Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 65-78).




CHAPITRE VI


Rapineries de la gouvernante, et espiègleries que je fis.


Fais comme tu verras, dit le proverbe, et il dit très bien. À force de réfléchir sur ce conseil, je suis parvenu à prendre la résolution d’être vaurien avec les vauriens, et de l’être même plus que tous les autres, s’il m’était possible. Je ne sais si j’ai réussi, mais je puis protester que je n’ai rien épargné pour cela de tout ce qui a dépendu de moi. J’imposai d’abord la peine de mort aux cochons qui entreraient dans la maison et aux poulets qui pourraient venir de la basse-cour dans ma chambre.

Un jour que j’étais à jouer avec les autres domestiques, il entra chez nous deux cochons, les plus beaux que j’aie vus de ma vie. Je les entendis grogner et aussitôt je dis à un de mes camarades : « Va voir qui grogne ainsi dans notre maison. » Il y alla, et rapporta que c’étaient deux gros porcs. À cette nouvelle je feignis de devenir furieux, je courus à eux sur-le-champ et, en disant qu’il fallait être bien imprudent pour venir grogner dans la maison d’autrui, je leur enfonçai à chacun, jusqu’à la garde, portes closes, une épée dans la poitrine. Après quoi nous les égorgeâmes. Pour que l’on n’entendît pas le bruit qu’ils faisaient, nous criions tous ensemble de toutes nos forces, comme si nous chantions, et ils moururent ainsi entre nos mains. Nous les vidâmes, nous en recueillîmes tout le sang, et nous les grillâmes à moitié dans la basse-cour sur de simples lits de paille. Ainsi quand les maîtres arrivèrent, tout était déjà fait, quoique mal, à l’exception du boudin qui n’était pas encore achevé ; et cela n’était pas faute de nous presser, car pour aller plus vite, nous laissâmes dans les boyaux la moitié de ce qu’il y avait. Don Diégo et le majordome surent l’aventure et se fâchèrent fort contre moi, de sorte que les hôtes, qui ne pouvaient se contenir de rire, furent obligés de s’intéresser en ma faveur. Mon maître me demanda ce que je dirais si l’on m’accusait et si j’avais été arrêté par la justice. Je lui répondis que je me nommerais La Faim, parce que ce nom convient fort aux étudiants, et j’ajoutai que si cela ne suffisait pas, je dirais qu’à l’air de familiarité avec lequel ils étaient entrés, comme dans leur maison, sans frapper à la porte, j’avais cru qu’ils étaient à nous. Tout le monde éclata de rire en entendant mes excuses, et Don Diégo me dit : « Par ma foi, Pablo, tu t’aguerris bien ! » En effet, il était étonnant de voir mon maître tranquille et pieux, tandis que moi je devenais de jour en jour plus espiègle : nous étions le parfait contraste l’un de l’autre.

La gouvernante était au comble de la satisfaction, parce que nous étions tous deux d’accord. Nous nous étions ligués contre la dépense. C’était moi qui la faisais, et j’avais hérité du dépensier Judas je ne sais quel amour pour ce qu’on appelle, en termes de l’art, faire danser l’anse du panier. La viande, dans les mains de la gouvernante, ne suivait point l’ordre de la rhétorique, elle allait toujours du plus au moins. Quand cette femme pouvait servir de la chèvre ou de la brebis, elle ne donnait pas du mouton. S’il y avait des os, elle ne mettait avec eux rien de maigre, de sorte qu’elle faisait des pot-au-feu qui étaient phtisiques à force d’être faibles, et des bouillons si blancs qu’on aurait pu en faire, quand ils étaient refroidis, des colliers de cristal pour les deux Pâques. D’autres fois, pour différencier et rendre gras le pot-au-feu, elle y mettait des bouts de chandelle. Elle disait à mon maître, quand j’étais présent : « Il n’y a certainement pas de domestique comme Pablo… S’il n’était pas espiègle !… Mais gardez-le, Monsieur, car on peut bien lui passer ses espiègleries, en considération de sa fidélité. Il apporte du marché ce qu’il y a de meilleur. » J’en disais autant d’elle, et nous en imposions ainsi à toute la maison.

