’est ainsi qu’il répondait à l’antipathie générale dont il se savait l’objet, et dont son fils, doué d’une extrême susceptibilité, avait déjà plusieurs fois subi les contre-coups douloureux.

Philip Wakem, — je ne l’ai pas encore nommé, — se trouvait d’autant plus mal à l’aise avec son nouveau compagnon d’études, qu’il savait le père de Tom engagé dans un procès où l’attorney Wakem occupait pour la partie adverse. Tom de son côté avait souvent entendu M. Tulliver, dans les épanchemens colériques auxquels il était sujet, traiter de « méchant homme » le légiste à l’instigation duquel on lui avait cherché chicane sur sa prise d’eau. Avant que le hasard ne les réunît, il existait donc entre ces enfans un germe d’inimitié. Tom d’ailleurs ne pouvait que mépriser « un bossu. » Pour lui, Philip Wakem n’était que cela. Philip en revanche, lorsqu’il eut reconnu l’infériorité intellectuelle de son nouveau camarade, se consola plus aisément d’être regardé de si haut ; il ne lui en coûta guère de pardonner un dédain qu’il pouvait rendre au centuple. Aussi, peu à peu familiarisés l’un avec l’autre, les deux élèves de M. Stelling en vinrent-ils à nouer d’assez bons rapports et à se rendre de mutuels services ; mais aucune intimité réelle n’existait et ne pouvait exister entre deux natures si dissemblables. Quelque tact qu’ait un enfant, il ne saurait, dans des rapports quotidiens, dissimuler toutes ses impressions, et Philip, en laissant percer de temps en temps la médiocre opinion qu’il avait des facultés intellectuelles de Tom, réveillait l’hostilité de vieille date qui sommeillait au cœur de ce dernier : elle s’exhalait en paroles naturellement peu ménagées et en allusions blessantes. Un jour surtout, dérangé à contre-temps au milieu d’une étude qui absorbait toutes ses pensées, Philip Wakem congédia un peu rudement son camarade, qu’exaspérèrent les termes dont il s’était servi. — Idiot ! c’est possible, répétait Tom en fureur ; mais je vous assommerais, si vous n’étiez, vous, une petite fille,… et je suis le fils d’un honnête homme, moi ! Sans s’en douter, Tom avait frappé juste. Ces derniers mots entrèrent comme un coup de poignard dans le cœur de Philip. Il pouvait les pardonner à la longue ; mais les oublier lui était désormais interdit.

Maggie, invitée par mistress Stelling à venir passer une quinzaine de jours avec son frère, apparut entre les deux enfans irrités comme un ange de paix. Le mouvement sympathique qui, dès l’abord, l’attira vers le pauvre petit Philip était ce noble instinct de compassion qui, chez les femmes, peut aller jusqu’à l’héroïsme. Il y avait d’ailleurs en elle une ferveur d’imagination, un goût naturel pour la culture de l’esprit, qui ne lui permettaient pas de méconnaître les dons par lesquels cet être faible et enlaidi se trouvait dédommagé de son infériorité physique. Elle écoutait avec admiration, ses grands yeux noirs ouverts et fixes, les merveilleuses histoires qu’il racontait avec une verve passionnée, et aux séductions desquelles Tom lui-même ne restait pas insensible. Tantôt c’était quelque ancienne chronique d’Ecosse, tantôt quelque tragédie d’Eschyle ou de Sophocle qui défrayaient leur impatiente curiosité, et tandis que le frère admirait surtout les grands coups d’épée de Bruce ou de Wallace, la sœur s’attendrissait aux souffrances de Prométhée ou de Philoctète.

À ce dernier nom se rattache un des souvenirs de cette enfance déjà si lointaine. La veille du jour où Maggie devait retourner chez son père, elle se trouva seule un moment avec Philip, qui, toujours studieux, préparait son devoir. Ils étaient devenus fort bons amis, et la jeune fille vint s’accouder à la table où il travaillait.

— C’est du grec, ceci ? lui demanda-t-elle… Et ce doivent être des vers… Les lignes sont si courtes…

— Oui, répondit-il, c’est l’histoire de ce pauvre boiteux dans l’île de Lemnos,… celle que je vous racontais hier soir, vous savez ?

Et, charmé de l’interruption, il avait levé la tête pour contempler plus à l’aise ce visage dont l’expression le charmait. Maggie, toujours distraite, ne répondit rien. Ses regards rêveurs erraient dans le vide. Elle ne pensait déjà plus ni à Philip ni au livre de Philip.

— Maggie, lui dit tout à coup celui-ci, qui la contemplait toujours,.. si vous aviez un frère comme moi, l’aimeriez-vous autant que vous aimez Tom ?

— Quoi ?… que dites-vous ? demanda Maggie, tressaillant à cette question qui venait troubler sa rêverie. Et quand Philip l’eut répétée : — Oh ! certainement, répondit-elle sans hésiter,… et bien mieux encore… Non, cependant,… non,… pas mieux. Je ne sais si cela me serait possible ;… mais je vous plaindrais tant…

Ces mots : je vous plaindrais, dans leur poignante naïveté, firent monter le rouge au front de Philip. Tout son être se révoltait à l’idée d’être pour Maggie un objet de pitié. Si enfant qu’elle fût, elle comprit le mal qu’elle lui avait fait sans le vouloir. C’était la première fois qu’une parole lui échappait, indiquant qu’elle avait pris garde à la difformité de Philip. Elle en eut un vrai remords.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle avec empressement, vous avez tant d’intelligence,… vous jouez si bien du piano,… vous chantez si bien… Je vous assure que vous me plaisez beaucoup… Quand Tom s’en irait, vous resteriez près de moi… Vous m’enseigneriez tant de choses… Vous m’enseigneriez le grec, n’est-ce pas ?

— Mais non ! reprit Philip, vous allez nous quitter : on va vous mettre en pension… Vous m’oublierez ;… vous ne vous inquiéterez plus de moi… Et quand je vous retrouverai grande personne,… vous ne voudrez seulement plus me reconnaître.

— C’est ce qui vous trompe, reprit Maggie de son air le plus grave… Je n’oublie rien, ni personne… Voyez si j’oublie le pauvre Yap (Yap était son chien)… Il a une tumeur au gosier, et on prétend qu’il en mourra…

— Voyons, Maggie, reprit Philip avec un sourire un peu triste, m’accordez-vous autant d’intérêt qu’à Yap ?

— Mais, oui,… tout autant, reprit-elle avec un bon rire.

— Eh bien ! moi, je vous aime beaucoup,… et je ne vous oublierai certainement pas ;… si j’avais une sœur, je la voudrais avec des yeux noirs comme les vôtres.

— Vous trouvez mes yeux jolis ? dit Maggie, qui paraissait fort satisfaite de cet éloge. Sauf son père, elle n’avait encore rencontré personne qui parût remarquer ses yeux… — Pourquoi cela, je vous prie ?

— Je ne sais trop, reprit Philip… Ils ne ressemblent pas à ceux de tout le monde… Ils ont l’air de vouloir parler,… et parler avec bonté. En général, je n’aime pas qu’on me regarde, et quand vous me regardez, vous, cela me fait plaisir.

— On dirait, repartit Maggie après un moment de réflexion, on dirait que je vous plais plus qu’à Tom.

Et cette pensée semblait l’attrister. Puis, cherchant le meilleur moyen de convaincre Philip, que, tout contrefait qu’il fût, elle ne l’en aimait pas moins : — Peut-il vous être agréable, reprit-elle, que je vous embrasse comme j’embrasse Tom ?… Si vous le voulez, je le ferai.

— Oh ! oui ! répliqua Philip avec la même candeur… Personne ne m’embrasse jamais, moi.

Elle se pencha vers lui sans hésiter, lui passa ses bras autour du cou, et du meilleur de son cœur lui donna baisers sur baisers.

— Quand nous nous reverrons plus tard, ajouta-t-elle, je vous embrasserai encore, et vous verrez bien que je ne vous ai pas oublié.


II

Douce et vaine promesse, digne du beau temps où l’Éden était encore habité, où ses portes d’or ne s’étaient pas refermées sur nos premiers parensl Quand Philip et Maggie se revirent, ce fut dans les rues de Saint-Ogg, et ils échangèrent un simple salut de politesse. Maggie revenait de sa pension, où elle avait appris, entre autres choses, que Philip n’avait aucun droit d’espérer d’elle un si tendre gage d’amitié. D’ailleurs le grand procès engagé sous les auspices de Wakem menaçait de mal tourner pour M. Tulliver, et Maggie entendait chaque jour, non sans en être contristée au fond du cœur, les malédictions jetées à ce « méchant procureur, » à cet artisan de fraude et de discorde dont les biens mal acquis passeraient, chargés de l’anathème public, dans les mains de son « malheureux petit bossu de fils ! »

Le temps s’écoulait pourtant. Tom était un jeune beau fils de seize ans, et Maggie en avait quatorze bien comptés, quand, au milieu de leur insouciante jeunesse, ils furent surpris par un coup de tonnerre que ni l’un ni l’autre n’avait pu prévoir. M. Tulliver, qui était parti un matin de Dorlcote-Mill pour Saint-Ogg, fut trouvé dans l’après-midi étendu sans connaissance sur la grand’route ; son cheval paissait l’herbe des fossés à quelques pas de lui. Une lettre froissée était encore dans les mains crispées du cavalier évanoui.

Cette lettre était venue dissiper en une minute toutes les espérances que le pauvre meunier de Dorlcote s’obstinait à conserver depuis quelques mois malgré la perte de son fameux procès. Il avait compté, pour éviter une expropriation devenue très menaçante, sur le délai que ne pouvait manquer de lui accorder son principal créancier, dans le bon vouloir duquel il avait pleine confiance. Son attorney, chargé de faire à cet égard les ouvertures nécessaires, l’instruisait confidentiellement que ce créancier, gêné lui-même, avait dû, pour se procurer des fonds, aliéner le billet Tulliver, et que le détenteur actuel de ce billet était le terrible Wakem. Toute chance de salut était donc perdue. Entre une échéance de cinq cents livres sterling et l’inévitable sommation d’avoir à payer sur l’heure des frais de justice montant à un chiffre encore plus effrayant, l’infortuné meunier, qui depuis longtemps épuisait son crédit pour se soutenir à fleur d’eau, s’était vu tout à coup sans ressources. De là ce saisissement, qui l’avait comme foudroyé.

Quand, ramené chez lui, la connaissance lui revint, quelques paroles confuses erraient à peine sur ses lèvres : « La petite,.. disait-il, la petite !… » On devina qu’il désignait ainsi sa fille. Et Maggie, en ce moment critique, devint en effet la providence de cet intérieur désolé. Tandis que la pauvre mistress Tulliver employait vainement toute son intelligence à saisir le sens et la portée de la catastrophe domestique qui venait l’atteindre au milieu de ses armoires à linge si bien rangées et de sa vaisselle étincelante de propreté, son enfant veillait au chevet paternel, et quand il fallut aller prévenir Tom à Saint-Ogg des événemens qui devaient si profondément modifier ses idées d’avenir, ce fut encore Maggie qui accepta et remplit cette délicate mission.

Tom apprit d’abord sans sourciller la perte du fameux procès ; sa pénétration n’allait pas encore jusqu’à deviner ce qui pourrait résulter de ce désagréable incident. Lorsque Maggie lui eut expliqué qu’il s’agissait pour leur pauvre père, non d’une somme d’argent à payer, mais de toute une déchéance sociale, de sa maison à quitter, de ses meubles à voir vendre, l’enfant, qui ne manquait ni de sang-froid ni de résolution, pâlit néanmoins et fut pris d’un tremblement nerveux. Maggie eut peur à son tour quand elle le vit ainsi. Le pire cependant n’était pas encore dit ; elle avait à lui apprendre que l’ébranlement causé chez leur père par la soudaineté de sa ruine l’avait laissé dans un état mental qui donnait les plus vives craintes. Cette révélation fut pour tous deux un moment de mortelle angoisse : le jeune homme ne versa pas une larme ; mais l’étreinte convulsive dans laquelle il enveloppa sa sœur, qui, à bout d’énergie, laissait éclater ses sanglots longtemps comprimés, attesta sa profonde émotion. Le lien fraternel, déjà si fort, se retrempait encore dans cette communauté de douleur.

