Maurice Donnay
Dix-sept jours en Amérique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 5-18).
DIX-SEPT JOURS EN AMÉRIQUE


I. — NEW-YORK


Samedi 22 avril.

Nous entrons dans la baie d’Hudson aux premières lueurs du matin ; la physionomie du Paris a changé ; les passagers ont fait leur valise, s’occupent à distribuer des pourboires ; ils sont déjà parés pour descendre à terre ; on voit des visages qui ne s’étaient pas montrés pendant la traversée, à cause du mal de mer. Je suis monté sur le pont supérieur ; on m’a bien dit qu’il ne fallait pas manquer l’arrivée à New-York, que c’était un spectacle incomparable et l’on cite la phrase d’une femme illustre dont je ne me rappelle plus le nom : « J’ai eu deux sensations fortes et inoubliables dans ma vie : « l’audition de Tristan et Yseult et l’arrivée à New-York. » Mais, hélas ! l’arrivée à New-York comporte quelques formalités. La jeune civilisation américaine, comme notre vieille civilisation, connaît les douanes, les octrois et toutes les précautions européennes.

Déjà à notre arrivée à bord, nous avions dû répondre à d’étranges questions que, sur une grande feuille de papier, nous posait avec sollicitude le gouvernement des Etats-Unis : « Etes-vous bigame ? Anarchiste ? Avez-vous l’intention de combattre le gouvernement ? » Quand le bateau a franchi la passe des Narrows, quand il a passé devant la statue de la Liberté, j’étais enfermé dans le grand salon, attendant mon tour pour faire viser mon passeport. Quand j’en suis sorti, je croyais que j’allais enfin pouvoir jouir du spectacle incomparable, mais un petit homme carré et brun, et canadien, qui était monté à bord en même temps que le service de santé et des passeports m’abordait avec cordialité et, sur un ton affectueusement péremptoire, me priait nettement de le suivre sur le pont où m’attendaient des photographes. Je le suivis donc sur le pont où se trouvait déjà mon confrère et compagnon de mission, André Chevrillon. Cependant un reporter d’un grand journal de New-York me demandait en anglais mes impressions sur l’Amérique. Je lui répondais, ou plutôt je lui faisais répondre par Chevrillon que c’était un peu tôt ; alors, comme cet homme voulait connaître mon impression sur quelque chose, il me demandait ce que je pensais du mouvement dramatique à l’heure actuelle. Ah ! comme j’aurais mieux aimé contempler l’arrivée à New-York, ou du moins ce qui restait de l’arrivée à New-York ; et il n’en restait plus grand chose : dans quelques minutes, nous allions aborder au dock. Cependant il me fallut bien dire quelques mots sur le mouvement dramatique à l’heure actuelle, question grave, question complexe qui eût demandé de la réflexion, de sérieuses études préalables, une rédaction attentive. Mais, dans son désir d’information, le journaliste américain montre la même hâte et la même insistance que le journaliste français. Remarquons toutefois que c’est au journalisme américain que le journalisme français a emprunté quelques-unes de ses méthodes et le mot interview vient du pays des dollars. Cependant on demandait à Chevrillon son avis sur la position de la France au point de vue des réparations !

Ces interviews terminées, trois ou quatre jeunes gentlemen spécialisés dans la photographie, braquaient sur nous leurs appareils ; l’un d’eux, un long cigare serré entre les dents, comme entre les mâchoires d’un étau en or, nous enjoignait d’ôter notre chapeau, de le remettre, de l’ôter encore, de l’agiter comme si nous saluions la terre de la Liberté.

Pendant ces exercices, le Paris avait accosté au dock. Débarquement, douane, ouverture des colis, de tous les colis. Tandis qu’avec les plus grandes difficultés, j’ouvrais la caisse à chapeaux dont la serrure était plus que moi ingénieuse, de l’autre côté de la barrière qui contient la foule, une dame me souhaitait la bienvenue, me criait qu’elle était venue ici pour faire de la propagande, pour servir la France en faisant connaître les meilleurs poètes français et me promettait sa prochaine visite. Je ne l’ai plus revue.