Si nous achetions ensemble du charbon ou du lard, nous en cachions la moitié et nous disions, elle et moi, quand nous le jugions convenable : « Messieurs, ménagez un peu, car vous portez la dépense si loin, qu’assurément le revenu du roi n’y suffirait pas. Il n’y a plus d’huile, ou de charbon, tant cela va vite. Faites-en acheter davantage, et je vous jure (ajoutait la gouvernante) qu’on l’économisera tout autrement. Donnez de l’argent à Pablo. » On m’en donnait, et nous leur vendions la moitié que nous avions gardée, en y joignant le surplus que nous achetions. Nous faisions cela pour tout. Arrivait-il par hasard que j’achetasse quelque chose au marché la juste valeur, nous nous querellions exprès, la gouvernante et moi. Elle me disait d’un air courroucé : « Ne me dites pas à moi, Pablo, qu’il y a là pour deux sous de salade. » Je faisais semblant de pleurer, j’allais me plaindre à mon maître, et je le pressais d’envoyer le majordome éclaircir le fait, pour faire taire la gouvernante, qui affectait toujours d’insister. Le majordome y allait, et comme mon achat se trouvait exact, nous nous accréditions de plus en plus auprès de lui et auprès de notre maître. Ils nous savaient gré, à moi de mes achats, et à elle du zèle qu’elle montrait. Don Diégo, content de moi, lui disait : « Plût à Dieu que Pablo fût aussi adonné à la vertu, qu’il est fidèle ! »

Nous les amusions ainsi, pendant que nous les sucions comme des sangsues. Je gage que l’on serait étonné de la somme d’argent que nous avions à la fin de l’année. Elle était considérable, mais elle n’obligeait pas à restitution, puisque la gouvernante allait à confesse tous les huit jours, et que je ne lui ai jamais vu la moindre disposition ou intention de rien rendre, pas même le plus léger scrupule, quoiqu’elle fut, je puis le dire, une sainte. Elle avait toujours au cou un rosaire, qui était si grand qu’il aurait mieux valu porter un fagot de bois sur ses épaules : il était chargé de médailles, de croix et de dizains de pardon, sur tous lesquels elle disait qu’elle priait chaque nuit pour ses bienfaiteurs. Elle comptait cent et tant de saints pour avocats, et il ne lui en fallait en effet pas moins pour solliciter auprès de Dieu le pardon de tous les péchés qu’elle commettait. La chambre où elle couchait était sur celle de mon maître, et elle y récitait plus d’oraisons qu’un aveugle. Elle commençait par le Juste Juge et finissait, pour me servir de ses termes, par le Conquibules et le Salve Rehila. Elle priait en latin, exprès pour paraître innocente, de sorte que nous étouffions tous de rire. Elle avait d’autres talents, tels que ceux de savoir appareiller des amants, de conduire une intrigue, et de faire adroitement un message. En un mot elle était ce qu’on appelle maquerelle, et pour se disculper auprès de moi, elle me disait que cela lui venait de famille, comme aux gentilshommes la noblesse. Croira-t-on que nous vécûmes toujours en bonne intelligence ? Mais personne n’ignore que deux amis dévorés d’une égale cupidité ne manquent pas, s’ils demeurent ensemble, de chercher à se tromper l’un l’autre.