Le père « qui est au ciel, » et qui mesure nos chagrins à nos forces, avait peut-être songé, en frappant d’un anéantissement passager la raison du malheureux Tulliver, à lui épargner les mille tourmens d’une situation comme celle où il était réduit. Confiné dans son lit, de tous les siens ne reconnaissant guère que Maggie, n’ayant ni souvenir du passé, ni conscience du présent, ni préoccupation de l’avenir, il ne se douta pas que sa demeure, son usine, tout ce qu’il avait au monde passait en d’autres mains, et dans les mains mêmes de l’homme qu’il s’était habitué à regarder comme un ennemi mortel. Le jour où, à quelques pas de lui, on vendit ce mobilier qui naguère encore faisait l’orgueil de sa femme, il ne se douta même pas de la présence des agens de la loi. Toutes les angoisses de cette journée néfaste furent pour mistress Tulliver, qui pleurait sur ses beaux draps « filés de ses mains, » dont elle avait choisi le dessin, et qu’avait tant soignés à sa requête le tisserand Job Haxey. Le service à thé, la porcelaine de Chine la préoccupaient tour à tour exclusivement, et si ses sœurs eussent fait droit à ses supplications, elles eussent racheté peu à peu tout le ménage… « pour l’honneur de la famille, » disait la pauvre femme.

— Eh ! ma sœur, s’écria l’une de ces Dodson, beaucoup moins sensibles qu’elles n’étaient fières de leur beau nom, on ne sauve pas l’honneur d’une famille en rachetant de vieilles théières… Le déshonneur, c’est que l’une de nous ait épousé un homme capable de la mettre sur la paille… Le déshonneur, c’est d’être réduite à vendre son ménage… Or ceci, tout le pays le sait, et nous n’y pouvons rien.

À la première allusion dirigée contre son père, Maggie s’était comme élancée du sofa où elle était assise. Tom vit assez à temps ce geste brusque et le feu qui montait aux joues de sa sœur ; — Pas un mot, Maggie !… lui dit-il en la forçant à se rasseoir. Et lui-même répondit alors à sa tante avec un tact, une modération, une fermeté qu’on n’aurait pu attendre d’un enfant de seize ans. — Si vous regardez comme une honte que le ménage soit vendu, pourquoi ne l’empêcheriez-vous pas, chère tante ?… Et si vous avez en vue de nous laisser plus tard quelque chose, à ma sœur et à moi, pourquoi ne pas payer immédiatement la dette qui force ma pauvre mère à se séparer de son mobilier ?

Chacun, et Maggie la première, s’étonna d’entendre ce langage viril sortir de si jeunes lèvres. Mistress Glegg elle-même, la farouche tante, se dit que le sang des Dodson coulait dans les veines de ce garçon, tout à coup émancipé par le malheur. Bref tout allait bien, et le conseil de famille inclinait secrètement aux résolutions généreuses, quand quelques paroles peu ménagées vinrent encore froisser chez Maggie ses sentimens les plus intimes et les plus chers. Mistress Tulliver était debout près de Tom, au bras duquel elle s’appuyait, comme pour mieux résister au choc des reproches dont ses sœurs l’accablaient. Maggie passa devant eux, tremblante d’indignation.

— Si vous ne pouvez apporter, s’écria-t-elle, aucune aide à ma pauvre mère, — qui est votre sœur, — à quoi bon vous mêler de ses affaires ? à quoi sert de la gronder ainsi ? Si, pour la tirer de la peine où vous la voyez, nul sacrifice ne vous paraît possible, même ceux qui en définitive ne vous appauvriraient en rien, il est inutile de nous tourmenter… Ne venez donc pas chercher ici querelle à mon père !… Il valait mieux que vous tous… Il était bon, lui : il serait venu à votre secours, s’il vous avait vus dans le malheur… Ni Tom ni moi n’avons besoin de votre argent, du moment où vous ne voiliez pas qu’il serve à tirer de peine notre pauvre mère… Nous n’en voulons pas, nous nous passerons de vous !

Après avoir ainsi jeté son défi aux oncles et tantes groupés en face d’elle, Maggie resta debout, les couvrant du regard noir de ses grands yeux étincelans, et prête à supporter toutes les conséquences de cette rude apostrophe. Sa mère était épouvantée. Cette folle incartade lui semblait, rompant tous les liens qui l’attachaient aux Dodson, faire crouler autour d’elle tout le présent et tout l’avenir. Tom n’appréciait qu’à demi l’héroïsme de sa sœur. À quoi bon cette sortie ? et que pouvait-il en résulter d’avantageux ? De fait, les tantes étaient indignées, les oncles singulièrement refroidis. L’un d’eux cependant, le plus riche et le mieux placé, car il était associé à l’une des premières maisons de banque de Saint-Ogg, n’en restait pas moins assez favorablement disposé en faveur de Tom. Celui-ci s’en aperçut, et ce fut chez M. Deane qu’il alla frapper, quelques jours après, pour s’enquérir du travail auquel il pourrait désormais demander les moyens de vivre et de soutenir sa mère.

Leur entretien fut rapide, et d’une précision vraiment commerciale. Inventaire fait de toutes les connaissances qu’il avait acquises, Tom n’en trouva pas une qui pût l’aider à se procurer du pain. Ni les chants de l’Iliade ni les propositions d’Euclide n’ont cours sur le marché britannique, et M. Deane, en quelques mots aussi nettement décourageans qu’ils pouvaient l’être, eut bientôt mis en lambeaux, sous les yeux du jeune homme, l’attirail de fausse et vaine érudition qui lui déguisait son incapacité pratique. — Il ne vous suffira pas, lui dit-il, d’oublier tout ce que vous avez appris à si grands frais ; il faudra recommencer une éducation toute nouvelle. Vous ne savez pas même assez d’arithmétique pour faire le travail d’un commis… Vous n’êtes littéralement bon à rien… On pourrait, à la rigueur, vous mettre aux écritures ;… mais c’est un triste métier… On ne vit pas d’encre et de papier… On s’abrutit à tenir la plume sans fin ni trêve… Pour apprendre la vie, il faut vivre… Votre meilleure chance serait d’entrer dans un entrepôt, dans un magasin du port… Vous y apprendriez au moins le flair des marchandises… Mais vous ne vous y plairiez guère, avec vos habitudes d’aisance… Il faut y braver le froid et la pluie, il faut se résigner à y être coudoyé par de rudes compères… Vous êtes trop gentleman pour un métier pareil !

Tom avait le gosier serré pendant cette harangue, et il s’était mordu les lèvres plus d’une fois pour s’empêcher de pleurer ; mais enfin, sorti vainqueur de la lutte intérieure : — Je ferai, dit-il à son oncle, je ferai, monsieur, tout ce que vous croirez utile à mon avenir. Ce que le métier peut avoir de pénible, je saurai le supporter…

— Soit, reprit M. Deane, que l’attitude résolue de son neveu commençait à intéresser ; mais si je vous trouve un emploi,… fût-ce le plus modeste,… vous ne l’aurez, ne pouvant vous prévaloir d’aucun autre mérite, qu’à cause de notre parenté… Je deviendrai donc, par le fait même de ma recommandation, responsable de votre conduite. Et qui me dit ?…

Comme tous les jeunes gens, Tom ne comprenait guère qu’on pût douter de lui, ni surtout qu’on osât le lui dire en face. Son premier mouvement fut de se cabrer sous l’espèce d’injure qu’il recevait ainsi ; mais il se contint par un énergique effort de volonté.

— J’espère, mon oncle, répliqua-t-il simplement, que vous n’aurez jamais à vous repentir de m’avoir cautionné… J’ai d’ailleurs trop besoin de mon crédit pour m’exposer à le perdre.

Ces derniers mots décidèrent la question. Le vieux banquier, avec sa sagacité ordinaire, apprécia ce qu’un tel langage révélait de bon sens précoce et de prescience commerciale. Une cordiale poignée de mains, sans un mot de plus, scella l’engagement tacite qu’il prenait de patroner son jeune parent. Celui-ci revint au logis moins rassuré qu’il n’eût pu l’être, mais dévoré du besoin de réagir contre l’espèce d’abaissement que venaient de lui infliger les dédaigneuses appréciations de son oncle. Maggie, qui s’empressa au-devant de lui pour apprendre le résultat de cette conférence décisive, fut la victime expiatoire que le sort devait lui fournir. — Quel dommage, lui disait-elle, que je n’aie pas été élevée par un Dominus Sampson !… Je saurais, comme Lucy Bertram, tenir les livres en partie double,… et je vous enseignerais votre nouveau métier.

— Vous êtes trop disposée à donner des leçons,… trop peu disposée à en demander, lui répliqua-t-il avec un froncement de sourcils qui annonçait toujours ses coups de boutoir, et cependant vous devriez savoir que vous vous trompez presque toujours… Vous devriez savoir aussi que c’est mon affaire, non la vôtre, de pourvoir à l’avenir de ma mère, à votre avenir… Vous devriez savoir enfin que mon jugement vaut au moins le vôtre.

Les joues de Maggie s’animèrent, un léger frémissement passa sur ses lèvres. Son affection pour son frère, l’espèce de respect qu’il lui inspirait maintenant luttaient en elle avec le ressentiment bien naturel que lui inspirait un langage aussi hors de propos. Plus d’une réplique irritée vint à son esprit, mais elle les refoula au dedans d’elle-même.

— Vous me croyez présomptueuse, Tom, répondit-elle enfin, lorsque je ne songe à rien moins qu’à faire prédominer, comme vous vous l’imaginez, mon jugement sur celui des autres… Je sais que j’ai eu tort de parler de si haut l’autre jour à nos parens réunis, je sais que vous vous êtes conduit plus sagement que moi ; mais vous êtes bien dur pour votre pauvre sœur !…

— Non, je ne suis pas dur, reprit Tom avec un accent de sévérité à peine mitigée ; j’ai toujours été, je serai toujours bon pour vous… Jamais je ne vous abandonnerai, mais vous devez et devriez toujours avoir égard à mes paroles.

Maggie, sur cette dernière admonition, se réfugia toute en pleurs dans les bras de sa mère, qui venait de rentrer. Elle trouvait son frère bien cruel, bien malavisé, de lui parler ainsi. En somme pourtant, elle ne l’en aimait que mieux. La jeune fille cédait à l’ascendant d’un caractère viril. Domptée par l’affection que les habitudes de toute sa vie avaient enracinée en elle, il lui était impossible désormais, — nonobstant la fierté de son caractère, — d’affermir et de maintenir son indépendance.

M. Tulliver ne devait pas rester à jamais dans l’état de prostration intellectuelle où sa ruine l’avait jeté. Un jour vint, — triste et solennelle journée, — où, sa raison à peu près revenue, ses idées à peu près rassises, il fallut lui expliquer sa situation nouvelle, dont il ne se doutait pas. Son fils, pourvu d’un modeste emploi, pouvait se suffire ; mais les vingt shillings qu’il gagnait chaque semaine défrayaient à grand’peine ses dépenses. Restait à pourvoir la plaintive mistress Tulliver, que ses sœurs offraient de reprendre chez elles et de nourrir par charité. Maggie, désormais vouée au triste métier de governess, avait son éducation à parfaire. Or une seule voie était ouverte devant le chef de famille, un seul parti lui restait à prendre, dont n’auraient osé lui parler ni sa fille ni son fils. L’attorney Wakem, désormais propriétaire de Dorlcote-Mill, offrait d’y conserver comme directeur à gages l’ancien maître de l’usine, dont les revers de fortune n’infirmaient en rien la capacité industrielle. Mistress Tulliver ne voyait pas, elle, pourquoi cette proposition ne serait point acceptée : continuant à résider dans la maison, elle conserverait ses habitudes, elle aurait soin des mêmes meubles, vivrait sous le même toit, et s’apercevrait à peine du nouvel état de choses. Quant à l’orgueil froissé de son mari, elle en faisait bon marché. Déchu, malheureux, il lui inspirait peu de respect. Avoir épousé « une Dodson » et la laisser tomber dans la misère, c’était à ses yeux un crime à peu près irrémissible. Accablé de ses objurgations banales, comme dompté par les remords qu’elle s’efforçait obstinément d’éveiller en lui, le malheureux plia humblement la tête. Un banqueroutier, — c’est ainsi qu’il se désignait désormais, — n’avait qu’à subir son sort, quelque avilissant qu’il pût être.

— Faites de moi ce que vous voudrez, Bessy, dit-il enfin à sa femme… Je vous ai ruinée… Ce monde-ci est trop compliqué pour moi… Je ne suis qu’un pauvre insolvable, je n’ai le droit de me refuser à rien…

— Ma mère, interrompit Tom, vous avez eu tort de parler ainsi à mon père… Mon père, je ne suis ni de l’avis de ma mère ni de celui de mes oncles. Vous ne devriez pas vous assujettir à ce Wakem. Je gagne déjà quelque chose, moi, et quand vous serez mieux portant, vous trouverez aussi à vous occuper utilement.

