Doctrine de la vertu/Préface

Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 3-10).






PRÉFACE.


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S’il y a sur quelque objet une philosophie (un système de connaissances fondées sur des concepts rationnels), il doit y avoir aussi pour cette philosophie un système de concepts rationnels purs, indépendants de toute condition empirique[1], c’est-à-dire une métaphysique. – Reste à savoir seulement si pour donner à chaque partie de la philosophie pratique, c’est-à-dire de la science des devoirs, et par conséquent à la doctrine même de la vertu (à l’éthique), le caractère d’une véritable science (un caractère systématique), et non pas seulement celui d’un assemblage de maximes détachées (un caractère fragmentaire), il faut s’appuyer sur certains éléments métaphysiques. – Cela n’est douteux pour personne quant à la doctrine pure du droit, car elle n’envisage que la forme[2] de la liberté dont il s’agit de limiter l’action extérieure par ses propres lois, et elle fait ainsi abstraction de toute fin, ou de toute matière de la volonté. La doctrine des devoirs est donc ici une pure doctrine scientifique[3] (doctrina scientiæ)[Note de l’auteur 1]

Mais il semble tout à fait contraire à l’idée de cette partie de la philosophie qui s’appelle la doctrine de la vertu de remonter jusqu’aux éléments métaphysiques, afin de faire du concept du devoir, dégagé de tout élément empirique (de tout sentiment), un mobile pour la volonté. Car comment se faire une idée de la force extraordinaire et de la puissance herculéenne dont nous aurions besoin pour triompher de nos passions les plus vives, s’il fallait que la vertu tirât ses armes de l’arsenal de la métaphysique, cette chose de spéculation, accessible à si peu d’hommes ! Aussi quiconque veut enseigner la vertu dans une assemblée, dans une chaire ou dans un ouvrage populaire, se rend-il ridicule en se parant de lambeaux de métaphysique. — Mais il n’est pas pour cela inutile, et encore moins ridicule, de chercher dans la métaphysique les premiers principes de la doctrine de la vertu, car tout vrai philosophe doit remonter aux premiers principes du concept du devoir : sans quoi il n’y aurait en général ni sûreté ni pureté à espérer pour la doctrine de la vertu. Un moraliste populaire peut bien se contenter d’invoquer un certain sentiment, que l’on désigne sous le nom de sentiment moral, à cause de l’effet que l’on en attend, lorsque, pour reconnaître si une certaine action est ou non un devoir de vertu, il se pose cette question : «  Si chacun prenait en tout cas ta maxime pour loi générale, resterait-elle d’accord avec elle-même ? » Mais si le sentiment seul nous faisait un devoir de prendre ce principe pour critérium, ce devoir ne serait plus dicté par la raison ; ce ne serait plus qu’une sorte d’instinct, et par conséquent quelque chose d’aveugle.

Dans le fait il n’y a point de principe moral qui se fonde, comme on se l’imagine, sur un sentiment ; celui dont nous venons de parler n’est autre chose en réalité qu’une vague conception de cette métaphysique qui réside au fond de la raison de chaque homme. C’est ce qu’aperçoit aisément le maître qui cherche à instruire son élève, suivant la méthode socratique[4], sur l’impératif du devoir, et sur l’application de ce concept à l’appréciation morale de ses actions. — Il n’a pas besoin pour cela d’exposer ce concept (d’en faire la technique) d’une manière toute métaphysique, et de parler toujours un langage scolastique, à moins qu’il ne veuille faire de son élève un philosophe. Mais il faut que la pensée remonte jusqu’aux éléments de la métaphysique, sans quoi il n’y a ni sûreté, ni pureté, ni même aucune espèce d’influence à espérer pour la doctrine de la vertu.

Que si l’on s’écarte de ce principe fondamental, et que l’on parte d’un sentiment pathologique, ou d’un sentiment purement esthétique, ou même du sentiment moral (en tant qu’il est subjectivement, et non objectivement pratique) ; en d’autres termes, si l’on part de la matière de la volonté, de son but, et non de sa forme, c’est-à-dire de la loi, afin d’arriver ainsi à déterminer les devoirs : alors il n’y aura certainement plus d’éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, — car le sentiment est toujours physique, quelle que soit d’ailleurs la cause qui l’excite. — Mais alors aussi la doctrine de la vertu, qu’elle s’adresse aux écoles ou aux assemblées, etc., sera corrompue dans sa source. En effet, les mobiles dont on se sert pour arriver à une bonne fin (à l’accomplissement de tous les devoirs) ne sont pas chose indifférente. — La métaphysique a donc beau déplaire à ces soi-disant philosophes qui prononcent sur la morale à la manière des oracles[5] ou des génies[6], c’est un devoir rigoureux pour ceux qui se livrent à cette science, de remonter jusqu’à la première, même pour y chercher les éléments de la doctrine de la vertu, et de commencer par s’asseoir sur les bancs de ses écoles.