Il lui arriva d’avoir des poules dans la basse-cour, et à moi d’avoir envie d’en manger. Elle avait douze à treize poulets déjà un peu forts, et un jour qu’elle leur donnait à manger, elle se mit à dire, et répéta plusieurs fois : « Pio, pio ! » Quand, j’entendis cette manière de les appeler, je m’écriai : « Ventrebleu, gouvernante ! que n’avez-vous tué un homme ou fraudé les droits du roi ! Je pourrais en garder le secret ; mais sur ce que vous venez de faire, il ne m’est pas absolument permis de me taire. Que nous sommes malheureux, vous et moi ! » Lorsqu’elle me vit faire ces exclamations en affectant un air très sérieux, elle commença un peu à se troubler et elle me dit : « Qu’ai-je donc fait, Pablo ? Si tu plaisantes, ne m’afflige pas davantage. » – « Plaisanter ? Plût à Dieu ! mais je ne puis me dispenser d’en rendre compte à l’Inquisition ; autrement, je serais excommunié. » – « À l’Inquisition ? s’écria-t-elle toute tremblante. Ai-je donc fait quelque chose contre la foi ? » – « C’est là précisément ce qu’il y a de pire, lui répondis-je. N’allez pas badiner avec les inspecteurs, avouez-leur que vous avez tort, protestez que vous vous dédites, et ne niez pas le blasphème et le manque de respect. » – « Et si je me dédis, reprit-elle avec crainte, me châtieront-ils ? » – « Non, lui répondis-je, ils se contenteront de vous absoudre. » – « Eh bien ! Pablo, je me dédis. Mais apprends-moi de quoi, car je n’en sais rien, et plaise à Dieu que les âmes de mes parents défunts jouissent aussi sûrement du bonheur éternel ! » – « Est-il possible que vous ne vous le rappeliez pas ? Je ne sais comment vous le répéter. La chose est si grave que j’ai peine à m’y résoudre. Vous ne vous ressouvenez pas d’avoir dit aux poulets Pio, Pio ? Eh bien, sachez que c’est le nom de plusieurs papes, vicaires de Dieu et chefs de l’Église. Est-ce là un petit péché ? » Elle resta comme morte, et elle convint de l’avoir dit, en ajoutant toutefois : « Mais que Dieu me punisse, Pablo, si je l’ai fait avec malice. Au reste, je m’en dédis. Imaginez seulement le moyen de m’exempter de m’accuser, car je mourrai, si jamais je me vois dans l’Inquisition. » – « Pourvu que vous juriez sur les saints autels, lui répliquai-je, que vous n’avez nulle mauvaise intention, je pourrai alors, étant rassuré par là, m’exempter de vous accuser. Il faudra cependant que vous me donniez les deux poulets qui ont mangé, quand vous les avez appelés du nom sacré des pontifes, pour que je les porte à un familier, et qu’il les brûle, parce qu’ils sont damnés ; et vous jurerez en outre de ne plus récidiver en aucune manière. » Très satisfaite de cet expédient, elle me dit aussitôt : « Tiens, portes-les sur-le-champ, Pablo ; je ferai demain le serment. » Pour mieux la persuader, je lui dis : « Ce qu’il y a de pis, Cyprienne (car tel était son nom), c’est que je cours risque que le familier me demande si je ne suis pas le pécheur, et qu’il me fasse par provision quelque mauvais parti. Ainsi portez-les vous-même, car, par ma foi, je crains. » En entendant cela, elle me disait : « Mon cher Pablo, aie pitié de moi, je t’en conjure au nom de Dieu ; porte-les, il ne t’en peut rien arriver. » Je me fis beaucoup prier, et à la fin, comme c’était ce que je voulais, je me rendis. En conséquence, je pris les deux poulets, je les cachai dans ma chambre, je sortis dans la rue, et je revins, en disant : « La chose a mieux tourné que je ne pensais. Le familier voulait venir après moi pour voir la femme, mais je l’en ai adroitement détourné. » Cyprienne me donna mille embrassades, et un autre poulet pour moi. J’allai avec celui-ci dans l’endroit où j’avais laissé ses compagnons, et je fis faire chez un pâtissier une fricassée que je mangeai avec mes camarades. La gouvernante découvrit la supercherie, Don Diégo la sut aussi, et toute la maison la célébra fort. Pour Cyprienne, elle en eut tant de chagrin, qu’elle manqua d’en mourir, et peu s’en fallut que de colère elle ne révélât mes petites rapines. Mais son propre intérêt la fit taire. Voyant donc que j’étais brouillé avec elle, et que je ne pouvais plus l’attraper, je cherchai d’autres moyens de m’amuser. Je donnai dans ce que les étudiants appellent courir une chose, c’est-à-dire voler en courant, et il m’arriva dans cette sorte de récréation des aventures fort plaisantes.