— Assez, Tom, assez !… reprit le pauvre paralytique. Pour aujourd’hui, c’est tout ce que je puis supporter… Un bon baiser, Bessy, et gardons-nous de tout mauvais vouloir l’un pour l’autre… Ni l’un ni l’autre ne reverra sa jeunesse… Ce monde-ci est trop compliqué pour moi…

Quelques mois après, le brave homme avait repris la direction de son usine. Sur son maigre salaire était prélevée rigoureusement chaque semaine une petite somme destinée à ses créanciers. Tom, qui partageait à cet égard les scrupules paternels, ne touchait jamais son mois sans apporter sa quote-part au petit fonds d’amollissement, accumulé, shilling par shilling, dans une boîte de fer-blanc, Mistress Tulliver, animée par le souvenir de ce qu’elle devait au nom de Dodson, était entrée de bonne grâce dans cette voie de privations volontaires et de gêne héroïque. D’ailleurs, pour l’encourager et la soutenir, il y avait en elle comme un vague espoir que les créanciers une fois désintéressés et le nom de Tulliver réhabilité, elle reverrait son argenterie, sa porcelaine et ses chers draps de lit. Aussi ne protesta-t-elle jamais contre les lois sévères de l’économie introduite chez elle que par quelques expéditions de contrebande dans les buffets de cuisine, quand il s’agissait de faire faire à Tom un souper un peu moins succinct que d’ordinaire.


III

Maggie était en somme, de toute la famille, celle qui souffrait le plus de cette vie isolée et réduite. Plus de livres, plus de piano, plus de voisins, plus de visites. Eût-elle eu d’ailleurs tous les romans de Scott et toutes les poésies de Byron, que ces beaux rêves de l’imagination ne lui eussent plus suffi. Sa nouvelle existence était pour elle une énigme dont elle cherchait le mot. Son pauvre père, tristement assis devant son repas de Spartiate, cette mère dont la bouderie d’enfant et la physionomie étonnée lui faisaient mal, ces besognes viles qu’elle accomplissait avec un involontaire dégoût, ces loisirs vides, de tout intérêt, de tout plaisir, et qui pesaient sur elle comme un fatigant labeur, — enfin une certaine soif de tendre et caressante affection que ne satisfaisait guère la rude amitié de son frère, — tout cela était inexplicable pour son cœur jeune, ardent, passionné. Parfois il se révoltait, parfois elle y sentait naître, à son grand effroi, des mouvemens de haine contre ses parens, devenus si rigides et si moroses, contre son frère, qui sans cesse la grondait, et ne répondait jamais à un seul des élans qui la poussaient à chercher refuge auprès de lui. N’avait-il pas même trouvé mauvais qu’elle eût, sans le consulter, demandé de l’ouvrage à une lingère de Saint-Ogg ? Et cependant, si elle avait agi ainsi, c’était afin de contribuer pour sa part à remplir la petite « boîte aux créanciers. » Tom ne l’en avait pas moins reprise, et fort aigrement. — Il est des choses, lui avait-il dit, que ma sœur ne doit point faire. C’est à moi de veiller à ce que les dettes se paient, sans qu’elle soit réduite à se dégrader de la sorte. — Et Maggie ne savait pas encore discerner, à travers l’âpreté de ce langage, le généreux sentiment qui l’avait dicté. C’était une belle et riche organisation que celle de cette enfant, mais elle n’était faite ni pour les calmes résignations, ni pour les froids calculs, ni même pour l’intelligence nette et saine des problèmes de la vie. Et son père disait vrai quand, à certaines remarques de sa femme sur la beauté toujours plus éclatante que les progrès de l’âge donnaient à leur enfant, il répondait avec brusquerie : — Allez, allez, Bessy ! je savais d’avance qu’elle serait belle, et vous ne m’apprendrez rien à cet égard ; mais il est dommage qu’elle ne soit pas pétrie dans un limon plus grossier… C’est du bien perdu, tout cela… Où trouver pour elle maintenant un mari qui lui convienne ?

Par une belle soirée de juin, Maggie, travaillant auprès de sa fenêtre, vit entrer dans la cour de l’usine, monté comme à l’ordinaire sur son cheval noir, le nouveau propriétaire, M. Wakem. Cette fois il n’était pas seul. Philip accompagnait son père. Presque avant d’avoir pu reconnaître cet enfant devenu un jeune homme, Maggie dut répondre au salut qu’il lui adressait, et que surprit au passage le regard curieux de l’attorney. Cet incident n’émut en rien la jeune fille. Il lui rappela seulement l’espèce de pitié amicale, d’attendrissement affectueux qu’elle éprouvait naguère pour ce compagnon de jeux si frêle et si disgracié. Elle avait souvent songé à lui dans ses heures de solitude, en regrettant l’assiduité sédentaire et les utiles leçons qu’elle aurait pu obtenir d’un frère ainsi doué. À la vérité il devait être bien changé, car il avait passé, — elle le savait, — plusieurs années en pays étranger. Aussi s’étonnait-elle de retrouver, à bien peu de chose près, la même figure pâle aux linéamens délicats, les mêmes yeux gris et doux, les mêmes cheveux bruns disposés en boucles flottantes. Et volontiers touchée de la même commisération qu’autrefois, elle fût descendue pour lui tendre la main, si pareille démarche n’eût dû blesser et ses parens et son frère. Même, se rappelant qu’il aimait à regarder ses yeux, elle se leva presque de sa chaise pour s’assurer devant son miroir qu’ils n’avaient rien perdu de leur éclat ; mais elle réprima ce mouvement inconsidéré, et ne descendit que lorsque les deux cavaliers eurent repris, au grand trot de leurs montures, le chemin de Saint- Ogg.

Le but ordinaire de ses promenades était depuis quelque temps une espèce de vallon formé par les travaux abandonnés d’une ancienne carrière. Il y avait là d’épais buissons, quelques arbres, et même quelques lambeaux de prés, où de temps à autre un troupeau affamé venait tondre de près une herbe rare et menue. On appelait cet endroit les Fonds-Rouges (Red Deeps), et nulle part dans ce pays riche et peuplé on n’eût rencontré une plus morne solitude. C’est là surtout ce qui plaisait à Maggie. Le surlendemain du jour où elle avait revu Philip, elle se trouva tout à coup, au détour d’un sentier des Fonds-Rouges, en face de ce frêle adolescent, qui lui tendait une main amie. Son premier mouvement fut de prendre cette main, silencieusement offerte. Près de ce compagnon d’enfance, la jeune fille redevenait enfant : — Savez-vous, lui dit-elle avec un faible sourire, savez-vous que vous m’avez fait peur ?… Mais comment êtes-vous ici ?… Je n’y rencontre jamais personne… Me cherchiez-vous donc ?

— Oui, répondit Philip avec une égale franchise, mais non sans quelque embarras. J’ai guetté hier votre sortie, mais vous ne vous êtes pas promenée. Aujourd’hui, du haut des levées de la Ripple, je vous ai vue prendre le chemin des Fonds-Rouges, et j’y suis venu à votre rencontre… J’espère que vous me pardonnerez.

— Vous pardonner ?… Quoi ?… Je suis heureuse de vous revoir. Je n’ai jamais oublié combien vous fûtes bon pour moi. Nous avons eu bien des chagrins depuis lors, et je ne savais si vous pensiez encore quelquefois à nous.

— Plus souvent que vous à moi, bien certainement, reprit Philip d’une voix tendre… Voyez plutôt.

Il ouvrit à ces mots une petite boîte de chagrin, et plaça sous les yeux de Maggie une petite aquarelle où elle était représentée tout enfant, avec le même costume qu’elle portait dans la salle d’études, chez M. Stelling, le jour où elle avait promis à Philip de ne l’oublier jamais.

— L’étrange petite fille que j’étais !… dit Maggie, dont un charmant sourire attestait la satisfaction. Mais vous me trouviez bien ainsi… Et maintenant ? reprit-elle avec une franchise qui excluait toute pensée de coquetterie. Suis-je telle que vous vous attendiez à me retrouver ?

— Non, Maggie, répondit Philip après un moment de silence et d’hésitation. — L’aimable enfant ici redevint sérieuse. — Non, reprit-il… Vous êtes bien plus belle que je n’aurais osé l’espérer.

Comment redire la douce et chaste causerie qui suivit ce premier échange d’amicales paroles ? Aucune arrière-pensée dans le cœur de Maggie. Elle se sentait aimée, elle en était heureuse. Une âme sympathique, Une intelligence délicate s’ouvraient à ses confidences ; ses chagrins, ses longs ennuis, son isolement, elle ne songeait à rien déguiser. Un confident, un ami, un frère comme Philip, était pour elle la réalisation d’un rêve souvent caressé. En échange de la vive affection qu’il lui témoignait et dont un instinct tout féminin lui garantissait la sincérité, n’avait-elle pas à lui offrir une compassion. attendrie, un pur et fraternel dévouement ? Puis cette rencontre imprévue était comme une oasis au milieu de l’aride solitude où se traînait sa vie. Maggie ne retrouvait Philip que pour le perdre aussitôt. Leurs destinées ne pouvaient se mêler qu’un instant, et, cet instant passé, d’insurmontables obstacles allaient de nouveau les désunir. Telle était la pensée de la jeune fille. Et son étonnement fut extrême quand, au nom de leur amitié, au nom de ses tristesses, au nom de la pitié qu’il lui inspirait (et il s’avouait, non sans une certaine angoisse, que cette pitié dominait chez elle tout autre sentiment), Philip lui demanda la faveur de la revoir quelquefois.

Cela se pouvait-il ? De telles entrevues, nécessairement secrètes, ne seraient-elles pas contraires à son devoir ? N’irait-elle pas ainsi à l’encontre des volontés paternelles ? Mais d’une autre part une voix s’élevait en elle, qui jamais ne manqua d’y réveiller de profonds échos : la voix de la justice et de la charité. Philip était malheureux, elle pouvait lui rendre moins amère cette existence dont il se plaignait. Fallait-il lui faire porter le poids des rancunes imméritées que M. Tulliver et son fils avaient vouées à M. Wakem ? Dans ce conflit d’entraînemens opposés, la raison et le cœur de Maggie étaient aux prises. Son cœur devait l’emporter d’autant plus sûrement qu’elle était plus éloignée de voir dans Philip, — dans ce pauvre être difforme, — le séduisant et redoutable amoureux dont on fait peur aux jeunes filles. Troublée cependant par cette idée qu’elle entrait dans une voie de mystère et de dissimulation qui répugnait à sa loyauté, ce fut à grand’peine qu’elle ne refusa pas de revenir quelquefois aux Fonds-Rouges, où Philip devait désormais l’attendre chaque jour.

Elle y revint néanmoins, et plus d’une fois. Ceux qui s’en étonneront, et qui blâmeront à bon droit cette imprudence, devront tenir compte et de son âge et des pensers innocens qui l’escortaient à ces entrevues suspectes. Mieux éclairé qu’elle et moins candide, bien qu’aussi pur de toutes vues coupables, Philip comprenait qu’il eût dû la mettre en garde contre les inspirations généreuses qui l’attiraient auprès de lui ; mais il ne l’avait pas trompée en lui disant qu’elle était le seul grand intérêt de sa vie. La poésie, la peinture, qu’il aimait aussi, ne donnaient satisfaction qu’à l’activité de son intelligence. Une soif ardente de tendresse, un inexprimable désir d’aimer et d’être aimé tourmentaient cet adolescent, sur le front duquel jamais ne s’étaient posées d’autres lèvres que celles de Maggie. Il comprenait sa faute, il appréciait les dangers auxquels elle les exposait tous deux, et jamais, malgré ses remords, il ne trouvait en lui le courage de rompre les liens enchantés qu’un vague espoir lui rendait encore plus précieux et plus chers. Il ne se trompait pas sur les sentimens qu’il inspirait à sa jeune amie ; mais l’avenir n’y pouvait-il donc ajouter ce qui leur manquait encore ? Et si elle en venait à l’aimer un jour comme il l’aimait, de quels obstacles ne triompherait-il pas ! Quelle volonté, quelle force pourraient l’empêcher de se donner à elle ?

Je n’excuse pas, j’explique, la conduite de ce jeune homme. Et encore, si je plaidais ici sa cause, aurais-je à faire valoir tout un ordre spécial de tentations dont, pour agir mieux, il aurait eu à se défendre : les tentations de la laideur, tout autrement dangereuses que celles de la beauté, bien qu’on en parle moins et qu’on soit moins disposé à leur reconnaître les mêmes privilèges. Et cependant qui est soumis à la plus rude épreuve, le convive qu’un riche festin sollicite à de périlleux excès, ou le mendiant à jeun dont la faim mord les entrailles ?