Il est vraiment étonnant qu’après tout ce qui a été dit jusqu’ici pour montrer comment le principe du devoir ne saurait sortir que de la raison pure, on puisse encore songer à le ramener à la doctrine du bonheur. On imagine bien en définitive un certain bonheur moral qui ne serait pas produit par des causes empiriques ; mais c’est là une fiction contradictoire. — Il est vrai que lorsque l’homme pensant est parvenu à vaincre les penchants qui le poussaient au vice, et qu’il a conscience d’avoir fait son devoir, en dépit de tous les obstacles, il se trouve dans un état de paix intérieure et de contentement que l’on peut très-bien appeler du bonheur, et où la vertu est à elle-même sa propre récompense. — Or, dit le partisan de la doctrine du bonheur[7], ce plaisir, ce bonheur est précisément le mobile qui nous porte à la vertu. Le concept du devoir, selon lui, ne détermine pas immédiatement notre volonté, mais nous ne sommes poussés à faire notre devoir qu’au moyen du bonheur que nous avons en perspective. — Mais il est clair que, pour pouvoir attendre cette récompense de la seule conscience du devoir accompli, il faut avoir eu d’abord cette conscience ; c’est-à-dire qu’il faut se sentir obligé à faire son devoir avant de savoir que le bonheur en doit être la conséquence, et qu’ainsi l’on ne peut songer à cela tout d’abord. La doctrine dont nous parlons tourne donc dans un cercle avec son explication[8]. En effet, le partisan de cette doctrine ne peut espérer d’être heureux (ou de goûter la félicité intérieure), s’il n’a pas conscience d’avoir fait son devoir ; et il ne peut être poussé à faire son devoir que par l’espérance du bonheur qu’il se procurera ainsi. — Il y a en outre une contradiction dans cette subtilité. En effet, d’un côté, il faut qu’il fasse d’abord son devoir, sans se demander ce qui en résultera pour son bonheur, et que par conséquent il agisse d’après un principe moral ; mais de l’autre, il ne peut reconnaître quelque chose pour son devoir, s’il n’en espère quelque bonheur, et par conséquent le principe de sa conduite sera pathologique, c’est-à-dire un principe justement contraire au premier.

J’ai ailleurs (dans le Recueil mensuel de Berlin) ramené, je crois, à sa plus simple expression la différence du plaisir pathologique et du plaisir moral. Le plaisir qui précède nécessairement l’observation d’une loi et qui nous pousse ainsi à suivre cette loi, est pathologique, et notre conduite rentre alors dans l’ordre naturel ; mais celui que précède nécessairement la loi, et qui ne peut être senti qu’à cette condition, appartient à l’ordre moral. — Si l’on méconnaît cette distinction et que l’on substitue le principe du bonheur (l’eudémonie) à celui de la liberté, sur lequel doit reposer la législation intérieure (l’éleuthéronomie), la conséquence sera la mort insensible (l’euthanasie) de toute morale.

La cause de cette erreur est bien simple. L’impératif catégorique, qui dicte les lois morales d’un ton absolu[9], ne peut entrer dans l’esprit de ceux qui sont exclusivement accoutumés aux explications physiologiques, quoiqu’ils se sentent irrésistiblement obligés par lui. Mais le mécontentement de ne pouvoir s’expliquer ce qui est tout à fait en dehors de ce cercle, je veux dire la liberté de la volonté, quelque beau que soit pour nous le privilége d’être capables de concevoir une telle idée, ce mécontentement, joint aux orgueilleuses prétentions de la raison spéculative, qui, dans d’autres champs, sent si fortement sa puissance, pousse les hommes à former contre cette idée une sorte de coalition générale pour défendre l’omnipotence de la raison théorétique ; et de là vient que l’on s’acharne aujourd’hui, et que l’on s’acharnera peut-être longtemps encore, mais en définitive en pure perte, à attaquer et, autant que possible, à rendre suspect le concept moral de la liberté.

Notes du traducteur modifier

  1. Anschauungsbedingung, proprement condition d’intuition.
  2. Das Förmliche
  3. Wissenslehre
  4. Der socratisch zu katechisiren versucht.
  5. Orakelmässig.
  6. Geniesmässig.
  7. Der Eudämonist.
  8. Kant dit : Avec son étiologie. Cette expression technique ne s’emploie chez nous que dans la langue de la médecine, où elle désigne la partie de cette science qui traite des causes des maladies. xxJ. B.
  9. Dictatorisch.

Notes de l’auteur modifier

  1. Celui qui sait la philosophie pratique n’est pas pour cela un philosophe pratique. Le philosophe pratique est celui qui prend pour principe de ses actions le but final de la raison, et qui d’ailleurs possède le savoir nécessaire pour cela. Mais comme ce savoir a l’action pour objet, il n’a pas besoin d’être poussé jusqu’aux fils les plus déliés de la métaphysique quand il ne s’agit que des devoirs de vertu, et non pas des devoirs de droit, où le mien et le tien doivent être exactement pesés dans la balance de la justice, suivant le principe de l’égalité de l’action et de la réaction, et avoir par conséquent quelque chose d’analogue à la précision mathématique. Alors il est moins question de la connaissance de ce qu’il est de notre devoir de faire (chose qu’il est facile de savoir en remarquant les fins que tous les hommes poursuivent naturellement) que du principe intérieur de la volonté. Il faut, en effet, que la conscience de ce devoir soit en même temps le mobile des actions, et celui-là seul mérite le nom de philosophe pratique qui joint à son savoir ce principe de sagesse.