Un soir que j’étais dans la grande rue vers les neuf heures, lorsqu’il n’y avait déjà presque plus personne, je vis dans la boutique d’un confiseur un cabas de raisins qui était sur le comptoir. Jetant aussitôt sur lui mon dévolu, je prends ma course, j’arrive, le saisis, et je m’enfuis. Le confiseur, ses domestiques et ses voisins me poursuivirent et, quoique j’eusse de l’avance sur eux, comme j’étais chargé, je compris qu’ils m’atteindraient. Pour mieux les tromper, quand j’eus tourné le coin de la rue, je m’assis sur le cabas, j’enveloppai vite ma jambe avec mon manteau, et la tenant dans la main, je me mis à crier : « Ah ! mon Dieu, qu’il m’a fait mal ! Mais que Dieu lui pardonne ! » Ils m’entendirent, et quand ils arrivèrent, je commençai à réciter une prière à la Vierge, celle que l’on dit ordinairement au déclin du jour. Ils criaient en s’égosillant, et ils me demandèrent : « Un homme n’a-t-il pas passé par ici, frère ? » — « Il est en avant, répondis-je. Il m’a écrasé le pied, mais Dieu soit loué ! » Avec cela ils se remirent à courir et passèrent outre. Resté seul, je portai le cabas à la maison. J’y racontai le tour, et quoique tout le monde le célébrât, personne ne voulut croire que la chose fût arrivée comme je le disais.

Pour les en convaincre, je les invitai à venir une autre nuit me voir courir des boîtes. Ils y consentirent en convenant que, comme les boîtes étaient en dedans la boutique, je ne pouvais pas en prendre avec la main. Ils jugèrent même la chose impossible, vu surtout que le confiseur se tenait sur ses gardes, à cause de la leçon que je lui avais donnée en lui enlevant le cabas. J’allai donc, et étant à douze pas de sa maison, je dégainai une épée, qui était un fort estoc ; je partis en courant, et quand je fus arrivé à la boutique, je criai : « Tue, tue ! » J’allongeai en même temps une estocade par devant le confiseur, qui tomba de peur à la renverse, demandant un confesseur, quoique je ne frappasse qu’une boîte que mon épée enfila, et avec laquelle je me sauvai.

Tous ceux qui m’avaient accompagné furent étonnés de voir le stratagème dont je m’étais servi, et se mouraient de rire d’entendre dire au confiseur qu’on le visitât, qu’il devait être blessé, et que c’était un homme avec qui il avait eu quelques paroles. Cependant, ayant jeté les yeux sur ses boîtes et les voyant dérangées, parce que cela n’avait pu arriver autrement pour celles qui étaient autour de la boîte que j’emportais, il reconnut l’escamotage et commença de faire sur lui tant de signes de croix avec le pouce, que l’on croyait qu’il n’en finirait pas. J’avoue que jamais rien ne m’a si bien réussi ni fait tant de plaisir. Mes camarades disaient que je pouvais soutenir la maison avec ce que je courais, ou volais, car c’est ici la même chose. Comme j’étais jeune, et que je les voyais si fort applaudir à l’esprit et à l’adresse avec lesquels j’exécutais mes espiègleries, je m’encourageais à en faire d’autres. Ainsi chaque jour je revenais ma ceinture garnie de pots de religieuses que je leur demandais pour boire, de sorte que je les engageai par là à ne plus rien prêter sans nantissement.