Il lui arriva parfois de laisser percer ses espérances. Maggie écoutait alors, avec une sorte de curiosité enfantine, sans répugnance, sans enthousiasme, simplement comme une musique nouvelle, les paroles qui débordaient du cœur de Philip. Ses rêves la trouvaient incrédule. Un jour que, rougissant comme une jeune fille, il lui rappela la promesse qu’elle lui avait faite, — à douze ans, chez M. Stelling, — de l’embrasser comme elle embrassait son frère, il eut le terrible mécompte de la voir, comme alors, se pencher vers lui, et sans le moindre émoi, sans la plus légère hésitation, lui donner le baiser qu’il réclamait ainsi. — Vous ne m’aimez donc pas ? lui disait-il, heureux et désespéré.

— Quelle question !… Vous voyez bien que si.

— Non… c’est par pitié que vous tenez ce langage.

— Vrai, je vous aime, répétait Maggie, plus enfant que jamais. Je ne vous mentirais pour rien au monde. Tout ceci m’étonne et me semble étrange : cependant je crois que je n’aimerai jamais personne mieux que vous, et que j’aurais plaisir à vous voir heureux par moi.

Elle disait vrai. Philip avait conscience qu’elle ne lui cachait rien. — Parlez ! parlez ! s’écriait-il… Ne suis-je pour vous qu’un frère ?

— Un bon frère, un frère bien-aimé, répondait-elle… Je vous aime comme j’aimais Tom lorsqu’il avait été bon pour moi… Puis votre esprit est tout un monde… Je ne me lasserais jamais d’être auprès de vous.

L’impatient jeune homme s’irritait parfois de ce langage sincère. Alors de grosses larmes montaient aux yeux noirs de son amie ; elle prenait, dans ses belles et fortes mains, celles de Philip, et sur son front pâle, sur ses joues frémissantes, elle posait le baiser de paix.

Arriva bientôt le dénoûment inévitable de cette périlleuse idylle. Elle durait depuis près d’une année, quand un jour, ouvrant la porte de la maison pour aller aux Fonds-Rouges, Maggie se trouva face à face avec Tom, revenu en toute hâte de Saint-Ogg, à une heure où jamais il ne quittait ses travaux. — Vous voilà, frère ? lui demanda-t-elle d’une voix mal assurée. On ne vous attendait pas si tôt.

— Je m’en doute. Où allez-vous ?…

Et comme elle hésitait à répondre : — Je vais vous le dire, reprit-il… Vous allez aux Fonds-Rouges… Je vous y accompagnerai… J’ai affaire, moi aussi, à Philip Wakem.

Maggie avait froid au cœur. Elle se sentit pâlir. — Je n’irai pas, dit-elle.

— Vous irez, reprit Tom, mais quand nous aurons causé. Où est mon père ?

— Sorti à cheval.

— Et ma mère ?

— Au fond du jardin.

— Très-bien ; je puis donc entrer sans être vu… Suivez-moi ! Elle obéit. Il referma la porte sur eux. — Avant tout, lui demanda Maggie, mon père sait-il quelque chose ?

— Rien ; mais il saura tout, si vous ne répondez pas franchement à toutes mes questions.

— Je n’ai jamais menti, repartit Maggie, qui sentait vivement l’outrage et la menace cachés au fond de ces rudes paroles.

— Vous avez trompé, cela revient au même. Soyez vraie cette fois, ou mon père saura tout.

— Pour mon père donc, je répondrai.

En moins d’une minute, Tom fut complètement au courant de ce qui s’était passé. Il demeura un instant sans parler, les yeux baissés, fronçant le sourcil, les mains dans ses poches. Puis, regardant sa sœur, et d’un ton glacial : — Maintenant, Maggie, lui dit-il, vous allez choisir. Ou vous me jurerez, la main sur la bible de famille, que vous ne rencontrerez plus Philip Wakem, que vous ne lui adresserez plus la parole autrement qu’en public, ou je dirai à mon père tout ce que vous venez de me révéler. Vous savez alors ce qu’il pensera de vous… Décidez vous-même.

Parlant ainsi, Tom avait ouvert la Bible à la page sacrée où les annales de famille sont inscrites.

— N’exigez pas ceci, Tom ! dit Maggie, humiliant jusqu’aux prières sa fierté blessée… Laissez-moi le voir une dernière fois ;… laissez-moi du moins lui écrire… Il n’est pas heureux… Je vous promets ensuite…

— Pas de conditions,… c’est moi seul qui ai le droit d’en faire… Vous m’avez entendu… Décidez-vous, et sans délai ;… ma mère peut rentrer d’un moment à l’autre.

— En ce cas, ma parole doit vous suffire… Je n’ai pas besoin de jurer sur la Bible.

— J’ai besoin, moi, de vous lier par ce qu’il y a de plus saint… Posez ici votre main, et prononcez le serment que j’ai formulé. Songez à ce que vous avez fait, tandis que mon père et moi, nous usions notre vie pour réhabiliter le nom que vous portez. Songez qu’en ce moment où, grâce à quelques tentatives bénies du ciel, je vais peut-être racheter l’honneur compromis de ce pauvre père, vous alliez, vous, le replonger dans un abîme d’humiliations et de douleurs.

— Ah ! frère !… reprit Maggie, émue d’un saint remords, mais irritée en même temps de se voir traiter aussi durement… Vous êtes heureux, vous ;… jamais vous n’êtes en faute…

— Du moins n’est-ce jamais par ma volonté… Mais ce n’est pas le temps de récriminer ou de railler. Faites votre choix…

— Eh bien ! je jurerai… ; je veux une fois seulement revoir Philip, une fois lui parler encore.

— Soit : je serai là… Votre main donc, et répétez le serment… Partons ! ajouta-t-il en fermant le livre, quand sa sœur eut obéi de point en point à ses sévères injonctions.

Arrivés aux Fonds-Rouges, ils ne devaient pas être longtemps sans rencontrer Philip. Un seul regard de celui-ci jeté sur le visage décomposé de Maggie le mit au fait de la situation. Plus d’une fois d’ailleurs, depuis quelques mois, l’idée d’une explication de ce genre s’était offerte à son esprit. Il n’éprouva donc qu’une médiocre surprise et aucune crainte quand le frère de Maggie l’interpella brusquement en lui demandant « s’il croyait s’être conduit en gentleman et en homme. » Peut-être même se fût-il rappelé alors les conciliantes paroles dont il comptait se servir en pareille occurence ; mais le langage de Tom Tulliver était menaçant, et la faiblesse même de Philip, en l’exposant à un soupçon de lâcheté, lui interdisait des réponses trop modérées. Leur ancienne inimitié renaissait d’ailleurs plus vive que jamais ; le dédain de Tom pour la déchéance physique de « l’avorton » qui avait pu se flatter d’inspirer de l’amour à une jeune et belle fille se traduisait en ironiques sarcasmes. Le mépris de Philip pour ce géant brutal, incapable de s’élever jusqu’à l’intelligence d’un sentiment délicat, n’était ni moins bien senti, ni moins bien armé de railleries âpres et sanglantes. On ne peut savoir où les eût entraînés une querelle aussi vivement engagée sans la présence de la bonne et charmante enfant que torturait une si odieuse scène. Philip le premier eut pitié d’elle ; saisissant la main qu’elle lui tendait pour la dernière fois, il lui jeta, tandis que son frère l’entraînait, un vœu suprême de tendre et inaltérable affection. Quand il fut parti, Maggie dégagea violemment son bras de l’étreinte qui la retenait prisonnière.

— Ne croyez pas, dit-elle à son frère d’une voix frémissante, ne croyez pas qu’en pliant sous votre volonté, je me soumette à un ascendant légitime, ni que je vous donne raison… Vous avez été peu généreux, je dirais presque que vous avez été lâche, en insultant un être faible, désarmé, difforme… Ce bon sens dont vous êtes si fier, ce jugement que vous croyez si sûr, je les estime, moi, les preuves d’une intelligence étroite, d’une âme rapetissée à de vils calculs !…

— Vraiment !… Mais puisque votre âme est si haute, puisque vos vues sont si nobles, pourquoi donc redouter que votre conduite soit connue de tous ?… La mienne a jusqu’ici produit quelque bien… Pourriez-vous en dire autant de celle que vous meniez ?

— Ce n’est pas moi que je défends… Je sais mes torts… Je sais que je me trompe, que je manque souvent, toujours, de cette prudence qui fait votre unique règle ; mais je sais aussi que vous vaudriez mieux, animé des sentimens qui m’égarent… Le plaisir que vous prenez à châtier mes fautes, je l’aurais à excuser les vôtres, si vous en commettiez jamais… Vous êtes sans pitié… Vous êtes le pharisien de l’Écriture… Vous n’avez pas même l’idée de certains élans de cœur auprès desquels vos plus brillantes vertus ne sont que ténèbres.

— À quoi vous ont menée ces élans de cœur ? reprit Tom avec un froid mépris. Et cette tendresse que vous professez pour mon père et pour moi, comment nous l’avez-vous prouvée ? En désobéissant à l’un, en nous trompant tous les deux… Je comprends autrement l’affection, si dur que vous me jugiez.

— Vous êtes un homme ; vous avez la volonté, vous avez la force…

— Si vous n’avez ni force ni volonté, sachez vous soumettre à qui possède l’une et l’autre… D’ailleurs, quand on se comprend aussi peu, à quoi sert de discuter ?… Je ne vous fatiguerai pas de mes conseils. Veuillez à l’avenir m’épargner vos doléances.

Ils rentrèrent ainsi, muets tous les deux, à Dorlcote-Mill. Bien des larmes y coulèrent ce soir-là que les anges eussent pu répandre aux pieds du Seigneur.

Tom cependant n’avait pas trop présumé de l’avenir en annonçant à sa sœur la prochaine extinction des dettes qui pesaient encore sur la conscience de leur père. Cet esprit si rebelle aux enseignemens littéraires, si étranger aux abstractions philosophiques, s’était trouvé à l’aise dans la nouvelle sphère où la nécessité l’avait transporté. Depuis quelques mois, il n’apportait plus aussi régulièrement à l’épargne de famille le contingent de ses économies personnelles. Son père l’avait remarqué, sans oser lui faire à cet égard aucune remontrance. Peut-être avait-il pressenti que toute liberté devait être laissée à ce jeune commerçant, si appliqué, si sérieux, si constamment préoccupé de cette grande affaire, le make-money. Effectivement, de ses épargnes privées, grossies par un petit capital qu’un de ses oncles lui avait confié, Tom avait successivement acheté plusieurs cargaisons d’objets manufacturés à Laceham, que les subrécargues des navires appartenant à M. Deane se chargeaient de placer à l’étranger. Un profit net de 10 ou 12 pour 100, fret et commission payés, quand il se renouvelle deux ou trois fois l’an, grossit rapidement une première mise de fonds. Un jour vint donc où le pauvre vieillard, qui amassait péniblement, guinée par guinée, de quoi payer un premier dividende aux créanciers de sa faillite, se trouva tout à coup à la tête du capital nécessaire pour les désintéresser complètement. En voyant la joie fébrile que son père éprouvait, les larmes qu’il retenait à grand’peine, — et quand il sentit sa main pressée dans les doigts du vieux meunier, crispés et convulsifs, — Tom ressentit presque autant de peur que de joie. Il était clair que cette faveur inattendue de la Providence, ce rêve réalisé contre tout espoir, ébranlaient d’un choc trop violent cette organisation usée par l’âge et par des luttes cachées contre le chagrin qui la minait sourdement. Maggie, elle, avait oublié ses tourmens pour ne songer qu’au bonheur de sa famille. Elle était reconnaissante envers Tom, — non du bien-être qu’il allait leur rendre à tous, — mais de ce rayon de soleil qu’il faisait luire dans l’âme si longtemps contristée du vieux Tulliver. Elle l’admirait et s’humiliait devant lui, sans songer un moment à être jalouse ni de sa supériorité virile, ni de son heureuse chance, ni même du rang qu’il lui enlevait dans l’affection de leur père. — Il rachète amplement ses défauts de caractère, se disait-elle avec une sincérité admirable, et je n’ai point encore expié les fautes qu’il m’a pardonnées.

Un observateur attentif eût noté, parmi les transports de joie auxquels s’abandonnait l’ancien maître de Dorlcote-Mill, des symptômes inquiétans. Le nom de Wakem, — ce nom odieux qu’il évitait naguère de prononcer, — revenait à chaque instant dans les paroles parfois incohérentes qui se pressaient sur ses lèvres longtemps muettes, — et ce nom était toujours prononcé avec l’expression d’un ressentiment amer : c’était celui du spoliateur victorieux, celui du maître imposé par le sort, celui de l’homme qu’il avait fallu servir en le méprisant. Maintenant que la fortune changeait, n’aurait-il pas son tour ? Ne connaîtrait-il pas, lui aussi, l’amertume de la défaite ? Et le vindicatif vieillard, poursuivi jusque dans ses rêves par ces inspirations haineuses que les glaces de l’âge semblent rendre plus âpres et plus poignantes, s’agitait sur son lit, étreignant dans ses bras débiles un chimérique adversaire.