Une heure après, environ onze heures, accompagnés par M. Haskell, représentant de M. Murray Butler, et par miss Jones de la dotation Carnegie, nous sommes au Ritz Carlton Hôtel où nos appartements ont été retenus par les soins de l’Académie américaine. La M. Haskell nous remet à chacun un petit carnet où sont inscrites les réceptions qui nous ont été préparées. En feuilletant le petit carnet, j’ai l’impression que pourrait avoir un homme sobre devant le menu d’un repas de noces, chez des gens aisés dans la plus plantureuse province française. Chevrillon discute le programme avec M. Haskell. Il pose en principe qu’on ne nous demandera jamais de parler en public, du moins d’improviser. Lui et moi, nous avons la phobie de l’improvisation ; nous nous en déclarons incapables. Qu’on ne nous demande pas ça. Entendu. Là-dessus, miss Jones de la dotation Carnegie et M. Haskell prennent congé en nous annonçant qu’ils viendront nous chercher tantôt à trois heures pour nous promener dans New-York en automobile.

Déjeuner au restaurant de l’hôtel. Grande salle en rotonde avec, tout autour, une galerie élevée de quelques marches. Demi-jour, demi-électricité. Comme le maître d’hôtel très brun qui vient à notre table prendre la commande par le français avec un accent que je ne définis pas très bien, je lui demande à tout hasard s’il est Italien. Il me répond, avec un air à la fois d’excuse et d’assurance, qu’il est Allemand. Nous déjeunons sans vin, à l’eau glacée, subissant ainsi les bienfaits incontestables de la prohibition. A une table, à côté de nous, un monsieur et deux dames boivent du vin ; mais le maître d’hôtel nous explique que c’est du vin qui leur appartient, qu’ils ont acheté, qu’ils ont pu se procurer au dehors, mais que l’hôtel n’en fournit pas. Beaucoup de monde, beaucoup de femmes surtout, la plupart très élégantes ; modes de Paris, impression de luxe avec tout ce que ce mot comporte.

En sortant de table, nous restons quelques minutes dans le vestibule de l’hôtel à regarder le va-et-vient de la clientèle.) Très américaine et jolie d’ailleurs, la petite télégraphiste avec sa courte chevelure noire toute frisée. Nous admirons les garçons des ascenseurs : ils portent un costume d’un bleu foncé qu’éclaire (comme on écrivait en 1890) un gilet d’un bleu plus clair.


Jamais gilet plus bleu n’a du ciel le plus pur
Évoqué la douceur et rappelé l’azur !


Les ascenseurs sont parfumés ; il y en a trois qui montent et descendent sans cesse avec une grande rapidité. On ne monte jamais ni ne descend un escalier. Et je comprends la petite scène qui s’est passée sur mon palier, il y a quelques années, lorsqu’une jeune actrice américaine était venue me demander une de mes pièces pour en jouer le principal rôle dans son pays. Comme je la reconduisais et comme elle réclamait l’ascenseur pour descendre les quatre étages, je fus obligé de lui avouer que l’ascenseur (un humble ascenseur à billes et si lent !) ne prenait pas de voyageurs à destination de la terre. Alors elle échangea avec le manager qui l’accompagnait un regard dent je me sentis confusément gêné, mais dont je ne comprenais pas toute la signification. Je la comprends aujourd’hui : c’était un regard de pitié et qui en disait long sur nos ascenseurs, sur nos aises, sur nos commodités et, d’une façon générale, sur notre civilisation.