Une fois je promis à Don Diégo et à tous ses camarades d’ôter les épées à la ronde même. La nuit marquée et venue, nous sortîmes tous ensemble, moi devant, et dès que j’aperçus la justice, j’allai à elle avec un autre des domestiques de la maison, et, affectant un air troublé, je criai : « Justice ! » et on me répondit : « Oui ! » Je demandai : « Est-ce le corrégidor ? » et l’on me fit la même réponse. Aussitôt je me jetai à ses pieds et je lui dis : « Seigneur, le remède à mes maux, ma vengeance et un grand avantage pour la république dépendent de vous. Permettez-moi, si vous voulez faire une bonne capture, de vous entretenir seul un instant. » Il s’écarta un peu, et déjà les archers empoignaient leurs épées, et les alguazils portaient la main à leurs baguettes. Je lui dis : « Seigneur, je viens de Séville, suivant six hommes les plus scélérats du monde, tous voleurs et assassins. Un d’eux a tué ma mère et un de mes frères pour les voler. Ces faits sont prouvés. En leur compagnie, d’après ce que je leur ai ouï dire, est un espion français, et à leurs propos je soupçonne, ajoutai-je en baissant la voix, que c’en est un d’Antoine Perez. » À ces mots, le corrégidor fit un saut en avant et dit : « Où sont-ils ? » — « Seigneur, répondis-je, dans la maison publique, hâtez-vous, le roi vous en saura gré, et les âmes de ma mère et de mon frère vous paieront en prières. » À l’instant il s’écria : « Jésus ! » et ajouta : « Marchons, ne nous arrêtons pas, suivez-moi tous. Qu’on me donne une rondache. » Le tirant alors de nouveau à l’écart, je lui dis : « Vous allez trop vous exposer, Seigneur, si vous vous présentez ainsi. Ils sont dans des chambres, ils ont des pistolets, et quand ils verront des gens armés d’épées, comme il n’y a que la justice qui puisse en porter, ils ne manqueront pas de faire feu. Il vaut donc beaucoup mieux que tout votre monde entre un à un, seulement avec des dagues, et qu’on leur saisisse les bras par derrière. Nous sommes assez pour cela. » Le corrégidor, qui était alléché par l’appât de la capture, goûta le conseil. Pendant que je lui parlais, nous avancions toujours, et le corrégidor prévenu ordonna à ses gens de cacher leurs épées sous l’herbe, dans un champ qui était presque devant la maison. Ceux-ci obéirent et passèrent outre. Ils eurent à peine avancé quelques pas, que mon compagnon, à qui j’avais recommandé d’enlever les épées dès qu’elles seraient déposées, et de gagner au plus vite avec elles la maison, le fit exactement. Quand les alguazils entrèrent, je restai derrière, et comme ils étaient confondus avec d’autres personnes que la curiosité avait arrêtées, je tournai promptement le coin de la rue, et j’en enfilai une petite qui conduit à la Victoire, avec tant de légèreté, qu’un lévrier ne m’aurait pas atteint. Stupéfaits de ne rien voir dans la maison publique, sinon des étudiants et des libertins, car c’est tout un, ils commencèrent à me chercher, et ne me rencontrant pas, ils comprirent que c’était un tour qu’on leur avait joué. Ils retournèrent pour reprendre leurs épées, mais ils ne trouvèrent que la place.

Qui pourrait raconter les enquêtes et les perquisitions que fit cette nuit le corrégidor avec le recteur ? Ils parcoururent toutes les cours, visitant les lits. Ils vinrent à la maison, et pour qu’on ne me reconnût pas, je m’étais couché dans mon lit, la tête enveloppée d’un mouchoir, tenant d’une main un cierge, de l’autre un crucifix, et ayant auprès de moi un de mes camarades, habillé en prêtre, qui paraissait m’exhorter à la mort, pendant que les autres récitaient les litanies. Le recteur et la justice arrivèrent et, à la vue de ce spectacle, ils se retirèrent, ne pouvant soupçonner qu’un moribond fût celui qu’ils cherchaient. Ils n’examinèrent rien ; au contraire, le recteur me dit un répons. Il demanda si j’avais déjà perdu l’usage de la parole, et sur ce qu’on lui répondit qu’oui, ils se retirèrent, le recteur jurant au corrégidor de lui remettre le coupable, s’il le découvrait, et le corrégidor de le faire pendre, quand ce serait le fils d’un Grand d’Espagne. Je me levai, et depuis ce temps l’on n’a cessé de célébrer ce tour parmi les étudiants d’Alcala.

Pour n’être pas trop long je ne m’arrêterai point à raconter comment je rendais la place du marché aussi peu sûre qu’une forêt peuplée de voleurs. Il suffit de dire que toute l’année j’entretenais la cheminée de la maison des boîtes de confitures et de fruits que je volais aux fruitières ; car je n’oublierai jamais l’affront que j’essuyai quand j’étais roi des coqs. Il n’y avait pas non plus de maison d’orfèvres et d’autres marchands qui ne me dussent quelque chose. Il faudrait savoir quels revenus j’avais aussi dans les environs sur les jardins fruitiers et potagers, sur les vignobles, etc. Par ces bagatelles, je commençai à me faire la réputation d’un homme malin et spirituel. Les gentilshommes me favorisaient et me laissaient à peine le temps de servir Don Diégo, pour qui j’eus toujours le respect que je lui devais, en revanche de l’extrême amitié qu’il me témoignait. Ce qui n’empêchait pas cependant, comme on l’a vu, que je ne misse sa bourse à contribution en m’entendant avec la gouvernante.