Au retour du grand repas auquel avaient été convoqués tous les créanciers de la faillite Tulliver à la suite du paiement intégral de ce qu’ils avaient à recevoir, M. Tulliver, dont la santé avait été portée mainte et mainte fois, rentrait à Dorlcote-Mill, la tête un peu échauffée. Les toasts solennels, les témoignages de respect qu’on lui avait prodigués, lui portaient au cerveau tout autant que le sherry et le porto dont on les arrose toujours en pareil cas. Il se demandait tout bas comment il n’avait pas rencontré Wakem, — et si Wakem avait déserté Saint-Ogg pour ne pas assister à l’éclatante réhabilitation de son ancien antagoniste, — lorsque l’attorney lui-même lui apparut, monté sur son beau cheval noir. Le malheur voulut qu’il eût quelques observations à faire sur un ordre mal compris ou mal exécuté, et que ces observations fussent empreintes de quelque aigreur. Il n’en fallait pas tant pour ouvrir issue aux passions qui fermentaient chez son irascible subordonné, qui répondit par une insulte à ce qu’il croyait être une insolence préméditée. Leurs voix s’élevèrent aussitôt, et les gens de la ferme, trop éloignés pour intervenir à temps, virent Wakem lever son fouet sur Tulliver, qui venait de lancer son cheval sur l’attorney. Celui-ci, que cette brusque attaque avait surpris, perdit les arçons, et son bras, portant à faux sur le sol, ne put se relever à temps pour contenir son antagoniste, dont la colère aveugle doublait la force. Par bonheur pour tous deux, au moment où ce qui n’avait été d’abord qu’un ignominieux châtiment prenait tous les caractères d’une lutte mortelle, Wakem, que son bras foulé mettait à peu près hors de combat, vit la cravache plombée de Tulliver arrachée des mains furieuses qui la brandissaient au-dessus de sa tête. Maggie était accourue, et, appelés par ses cris, les ouvriers du moulin la suivaient de près. Ils relevèrent l’attorney blême de fureur, mais parfaitement maître de lui. — Vous paierez cher ce que vous venez de faire, dit-il en remontant à cheval. Votre fille est témoin que vous en vouliez à ma vie.

— Allez, allez leur dire que je vous ai battu bel et bien,… répliqua Tulliver, encore enivré de son misérable triomphe… On verra que les braves gens ne sont pas toujours à la merci des fripons.

Mais au moment même où l’attorney disparaissait dans la direction de Saint-Ogg, Maggie, suspendue jusqu’alors au bras de son père, sentit que le vieillard, à bout de rage et de forces, s’affaissait tout à coup sur lui-même. Il était, disait-il, pris de vertiges, et ce fut à grand’peine qu’il put, soutenu par sa fille, regagner son lit, où les médecins, appelés en grande hâte, le trouvèrent dans un état qui laissait peu d’espérances. Cet état s’aggravait d’heure en heure. La journée commencée sous de si heureux auspices allait évidemment finir par une catastrophe. Consterné de voir échouer ainsi ses longs et patiens efforts, Tom contemplait avec une anxiété douloureuse les rapides progrès du mal. Maggie, à genoux près du lit, tenait ses lèvres presque collées aux joues flétries du vieillard. Celui-ci les embrassait tous deux du même regard, — un regard inquiet, profond, plein d’angoisse. — Tom, dit-il enfin,… soyez bon pour votre sœur,… et, si vous le pouvez jamais, rachetez Dorlcote !… Rachetez, pour l’amour de moi, notre vieux moulin… Vous, enfant, ne vous désolez pas !… Ni tendresse ni protection ne vous manqueront jamais… — Puis, ses idées se troublant, son regard devenu plus fixe : — J’ai eu mon tour, disait-il,… armes égales,… je l’ai battu.

— Ah ! père, sanglotait Maggie, vous lui pardonnez ? En ce moment, vous ne lui en voulez plus ?

— Pardonner !… Non… Dieu, peut-être ;… mais si Dieu pardonne à un coquin, il ne punira pas l’honnête homme…

Ce fut presque la dernière parole intelligible que prononça le mourant. Il rendit bientôt à Dieu son âme droite et loyale, mais où la lumière d’en haut pénétrait à peine, et ne jetait qu’un jour douteux.

Tom et Maggie descendirent ensemble, quand tout fut fini, dans le salon où la famille se réunissait chaque soir. Leurs yeux s’arrêtèrent, voilés de larmes, sur le vieux fauteuil de cuir réservé à leur père, et où il ne devait plus s’asseoir jamais. Ce fut la voix de Maggie qui rompit enfin le douloureux silence où ils restaient plongés, l’un en face de l’autre : — Pardonnez-moi, Tom, disait-elle… A présent, il faut nous aimer,… nous aimer toujours,… et malgré tout.


IV

Deux ans après les événemens que je viens de raconter, le beau monde de Saint-Ogg se préoccupait fort d’un mariage en voie de s’accomplir. Le fils unique du plus riche banquier de la ville, l’objet de mille et mille flirtations, le cavalier accompli, le musicien par excellence, l’enfant gâté de toutes les mères en quête d’un gendre, s’était engagé à miss Lucy Deane, charmante et naïve enfant, dont les dix-huit ans, les grâces mignonnes, la douceur spirituelle expliquaient la préférence que Stephen Guest lui accordait sur de plus riches et plus nobles héritières. M. Deane, — l’oncle et le protecteur de Tom Tulliver, — n’était dans la puissante maison Guest et compagnie qu’un associé en sous-ordre, et bien des gens s’étonnaient que le chef futur de cette maison n’eût point porté plus haut ses prétentions matrimoniales.

Fière de son prétendu, heureuse du brillant avenir qui s’ouvrait pour elle, Lucy, dans l’expansion bienveillante de sa joie, voulut y associer sa cousine Maggie. Depuis près de dix-huit mois, malgré les instances de son frère pour la retenir auprès de lui, cette courageuse enfant avait voulu cesser de lui être à charge, et s’était placée comme sous-maîtresse dans un pensionnat éloigné. Le gracieux appel de sa cousine vint l’y chercher au moment où une sorte de découragement inerte s’emparait de cette âme active, de cette organisation impétueuse et passionnée. Pendant la longue absence de Maggie, sa beauté splendide s’était complètement épanouie, et la sévère simplicité de sa toilette semblait faire ressortir, au lieu de l’atténuer, la singulière transparence de son teint brun, l’ardeur de ses yeux italiens, et la rare abondance des cheveux noirs qui ceignaient comme un diadème de jais son front superbe. Une épithète dont on a trop abusé caractériserait mieux que toute autre cette beauté qui s’imposait aux regards par les éclairs émanés d’elle.

Non sans protestations, mais sans effort et sans obstacle, dès la première soirée où la conduisit sa cousine, elle s’empara de cette royauté que les hommes décernent et que les femmes envient. À partir de ce jour-là, les lions de Saint-Ogg se disputèrent l’attention de la pauvre sous-maîtresse, et les douairières de l’endroit se prirent à décrier de leur mieux sa « figure de bohémienne. » Dans ce concerto d’admirations et de jalousies tout à coup déchaînées autour de Maggie, — et qui, tout en l’étonnant, ne devaient pas la trouver indifférente, — la magnifique basse-taille de Stephen Guest ne faisait pas sa partie ; mais le silence qu’il gardait sur les perfections de la nouvelle venue, — et peut-être aussi le redoublement de ses attentions pour miss Lucy, — auraient mis sur ses gardes une personne moins candide et moins inavertie.

La brusque transition survenue dans ses habitudes, la vie du monde substituée tout à coup à l’ennuyeuse routine du pensionnat où elle s’étiolait, le langage flatteur qui sans cesse caressait son oreille charmée, les attentions qui se multipliaient autour d’elle, les hommages ingénieux qui lui étaient rendus de tous côtés, produisaient sur cette vive et délicate nature l’effet d’un philtre puissant. Elle marchait dans cette nouvelle existence comme dans un rêve splendide, éblouie, fascinée, s’appartenant à peine. De temps en temps, un long regard, plus doux, plus caressant que tout autre, sollicitait un de ses sourires. De temps en temps, une voix mâle et vibrante, dont le son la faisait tressaillir, lui révélait un de ces chants inspirés où les grands maîtres de l’art italien ont enfermé, comme un poison subtil, les plus tendres invocations du désir. Ce regard, cette voix la jetaient dans un trouble nouveau pour elle, trouble délicieux dont elle jouissait sans remords. N’étaient-ce pas la voix, le regard de Stephen, le fiancé de Lucy, l’ami de Philip ?

Philip, elle l’avait revu, relevée par son frère du serment qu’elle avait prêté jadis. — Vous êtes libre, lui avait dit Tom, puisque notre père n’est plus, de choisir entre Philip et moi. Je ne l’accepterai jamais pour frère. Voyez s’il vous convient d’en faire votre mari. — Elle l’avait revu en lui tendant cordialement une main qui ne tremblait pas dans celle du pauvre jeune homme. C’était donc, comme autrefois, d’un côté le dévouement absolu, le sentiment unique et dominateur, de l’autre une amitié vraie, une reconnaissance sincère, rien de moins et rien de plus. Pour consacrer sa vie entière à Maggie, Philip eût tout sacrifié, tout bravé. Maggie, hélas ! ne pouvait lui donner en retour qu’une de ces affections sur lesquelles la raison garde ses droits et les circonstances leur empire. Après tout, n’était-il pas naturel qu’il en fût ainsi ? Et comment aurait-il osé s’en plaindre ? Le ciel qui l’avait faite pour inspirer l’amour, — l’inspirer et le partager peut-être, — l’avait créé, lui, pour en souffrir et ne l’inspirer jamais.

Il assista, silencieux témoin, à tout un drame dont sa jalousie lui livrait un à un les secrets les plus intimes, ceux qui échappaient aux acteurs eux-mêmes, et dont ils ne devaient avoir qu’après lui la révélation tardive. Il vit Maggie et Stephen, luttant de froideur affectée, essayer de se persuader qu’ils n’avaient aucun attrait l’un pour l’autre. Il les vit céder malgré eux, sans vouloir y croire et en s’y refusant, à l’entraînement presque irrésistible de cette familiarité dangereuse que l’imprudente Lucy avait voulu établir dès l’abord entre sa cousine et son prétendu. Il eût pu leur dire à l’un et à l’autre, — alors qu’ils se croyaient encore maîtres d’eux-mêmes, — qu’ils ne s’appartenaient plus, et que le sort, non leur volonté, les ferait innocens ou coupables d’une trahison dont la seule idée les eût alors épouvantés.

Parfois, dans les jours qui suivirent ses premières découvertes, le fil qui le guidait dans cet obscur labyrinthe se brisait entre ses mains. Il croyait s’être abusé ; il regrettait d’injustes soupçons, il se félicitait de les avoir repoussés loin de lui. Puis la vérité poignante lui apparaissait de nouveau ; un geste involontaire, un regard lui rendaient toutes ses anxiétés, toutes ses tortures.

La sécurité de Lucy, la loyauté de Maggie le rassuraient aussi parfois. — Si mon frère y consentait, je serais volontiers votre femme, lui avait dit Maggie un jour où, dévoré d’angoisses, il avait voulu sonder ce cœur qui s’ignorait encore. Et miss Deane lui avait suggéré l’idée de dompter la malveillance persistante de Tom en l’aidant à réaliser la dernière volonté du vieux Tulliver, à racheter l’usine patrimoniale, à réinstaller la famille dans le domaine d’où elle avait été chassée.

J’ai dit à quel point Philip était aimé de son père ; ce fut pourtant une terrible lutte que celle où il s’engagea pour le rendre complice de ses projets d’avenir. Wakem n’avait jamais éprouvé contre le père de Tom et de Maggie les sentimens haineux que le pauvre vieillard lui prêtait ; mais le souvenir de l’insulte si gratuite qu’il avait subie vivait encore au cœur de l’attorney. Accepter pour bru la fille de l’homme qui l’avait frappé, rendre aux enfans de cet homme le domaine dont la possession lui avait été reprochée comme s’il l’eût acquis par des voies illégitimes, c’était beaucoup pour une volonté obstinée, pour un caractère naturellement inflexible. À vrai dire, sur cette volonté, sur ce caractère de fer, le frêle Philip exerçait un ascendant irrésistible, dû à sa faiblesse même. En face de cet être désarmé dont il était l’unique appui, et qui, privé du seul bonheur auquel il aspirât, de la seule affection qu’il eût conquise, devait mourir sans avoir connu de la vie autre chose que ses amertumes et ses misères, l’homme d’affaires impassible et froid, le légiste endurci sentait fléchir sa rigidité, tomber ses résistances. Ses colères mêmes, en pareil cas, le mettaient à la merci de Philip, certain de le voir plier quand il en avait subi le rude assaut.