Nous sommes remontés dans nos chambres. Visite de M. Brander Matthews, chancelor de l’Académie américaine des Arts et des Lettres. M. Matthews est un moliériste distingué ; il a écrit sur Molière un livre excellent : c’est aussi un ami de Chevrillon ; ils échangent en anglais des souvenirs. Puis M. Haskell et miss Jones de la dotation Carnegie viennent nous chercher, comme ils l’avaient dit. Nous parcourons New-York en automobile dans tous les sens ; je prends une impression rapide de cette ville prodigieuse. Il souffle un vent assez froid. Je connais enfin la fameuse Cinquième Avenue. Autobus à caisse verte et à roues jaunes, taxis orange, blanc et marron, blanc et noir, chapeaux des femmes aux nuances vives ; le rouge domine ; il y a beaucoup de couleur et toutes les couleurs. Les femmes portent les robes et les cheveux très courts. Il paraît que les coiffeurs américains pour dames possèdent le secret d’une frisure qui tient admirablement ; de là cette mode des cheveux courts ; on m’a donné cette explication ; je ne la demandais pas, je la rends, je la remets dans la circulation. Le mouvement ne semble pas plus intense que sur nos boulevards, c’est sans doute qu’il est dirigé avec plus d’ordre. Il y a, de place en place, aux principaux croisements, dans une guérite élevée de quelques pieds au-dessus du sol, un policeman qui domine la rue et la foule et fait des signaux auxquels obéissent les voitures et les piétons. J’admire les sky-scrapers, les gratte-ciel ; mais comme j’étais prévenu, ils ne m’ont pas étonné autant que je l’aurais cru. Et puis, il faudrait pouvoir s’arrêter, descendre de l’automobile, flâner, badauder, regarder passer les passants, les mille spectacles de la rue si amusants, si instructifs dans une pareille ville.

Nous traversons le Parc, maigre parc tout en longueur, maigres arbres, végétation pauvre et clairsemée comme les cheveux d’un homme dans les affaires, et qui de la tête travaille trop. Ville formidable, tentaculaire ; impression d’une création des hommes monstrueuse, contre nature, entendez contre la nature même des villes ; sensation d’activité, de vitesse, de gens qui ne tuent jamais le temps, mais que le temps ainsi employé tuerait, userait rapidement, si, dès l’enfance, ils n’étaient pas entraînés.

Nous prenons le thé dans une jolie maison de bois toute peinte en blanc, ancienne maison de campagne convertie en restaurant et d’où l’on a une belle vue sur la rivière. C’est l’heure fine et tendre, l’enchantement du crépuscule ; il y a dans le ciel et sur l’eau des nuances infiniment douces. Mais, assez rêvé ! nous rentrons à l’hôtel ; nous nous habillons pour le dîner ; nous ne nous pressons pas ; mais, quand nous descendons, la salle du restaurant est vide. Sommes-nous les premiers ? Non, les derniers. Pourtant, il n’est que huit heures. On dîne ici de très bonne heure, et nous dînons seuls.


Dimanche 23.

Déjeuner chez M. Murray Butler, Président de l’Université de Colombia, et grand ami de la France. Naturellement, toutes les personnes qui sont là ont la plus vive sympathie pour notre pays. Presque toutes parlent le français, les unes admirablement, les autres suffisamment, et, bien que les unes et les autres aient la courtoisie de vouloir causer avec moi, elles aiment mieux parler anglais, et cela se comprend, d’autant plus que mon confrère, André Chevrillon, par le fort bien cette langue dont je n’entends pas un mot. Dès le premier jour, j’ai senti l’infériorité, le regret, la gêne et presque le ridicule, quand on vient aux Etats-Unis, de ne pas parler anglais ; si l’on ajoute que c’est une langue qui est parlée dans les deux tiers du monde civilisé, on s’étonne que tout Français qui se croit cultivé ne la sache pas, comme, au XVIe et au XVIIe siècle, les honnêtes gens savaient l’italienne et l’espagnole. Mais il faut bien se dire que, dans une grande partie de ce qu’on appelait, il y a quatre siècles, le Nouveau-Monde, un monde nouveau s’est créé dont nous sentirons de plus en plus l’influence. Je sais bien que, depuis la guerre, beaucoup, parmi nos jeunes gens français, ont compris la nécessité de sortir de chez soi, de voyager, et sont dans le train d’apprendre l’anglais. Mais cela n’est pas encore assez, et si j’avais voix consultative dans les choses de l’enseignement, je demanderais que l’étude de l’anglais fût obligatoire et approfondie dans nos lycées. Plus nous irons, et plus il se trouvera imbécile dans la vie, au sens étymologique (imbécile, qui ne s’appuie pas sur un bâton), le jeune Français commerçant, industriel et même homme de lettres qui ne saura pas l’anglais. Voilà une impression très nette que je rapporte de mon bien court séjour aux Etats-Unis.