Le fils de l’attorney avait réussi cette fois encore à vaincre l’obstination de son père. Aidé sans le savoir par cet auxiliaire tout-puissant, — et secondé par M. Deane, que miss Lucy avait mis dans ce qu’elle croyait être les intérêts de Maggie et de Philip, — Tom était rentré à Dorlcote-Mill, où sa mère l’avait suivi, où il eût voulu voir revenir Maggie. Celle-ci pourtant, décidée à rester libre et par conséquent à repartir, demeurait en attendant à Saint-Ogg, où la retenait une sorte de torpeur enchantée.

Ils ne s’étaient pas encore dit qu’ils s’aimaient, mais Stephen ne revenait plus chaque jour auprès de Lucy que pour chercher un de ces longs regards noirs de Maggie dont l’éclat le fascinait. Et quand il était au piano, quand Maggie se sentait pâlir aux accens de cette voix nerveuse qui avait sur elle une puissance presque magnétique, Philip assistait palpitant à l’éclosion mystérieuse de cet amour qui le navrait. En le voyant croître et grandir dans le silence et dans les ténèbres, il ne pouvait plus rien attendre, — bien décidé à n’intervenir jamais, — que l’illumination soudaine du premier aveu. Il pressentait que l’âme loyale de Maggie, inerte sous le charme invisible, dominée par l’attraction mystérieuse, se révolterait au premier indice, au premier signal, au premier rayon qui lui dénoncerait l’espèce de larcin bas et lâche dont on pourrait la croire coupable, si elle acceptait l’amour de Stephen.

Un moment il dut croire, il crut ses prévisions réalisées. Où, comment, à quelle occasion furent prononcées les paroles qu’il attendait ? Jamais il ne l’a su ; mais il ne put se tromper à l’air froid et hautain de Maggie, aux regards humbles et désespérés du fiancé de Lucy. Il comprit le départ de la jeune fille, qui, sous un prétexte futile, voulut aller passer plusieurs jours chez une de ses tantes, à quelques lieues de Saint-Ogg. Il devina les angoisses de son rival dans ces courses à cheval où l’amant désespéré semblait prendre plaisir à user ses forces, et dont l’une, — Philip en fut instruit, — conduisit Stephen dans la paisible ferme où Maggie était allée retrouver la sœur de son père. Le fiancé de Lucy put s’y présenter, grâce à l’ignorance de cette excellente femme, comme chargé d’un message de miss Deane pour miss Tulliver. Il put ainsi forcer Maggie indignée, mais émue, à l’écouter encore une fois. Plus habile, il ne l’eût peut-être pas trompée ; mais, sincère et se trompant lui-même, il répondit par de nobles paroles d’abnégation aux fiers scrupules dont elle s’armait contre lui. Elle dut croire qu’il renonçait à elle, et, sans crainte désormais, céda aux instances de sa cousine, qui la rappelait à Saint-Ogg.

Plus un regard, plus un mot échangé entre les deux jeunes gens, et jamais Maggie n’avait été plus prévenante, plus affectueuse pour le malheureux Philip. Elle l’attirait, elle se serrait contre lui, elle évoquait les souvenirs de leur jeunesse. Dissimulée, coquette, elle n’eût pas autrement agi pour exciter la jalousie de Stephen ; mais Stephen ne pouvait être sérieusement jaloux de Philip. Il souffrait simplement à cette pensée, que, mieux aimé de Maggie, il ne devait plus espérer de la fléchir, tandis qu’elle accorderait peut-être un jour à l’amitié que cet être souffreteux et difforme lui inspirait les droits, le bonheur refusés à l’ardeur insensée de son rival.

Les choses en étaient là, quand un soir, — chez M. Deane, où les quatre jeunes gens étaient réunis, comme d’ordinaire, après le dîner, — Lucy, toujours attentive et bonne, proposa d’organiser quelques parties de bateau pour les derniers jours que Maggie devait passer auprès d’elle. En effet, voulant se soustraire aux angoisses d’une situation difficile, et dont sa loyauté souffrait chaque jour davantage, la courageuse enfant venait d’annoncer son départ pour le pensionnat, où elle allait reprendre ses humbles et arides fonctions.

Stephen était particulièrement soucieux ce soir-là, et ne parut pas prendre pour lui l’invitation qui lui était indirectement offerte. Philip, à qui miss Deane s’était naturellement adressée, venait d’accepter avec joie. Un peu piquée, mais sans vouloir en rien laisser paraître, la fiancée de Stephen s’excusait, sur les difficultés de navigation qu’offrait la rivière, de l’appel qu’elle faisait à la complaisance de certains cavaliers, plus ou moins empressés, disait-elle. L’allusion était trop claire pour que Stephen pût se dispenser d’y répondre. — Si vous n’aviez que moi, je serais des vôtres, dit-il sans trop de façons.

— Miss Deane, repartit aussitôt Philip, ne se doutait point, en m’invitant, qu’elle excluait une autre personne. Je résigne donc mes fonctions de rameur.

Stephen, averti par ces mots significatifs, se hâta de protester contre l’intention désobligeante qu’ils lui prêtaient. — Non, dit-il, n’allez pas vous y tromper, cher Philip, c’est le nombre des passagers, nullement leur qualité, qui me ferait décliner l’honneur d’escorter miss Deane… A quatre, la manœuvre de nos petits bateaux est horriblement gênante… Arrangeons mieux les choses… Nous alternerons, vous et moi… Commencez demain… Je prendrai ma revanche à la première promenade.

Tout était ainsi convenu, mais Philip avait compté sans les crises fréquentes qui fatiguaient sa débile santé. Le lendemain matin, il se sentit hors d’état de sortir, et, par un billet, pria Stephen de le remplacer.

Ni de cette journée ni de celle qui suivit, Philip ne put quitter sa chambre, où son père le gardait à vue et l’entourait de soins assidus. Le surlendemain, on lui remit une épaisse enveloppe dont la suscription le fit tressaillir. Il venait de reconnaître récriture de Maggie, et la lettre était timbrée d’un petit port situé sur la côte, à plusieurs lieues de l’embouchure de la Floss.

Voici ce que contenaient ces pages, tracées à la hâte, et dont le désordre même avait son éloquence :

« Philip, mon ami, mon frère, écoutez-moi ! Je suis perdue,… perdue à jamais pour vous. Peut-être le savez-vous déjà ; mais vous ignorez, et il faut que vous sachiez tout ce qui est arrivé… Il faut que vous me compreniez, que vous me pardonniez. D’autres ne voudront ni me pardonner ni me comprendre.

« Hier, à midi, je vous attendais. Lucy, — vous devinez pourquoi, vous savez combien elle vous prête volontiers assistance, — avait voulu nous devancer en voiture avec son père jusqu’à Luckreth, où elle avait, disait-elle, quelques emplettes à faire. Nous irions l’y rejoindre en bateau ; puis, tous trois, nous reviendrions ensemble.

« J’étais seule. Je vous attendais. À l’heure dite, on a sonné. J’ai couru au-devant de vous. Il a paru devant moi. Je ne vous le nomme pas, à quoi bon ? Quand il m’a dit pourquoi il venait, quand je lui ai appris le départ de Lucy : « Eh bien ! m’a-t-il dit, restons-nous, partons-nous ? Décidez ! » Je tremblais comme la feuille. « Nous ne pouvons partir, lui dis-je. — Soit… Demeurons donc. »

« Et il me regardait comme il ne m’avait plus regardée depuis bien des jours. Je cherchais un prétexte pour l’éloigner : — L’homme du bateau est venu chercher les coussins. Il attend… allons le prévenir. — Le prévenir de quoi ? murmuraient ses lèvres distraites… Son regard me poursuivait toujours. J’avais la gorge serrée. Je ne trouvais plus une parole… — Allons, me dit-il tout à coup en me prenant la main, nous n’avons plus longtemps à nous voir… Venez !

« Et je l’ai suivi… Pourquoi ? comment ? Dites-le-moi, si vous avez le secret de cette irrésistible et passagère fascination. Je l’ai suivi comme vous avez pu suivre, dans un rêve, quelque redoutable fantôme qui vous effrayait et vous attirait tout à la fois.

« Après m’avoir assise au fond de la barque, disposé autour de moi les coussins, ouvert et mis dans mes mains inertes le parasol qui devait protéger mon front, il s’est mis à ramer, toujours muet. À peine de temps à autre un mot caressant, parti de ses lèvres, venait-il me rappeler ce son de voix que je n’ai jamais entendu en vain. Le rêve continuait. Le soleil brillait, la brise était fraîche ; le bruit cadencé des rames, l’éclat du ciel, l’aspect mouvant des rives, ce regard fixé sur moi, ce silence obstiné, tout contribuait à me bercer, à m’enivrer, à m’étourdir. Je n’étais plus un être vivant et voulant, j’étais une épave que le flot emportait.

« Songez, Philip, que je vous parle ici comme je parlerais à Dieu lui-même, sans craindre qu’un ange vînt me démentir. — De temps en temps une vague pensée me venait que la barque allait toucher terre et que le rêve finirait.

« Tout à coup, — après combien de temps, je ne sais, — il cessa de ramer, posa les avirons au fond de l’esquif, et son regard s’abaissa sur l’eau, comme s’il mesurait la rapidité avec laquelle la barque pouvait marcher d’elle-même sous la seule impulsion du courant. Je sortis seulement alors de ma torpeur et jetai un rapide regard sur les bords du fleuve. Ils ne m’offraient aucun de ces paysages qui me sont si familiers. Une crainte subite vint m’éclairer. — Nous avons passé Luckreth, m’écriai-je. — Depuis longtemps, me répondit-il.

« Cet étrange aveu, et le calme accent avec lequel il m’était fait, me laissèrent stupéfaite. Ils m’eussent indignée, si j’eusse pu voir la moindre préméditation dans ce qui venait de se passer ; mais il était bien évident qu’en venant le matin, il ne savait pas me trouver seule, bien évident qu’il n’avait pas songé un instant à m’engager malgré moi dans cette voie presque sans retour où nous venions d’entrer tous les deux. Vous-même, Philip, vous-même, à ce moment, n’auriez pu l’en soupçonner.

« — Que faire à présent ? lui dis-je, sans bien comprendre moi-même l’espèce de tranquillité désespérée avec laquelle je lui parlais, alors que les transes de l’agonie intérieure comprimaient mon cœur glacé. J’avais devant les yeux le visage de Lucy, sa douce et pure physionomie, son regard douloureux et méprisant. Il vint alors s’asseoir près de moi : — Maggie, me dit-il, nous ne pouvons plus songer à revenir sur nos pas… Puis, dénouant mes mains crispées l’une dans l’autre, il ajouta, sur le ton de la conviction la plus absolue : — Ne rentrons là-bas qu’unis à jamais,… quand notre amour n’aura plus rien à redouter de personne,… quand vous serez ma femme…

« Ces paroles, fermes, décisives, semblaient un oracle de la Providence. Elles m’ouvraient, pour ainsi dire, les portes de l’avenir ; le prestige en était irrésistible. Obstacles, remords, tout semblait disparaître à la fois. — Voyez, reprit-il, nous ne sommes pour rien dans tout ceci. Les autres ont tout fait… Le sort a décidé… La marée elle-même nous emporte loin de ce qui nous séparait… Elle nous pousse vers Torby, où nous prendrons terre. De là, dans peu d’heures, nous serons à York,… et York est bien près de l’Ecosse… Nous ne ferons halte que là… Nous ne nous abriterons sous le même toit que lorsque nous serons irrévocablement l’un à l’autre… » Étranges projets, assurance et calme plus étranges encore !… Mais quand un instinct secret me poussait à me révolter contre cet ascendant que sa volonté prenait sur la mienne, une pensée me venait qui arrêtait tout reproche et tout refus : je sentais qu’il avait cédé à la même impulsion que moi. Ma faiblesse m’expliquait la sienne. De quel droit m’indigner ? Comment échapper à la nécessité qui nous assiégeait de toutes parts ?

« Tenez, Philip, je sens que j’ai entrepris une justification impossible… Je le sens, et je serais tentée d’anéantir ces lignes, les premières que je trace depuis que le rêve est dissipé, depuis que j’ai recommencé à m’appartenir. D’ailleurs je devine tout ce que vous souffrez, en les lisant. Je n’explique plus, je raconte, et en aussi peu de mots que possible.

« Quand il me vit m’abandonner, inerte, à sa volonté, il n’ajouta plus un mot qui pût me rappeler à moi-même. La brise fraîchissait. Il m’enveloppa des pieds à la tête dans son manteau, et, retournant à ses rames, pressa notre course vers Torby. En quittant Saint-Ogg, nous avions croisé plusieurs bâtimens à voile ou à vapeur. Depuis une heure ou deux, nous n’en rencontrions plus que de loin en loin. Il en vint un derrière nous qui marchait dans la même direction que notre esquif, et nous gagnait évidemment de vitesse. Il le regarda avec attention, et frappé d’une pensée subite : « Maggie, me dit-il, vous êtes lasse… La pluie peut venir… Nous aurions de la peine à gagner Torby. Ce bâtiment qui arrive sur nous n’est qu’un caboteur du commerce, et nous n’y serons peut-être pas très comfortablement installés ; pourtant, s’il est frété pour Mudport ou tout autre point de la côte au nord, il serait mieux d’y monter… » La peur me prit à ces mots ; mais la peur, à quoi sert-elle ? Je ne trouvais pas, dans le désordre de mes pensées, une seule objection plausible à ces arrangemens devenus inévitables. Je me tus donc, et il rama de manière à pouvoir accoster le navire. Il dit au capitaine, en le hélant, que nous nous étions laissés entraîner… — Cette dame,… ma femme, ajouta-t-il, se reprenant, est épuisée de fatigue et de faim… Si vous pouviez remorquer notre esquif et nous prendre à bord, vous nous rendriez un vrai service. » Le maître du navire, un Hollandais, consentit sans peine à cet arrangement. Les coussins de notre barque servirent à m’installer commodément sur le banc de poupe, aucune cabine n’existant sur ce petit navire où une femme pût être logée. Une heure après, les cinq hommes d’équipage avaient cessé, de nous regarder avec cette curiosité qui m’était importune. La main dans la main, nous causions tout bas. Je n’éprouvais plus ni scrupules, ni repentir. Le pas était franchi, me semblait-il, et la question à jamais tranchée. Le songe durait encore, brillant comme l’horizon, où le soleil s’abîmait derrière un immense rideau de nuages empourprés. Ce fut ainsi que le sommeil vint me prendre. Chose étrange, Philip, toute cette nuit-là je ne rêvai que de vous, de vous et de mon frère cependant, car, au moment où les frissons du matin vinrent m’éveiller, j’avais devant les yeux son front sévère, dans les oreilles l’accent de sa voix irritée.

« J’étais seule quand mes yeux s’ouvrirent : lui n’était plus là. Souvenirs poignans, honte, terreur, tout me revint. Le prestige était évanoui. La vérité m’apparaissait, dure et menaçante. Dans son miroir cruel dont je ne pouvais plus détourner mes regards, je me voyais sous un aspect qui m’était nouveau, celui d’un être égoïste, perfide, qui ment et trahit. Je m’étais dit cent fois qu’avant de me laisser égarer jusqu’à cette ignominie, j’aimerais mieux être morte. Eh bien ! elle était là, je cédais. Le devoir parlait, je ne l’écoutais plus. Mon âme, que j’étais accoutumée à voir tendre naturellement vers les hauteurs, vers la lumière sereine et l’atmosphère épurée, se traînait, sous le fouet des passions, dans je ne sais quels lieux obscurs, et glissait sur un limon empesté. — Où allait-elle ainsi ? au bonheur ? — Est-ce que je serais jamais heureuse, songeant à Lucy, songeant à vous, songeant à mon frère, à ces trois nobles cœurs en qui j’aurais tué l’espérance et la foi ? Lui-même pourrait-il jamais croire, espérer en cette femme qu’il aurait vue à la merci d’un entraînement désavoué par sa conscience ?

« Qu’ajouterai-je, Philip ? Ce fut là, pour ainsi dire, un baptême nouveau. Le jour se levait en moi, comme sur la mer. Je me sentais retrempée par ces fortes brises qui toute la nuit avaient passé sur mon front fiévreux. L’heure de la faiblesse était passée. Une rude journée commençait ; mais je me sentais la volonté, le courage d’une lutte égale au péril. Cette lutte, vous pressentez ce qu’elle a dû être ; Dieu aidant, — et votre souvenir aussi, — je n’y ai pas succombé. Si jamais il a dû me savoir inflexible, c’est quand, lui laissant ma main qu’il pressait sur son cœur ému, et répondant par un sourire affectueux à son regard plein d’angoisse, j’accueillis amicalement ses premières questions. Peu à peu, sans un mot échangé sur notre situation, il devinait ma pensée. Mieux il la devinait, moins il osait soulever le voile transparent qui la lui cachait encore. Il ne pouvait se décider à parler de ce qui, peu d’heures auparavant, était devenu pour lui et pour moi le sujet d’une causerie presque familière. Ce fut seulement en vue de Mudport qu’il dut se résoudre à mentionner les arrangemens qu’il allait prendre pour la suite de notre voyage. Dès les premiers mots, je l’arrêtai : — Non, lui dis-je, nous ne partirons pas ensemble… Nous allons nous séparer ici…

« Ces choses que je vous raconte se sont-elles bien réellement passées aujourd’hui même ? Et moi qui vous écris, seule, dans une maison inconnue, en attendant l’heure où le stage-coach va me ramener auprès de ma mère, — est-ce moi qui, tantôt essayant de calmer, de consoler cette âme irritée, ce cœur ulcéré par d’inébranlables refus, sentais encore les tressaillemens douloureux de la passion mal étouffée, les remords d’un parti pris cruel, les indécisions d’une volonté vacillante ?

« Si j’osais vous revoir, Philip, je ne vous aurais point écrit ; mais de bien longtemps au moins, si ce n’est à jamais, je sens que je ne pourrai me retrouver en face de vous ou de Lucy. Je sais que, relevée à mes propres yeux d’une chute irréparable par l’effort énergique auquel je dois mon salut, je ne saurais l’être aux vôtres ni surtout aux yeux du monde. Plus riche, plus libre par conséquent, — et si une pareille démarche ne devait pas me faire mal juger, — je quitterais mon pays. En attendant que le temps m’ait permis de recouvrer, avec l’estime publique, le seul moyen que j’aie ici-bas de gagner ma vie, il faut plier la tête et subir toutes les humiliations que l’avenir me réserve. Je pressens qu’elles seront amères, et si, pour m’y soustraire, un simple vœu suffisait, je demanderais à Dieu de me reprendre cette existence dont j’ai fait jusqu’à ce jour un si triste usage.

« Philip, plaidez ma cause auprès de Lucy. Et qu’elle ne pardonne pas à moi seule une erreur, une faute, qui sont à moi plus qu’à lui ! »

Pendant que Philip lisait et relisait, — Dieu sait avec quelle amertume de cœur et quel écrasant retour sur lui-même, — cette confession navrante, tandis qu’il pesait une à une les mille raisons qui lui rendaient impossible de courir au secours de Maggie, Tom Tulliver, les traits plus contractés, les gestes plus brusques encore qu’à l’ordinaire, son chapeau rabattu sur ses sourcils froncés, ses mains plongées dans les poches de son surtout, promenait ses inquiétudes et sa colère dans le jardin de Dorlcote. Sa mère, de temps en temps, venait jeter sur lui, par une des fenêtres du vieux moulin, un regard effaré. Ils ne savaient encore, ni l’un ni l’autre, ce qu’était devenue Maggie depuis sa mystérieuse disparition. Tom n’avait pas cru devoir aggraver le scandale en courant lui-même sur les traces de sa sœur. Il avait chargé de ce soin un ami d’enfance aussi dévoué à Maggie qu’à lui-même, et cet ami, revenu de Mudport, — où naturellement il n’avait pu se procurer aucune nouvelle du couple fugitif, — lui avait annoncé que, selon toute apparence, les deux jeunes gens étaient passés en Écosse. Restait à savoir si le mariage s’était accompli, ou si la jeune fille, déjà perdue de réputation, n’avait pas obtenu la seule réparation qui pût atténuer sa faute.

Dans un moment où il tournait le dos à la porte du jardin et regardait, sans les voir, les bouillonnemens de la chute d’eau battue par les roues, une femme de haute taille apparut tout à coup sur le seuil. À peine osait-elle avancer, à peine pouvait-elle se tenir debout, affaissée sous la frayeur que lui causait ce frère impeccable, inexorable, qui jamais ne lui montrait l’indulgence dont elle avait maintenant si grand besoin. Cette indulgence, elle ne la souhaitait point pour sa faute ; elle y aspirait comme à un des moyens d’expiation qui lui étaient encore laissés. Le bruit du loquet n’attira pas l’attention de Tom, assourdi par le bruit de l’eau tourmentée. Lors donc qu’il se retourna, il se trouva tout à coup en face de cette pauvre créature, dont la pâleur effarée, l’air de souffrance et d’abattement confirmaient les plus tristes conjectures qu’il eût pu former.

— Êtes-vous mariée ?… lui demanda-t-il brusquement. Elle ne répondit pas.

— Que venez-vous faire ici ?

— Je viens, dit-elle humblement, y chercher asile auprès de vous.

— Je n’ai pas d’asile pour une femme de votre espèce, reprit-il d’une voix que la rage seule faisait trembler. Vous nous avez tous déshonorés. Vous avez avili le nom de notre père. Vous avez été une malédiction pour tous ceux qui vous ont aimée. Vous avez agi bassement, traîtreusement… Aucune considération n’a pu vous retenir, aucun lien vous rester sacré… Vous ne m’êtes plus rien, sachez-le !…

En ce moment, leur mère à tous deux parut à la porte de la maison. La vue de sa fille, mais surtout les paroles de son fils la clouèrent indécise sur les degrés. Maggie avait repris un peu de courage. — Tom, disait-elle, avant de méjuger, il faut m’entendre. Peut-être ne suis-je pas aussi coupable que vous le pensez…

— Coupable ou non, je ne sais quel sens vous attachez à ce mot, — interrompit-il, passant tout à coup de la colère à une froideur glaciale qui était bien autrement effrayante, — vous ne nierez pas que vous n’ayez engagé avec… qui vous savez… des relations clandestines… Vous ne nierez pas qu’il vous ait vue, sans l’aveu des vôtres, après qu’il vous avait parlé de sentimens que vous deviez repousser avec horreur… Vous ne nierez pas que, seule avec lui, on vous ait vue passer devant Luckreth, et, quelques heures après, débarquer à Mudport… Vous ne nierez pas non plus, je pense, que vous ayez ainsi brisé le cœur d’une parente et d’un ami… Tout cela vous laisse-t-il innocente ?…

Chaque parole de son frère tombait comme un lourd marteau de fer sur la conscience affaissée de Maggie. Elle ne savait plus discerner, dans ces foudroyantes accusations, ce qui était motivé de ce qui était injuste ; elle ne trouvait plus en elle-même ni la force, ni la volonté de s’excuser.

— Eh bien ! frère, disait-elle à mots entrecoupés,… je me repens… Je suis au supplice,… Tout ce qui pourra expier ma faute… Aidez-moi,… préservez-moi de moi-même !… Je lutterai…

— Eh ! qui peut vous préserver ? reprit son frère avec un redoublement d’amertume. Ni la religion n’a d’empire sur vous, ni les sentimens les plus vulgaires de reconnaissance et de loyauté… Songez donc que cet homme n’est pas le premier pour qui vous ayez sacrifié vos devoirs… Allez, vous êtes pire que lui !… Et ce qui m’empêche de courir le tuer à cette heure même, c’est, Dieu me pardonne, que je devrais commencer par… Tenez, vous m’inspirez un dégoût profond… Vous parlez de lutter !… Est-ce que vous avez jamais su ce que c’est ? Je le sais, moi !… J’ai eu, moi aussi, des sentimens à dompter, des passions à vaincre… J’ai tout vaincu, tout subordonné au devoir… Ma vie a été bien autrement rude que la vôtre, je pense… Eh bien ! je l’ai supportée en homme de cœur et de conscience… Cet honneur sévère que j’ai gardé ne servira pas à voiler votre infamie… Le monde ne pourra pas dire que j’aie sanctionné, excusé une conduite comme la vôtre… Si vous manquez de pain, j’en ai pour deux, et vous n’avez qu’à parler. Ma mère vous enverra des secours ; mais vous n’habiterez plus sous ce toit… Allez-vous-en !… Votre vue me fait mal.

Le désespoir dans le cœur, Maggie obéissait à cette rade parole. Elle avait déjà fait quelques pas vers la porte du jardin, quand la pauvre mistress Tulliver, — trouvant au fond de son cœur de mère un de ces élans qui valent tous les dons de l’intelligence et rachètent toutes ses infirmités, — courut vers elle en pleurant :

— Attendez, mon enfant !… je vais avec vous, disait-elle… Si vous n’avez plus que moi,… vous m’avez.

Tom, peut-être près de faiblir, était rentré dans la maison.

— Venez, dit sa mère quand elle ne le vit plus, et se sentit dès lors un peu moins terrifiée… Entrez avec moi ;… je vous coucherai dans mon lit… Il vous laissera ;… je l’en prierai, il ne me refusera point.

Un faible gémissement et un signe de tête annoncèrent que Maggie n’entrerait jamais plus dans cette maison, d’où elle venait d’être si durement repoussée.

— Eh bien donc ! attendez-moi devant la porte ;… je vais vous suivre.

Quand mistress Tulliver, son chapeau sur la tête et son châle sur les épaules, sortit de sa chambre, elle trouva Tom sur son passage : — Tenez, mère, lui dit-il, voici de l’argent… Vous savez que cette maison est vôtre… Venez-y quand vous voudrez, demandez-moi tout ce qui vous sera nécessaire.

La pauvre mère était trop effarouchée pour répondre un seul mot. Elle prit les billets de banque qu’on lui tendait et alla rejoindre sa fille.


V

Si Maggie était rentrée à Saint-Ogg, portant le nom de mistress Stephen Guest, et l’heureuse épouse du plus beau parti de cette honorable cité, nul doute que son arrivée n’eût soulevé quelques légers murmures, car enfin, après tout, miss Lucy Deane était une personne fort aimée, fort intéressante, et qu’on eût vue à regret si mal récompensée de sa confiante bonté ; mais, les premiers jours passés, que d’excuses, que d’atténuations n’eût-on pas trouvées pour la conduite de la belle et riche épousée ! Compromise par l’imprudence d’un jeune étourdi, égaré, lui, par une véritable passion, pouvait-elle se refuser à ce mariage qu’il avait su rendre indispensable ? Fallait-il, par égard pour sa cousine, — et alors que celle-ci n’était plus aimée de son prétendu, — sacrifier sa vie, perdre son avenir ? Peut-être eût-il mieux valu que l’amour dévoué de Philip fût payé d’un plus complet retour : il le méritait, sans nul doute ; mais quoi ? Ce pauvre garçon était-il fait pour une si belle personne ? N’eût-il pas été monstrueux de voir unis tant de force et tant de faiblesse, tant de charmes et une difformité pareille ?

Maggie, au contraire, revenait fidèle à ses devoirs après une des plus terribles épreuves qu’elle pût avoir à subir ; mais elle revenait pauvre, sans protecteurs, et son frère, son appui naturel, la répudiait, l’abandonnait hautement. Dès lors, l’affaire prenait un tout autre aspect. En admettant qu’elle ne fût point tout à fait une « intrigante avisant à se faire épouser par le fils du plus riche banquier de la ville, elle n’en avait pas moins oublié toute retenue, toute pudeur, en laissant percer son goût pour le prétendu de son amie la plus chère. Elle lui devait tant ! C’était moins une cousine qu’une sœur. Qu’attendre après cela d’une personne si peu retenue, et dont les yeux avaient une si étrange éloquence ?… On pouvait arguer, en sa faveur, d’une lettre écrite par Stephen, et où il assumait tout le tort de leur équipée : mais franchement un gentleman ne devait-il point ce témoignage à une jeune personne si singulièrement affichée ?… Quant à M. Tom Tulliver, il s’était conduit en digne et honnête homme. Il méritait évidemment que la fortune lui sourît… La disgrâce de sa sœur ne devait pas rejaillir sur lui, et il fallait bien espérer que, par égard pour les siens, elle se déciderait à émigrer, en Amérique, en Australie, le plus loin possible.

Maggie n’était point de cet avis. Les premiers affronts qu’elle subit, les premiers regards qui se détournèrent d’elle, les premiers sourires ironiques qu’elle surprit au bord de ces mêmes lèvres qui la flattaient autrefois, produisirent en elle cette réaction violente qui retrempe le courage et affermit les résolutions une fois prises. Vainement quelques amis timides lui firent-ils insinuer, par le digne ministre de la paroisse, qu’une jeune fille de son âge ne pouvait engager avec l’opinion publique, même faussée, égarée, un duel dont l’issue n’était point douteuse. Il ne convenait pas à un caractère comme le sien de fuir le danger quand il ne menaçait qu’elle.

Etablie dans une pauvre maisonnette à l’extrémité d’un faubourg de Saint-Ogg, elle ne voulut pas condamner sa mère à partager une vie de privations et d’affronts, et après quelques semaines mistress Tulliver se laissa persuader de rentrer à Dorlcote, où elle comptait ramener bientôt sa fille. La pauvre femme méconnaissait en ceci l’obstination de Tom et la hauteur d’âme de Maggie, tous deux victimes de ce long malentendu qui durait depuis le temps où ils cueillaient ensemble les marguerites des prairies que baigne la Floss.

Cette rivière donnait en ce moment aux vieillards du pays d’assez graves inquiétudes. À un été d’une sécheresse exceptionnelle, d’abondantes pluies avaient succédé dès les premiers jours de septembre. Les vents étaient froids et variables. Les moissons n’avaient pu s’achever dans certains districts. Soixante ans auparavant, des symptômes analogues avaient précédé une terrible inondation qui emporta les ponts de Saint-Ogg et menaça d’engloutir sa prospérité, alors naissante. Les vieillards hochaient donc la tête, et comme d’habitude les jeunes gens riaient entre eux de ces funestes pronostics que l’expérience du passé ne justifiait pas dans leur esprit.

Seule en sa misérable chambre, où le mauvais temps la confinait depuis quarante-huit heures, Maggie, à la lueur d’une pauvre chandelle, lisait et relisait pour la vingtième fois une lettre qu’elle avait reçue le jour même. Revenu de Hollande, où il était allé porter ses premiers regrets, Stephen s’était arrêté à Mudport, où personne ne le savait encore ; il lui avait fait passer, sous le couvert d’un ami sûr, quelques pages d’instances passionnées ; pour lui peindre son désenchantement, sa solitude désespérée, ses angoisses, la ruine de toutes ses espérances, l’anéantissement de toutes ses volontés, il avait trouvé des paroles qui l’agitaient malgré elle, et auxquelles son ardente imagination prêtait l’accent d’une voix adorée. Un moment, lasse de souffrir, aspirant à pleines bouffées le bonheur idéal qui lui était encore offert, elle saisit une plume pour tracer un mot, un seul, qui allait décider de son sort ; mais l’impossible se dressa de nouveau devant elle, et sur la page même où elle allait écrire : Venez ! elle traça les sublimes paroles du chrétien courbé sous la croix : Je l’ai reçue de toi, ô mon Père,… je la porterai jusqu’à la mort ! — Puis, le front sur ses mains, elle s’absorba dans une prière fervente, où vint la surprendre un profond engourdissement de tout son être.

Une vive sensation de froid, un bruit inexplicable pour elle, qu’avait amorti d’abord celui de la pluie battant aux carreaux, la tirèrent de cette somnolence douloureuse. Elle redressa la tête ; son flambeau était éteint, mais elle comprit tout en un instant. Une nappe d’eau, haute à peine de quelques lignes, couvrait déjà le plancher de la chambre.

S’élancer dans l’obscurité, trouver à tâtons un autre flambeau et l’allumer en hâte, ce fut l’affaire d’un instant. Ses hôtes couchaient au même étage qu’elle. Ses cris les réveillèrent en sursaut. — L’inondation ! disait-elle, l’eau monte !… Aux barques, aux barques ! Elle s’était immédiatement rappelé les deux barques amarrées justement au pied de la maison, et qui appartenaient au propriétaire. En ce moment-là même commençait contre les volets une série de coups assourdis, comme ceux d’une masse de bois dont on se fût servi avec précaution pour les enfoncer sans bruit. L’hôte ne s’y trompa point : — Dieu soit loué, s’écria-t-il,… ce sont les barques !… Elles sont encore là… la chaîne n’a pas cédé !…

La fenêtre ouverte, un grand flot envahit la chambre. Maggie se jeta sur une des barques ; l’hôte sauta dans l’autre par un premier mouvement.

— Ma femme,… le petit,… s’écria-t-il ensuite, et au moment de rentrer dans la maison : Mais vous ? vous ?… disait-il, voyant Maggie debout, un aviron à la main, pâle sous ses longs cheveux noirs dénoués que l’eau collait à ses tempes.

Maggie n’eut pas même le temps de répondre. Un nouvel effort des eaux irritées brisa l’amarre de sa barque, et l’instant d’après elle était en pleines ténèbres, voguant sur des flots invisibles et tumultueux. Ce qui advint d’elle pendant cette nuit terrible, elle seule aurait pu le dire. S’éloignant à force de rames du lit de la rivière, où un courant impétueux l’eût emportée vers la mer, elle louvoya sans doute sur les eaux basses qui couvraient la plaine. Tant que dura la nuit, elle ne pouvait s’orienter. Dès la première aube, elle dut, sur ce coin de terre qu’elle connaissait si bien, discerner à quelques repères familiers, — un clocher, une hauteur, les levées de la Ripple, qu’on apercevait encore par endroits, — la direction dans laquelle il fallait chercher Dorlcote-Mill.

Là étaient son frère et sa mère. Elle dut, pour aller à leur secours, traverser une fois encore le terrible courant des deux rivières réunies, la Ripple et la Floss. Par quel prodige d’énergie et de vigueur elle y réussit, je ne me charge pas de l’expliquer. Ce qui est certain, c’est que la matinée commençait à peine quand sa barque arriva en face du vieux moulin, submergé jusqu’au premier étage, mais debout encore, après tout, derrière son rideau d’épicéas et de châtaigniers.

— Tom !… ma mère !… où êtes-vous ? cria-t-elle d’une voix épuisée, mais encore perçante.

— Qui est là ? répondit des greniers la voix de Tom… Amenez-vous une barque ?

— C’est moi… Maggie !… Où est ma mère ?

— Dieu merci, elle n’est pas là… Chez sa sœur depuis avant-hier… Seule, Maggie !… vous êtes seule ! ajouta-t-il, surpris au plus haut point quand il eut ouvert la fenêtre soigneusement close où il venait de descendre pour se trouver de niveau avec l’embarcation.

— Seule,… oui… Dieu me guide… Montez, montez vite !…

Ce furent les derniers mots sortis de ses lèvres qu’une oreille humaine ait pu recueillir.

Le frère et la sœur se mirent à ramer vers Saint-Ogg. À l’entrée de la ville, un peu sur la gauche de la rivière, et à quelque cent mètres de ses bords, était la villa où on avait emmené Lucy, convalescente après une longue maladie. La barque, en vue d’un sauvetage expiatoire, se dirigea de ce côté. Lorsqu’elle rentra dans le courant de la Floss, les eaux étaient couvertes d’énormes débris de charpente enlevés au chantier d’une jetée alors en construction. Le soleil brillait au ciel et versait à flots sa riante lumière sur cette immense scène de désastre. De tous côtés, aux fenêtres, on signalait, on hélait le frêle esquif. Une grosse barque chargée de passagers lui jeta en passant un dernier avis : — Prenez garde !… attention !… quittez le courant !… criaient-ils à Tom.

Le jeune homme se dressa sur son banc et tourna la tête : une masse de madriers et de planches fortement et fatalement unis venait droit sur la petite barque. Il mesura de l’œil la distance qui les séparait, vit que le choc était inévitable, jeta sa rame, et courut à sa sœur, qu’il embrassa dans une étreinte suprême… Voulait-il simplement la sauver ? Lui demandait-il pardon ?… Qui le saura jamais ?… L’instant d’après, la barque et ceux qui la montaient disparurent sous les flots. On vit, au bout d’une minute ou deux, émerger une masse informe qui plongeait et reparaissait alternativement à fleur d’eau : c’était la quille du bateau remontant ainsi par intervalles.

À Dorlcote, près de la vieille église, est une tombe où furent déposés ensemble, bientôt après l’inondation, deux corps que la mort semblait avoir surpris enlacés dans un dernier baiser : l’un d’eux était celui d’un honnête homme ; une âme grande et généreuse avait habité l’autre. Au-dessous du nom que les deux victimes avaient porté, une main amie, — on devine peut-être laquelle, — a fait inscrire ces simples mots : « Unis jusque dans la mort. » — IN THEIR DEATH THEY WERE NOT DIVIDED.


E.-D. FORGUES.


  1. The Mill on the Floss, by George Eliot, author of Scenes of clerical Life and Adam Bede : three vols, William Blackwood, Edimurgh and London 1860. — La touchante histoire publiée sous ce titre par l’auteur d’Adam Bede nous a paru comporter le procédé particulier d’analyse critique que nous avons appliqué dans la Revue à quelques récits anglais, tels que Thorney-Hall (livraisons du 15 mai et du 1er juin 1856), et Georgy Sandon (livraisons du 15 juillet et du 1er août 1859).