Dîner chez M. Robert Underwood Johnson, secrétaire de l’Académie américaine des Arts et des Lettres. Diner intime, familial, sympathique. M. Johnson, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Rome, est un poète distingué. Mais, que connaissons-nous de la littérature américaine, et que connaissent-ils de la nôtre ? Et puis, dans chaque pays, tant de livres paraissent chaque jour, qu’on n’a même pas le temps de lire tous les livres intéressants qui paraissent dans son propre pays. On n’a pas le temps, voilà la caractéristique de notre temps.

Le fils de M. Johnson, qui est aussi littérateur, me rappelle que c’est lui qui a traduit le Retour de Jérusalem, lorsque, deux ou trois ans avant la guerre, Mme Simone voulut jouer cette pièce à New-York. Nous causons : il me dit qu’il y a en ce moment, aux Etats-Unis, une propagande active contre la France, et qu’on répand contre nous force mensonges et calomnies. Et il s’étonne : « Pourquoi ne faites-vous rien ? pourquoi demeurez-vous silencieux ? pourquoi ne protestez-vous pas ? » Je lui ai répondu : « Oh ! pour une raison bien simple, c’est parce que nous ne lisons pas assez les journaux américains. Et puis aussi parce que, nous autres Français, nous n’avons pas le goût de relever les erreurs et les calomnies. On chantait dans un opéra autrefois... « En mon bon droit j’ai confiance ! » Bien que cet opéra soit démodé, la France chante toujours cet air-là et, de fait, à défendre le Droit tout court, pendant cinq années, elle a perdu 1 500 000 de ses enfants, et dix de ses départements ont été envahis, saccagés, ruinés. Alors elle pense que les faits parlent d’eux-mêmes ; elle ne croit pas, car elle est idéaliste et par conséquent naïve, qu’il y a des gens qui sont passés maîtres dans l’art de dénaturer les faits et de nier l’évidence. »

« Pourquoi ne faites-vous rien ? pourquoi ne protestez-vous pas ? » voilà des paroles que j’ai déjà entendues plus d’une fois.


Lundi 24.

Visite le matin de M. Liébert, consul général de France. Il me parle longuement de la campagne qui est menée contre nous. Un exemple ; je le donne pour ce qu’il vaut : Dernièrement, un journal de New-York a imprimé qu’on jouait, sur une scène de Paris, une pièce tellement scandaleuse qu’une Américaine, au cours de la représentation, était sortie avec éclat, et qu’à la suite de cet incident le préfet de police avait été révoqué ! Une chose certaine, c’est que nous avons une très mauvaise presse. Pendant que nous déjeunons, au restaurant du Ritz Carlton, Chevrillon me traduit un article d’un journal où notre attitude à la Conférence de Gênes est violemment blâmée. Cependant, dans un autre journal, on prévoit que la prochaine guerre (la prochaine guerre !) sera chimique et aérienne ; que mille, deux mille avions, s’élançant du cœur de l’Allemagne, viendront survoler Paris qui, après quelques heures, ne sera plus que ruines et cendres. Je regarde tous ces gens qui déjeunent joyeusement, tranquillement... ces hommes rasés, ces femmes élégantes, au col emperlé, qui fument, tout en mangeant, des cigarettes blanches et parfumées. Évidemment, de ce côté de l’Atlantique, ces gens ne peuvent pas réagir à de telles perspectives comme nous, comme moi qui, au même moment, revois par la pensée l’entresol où nous descendions en 1918 pendant les raids de gothas et où une jeune femme dont le mari était au front tenait entre ses bras un bébé de six mois qu’elle regardait avec une admirable expression d’angoisse et de vaillance et que je n’oublierai jamais.

Après déjeuner, M. Sloane, Président de l’Académie américaine, et M. Robert Johnson viennent nous chercher pour visiter d’abord le building en construction, où l’Académie tiendra bientôt ses séances (car on construit vite à New-York et on construit beaucoup, signe de richesse : quand le bâtiment va, tout va), et dont le maréchal Foch a posé la pierre angulaire, il y a quelques semaines. Visité aussi, dans un très proche building, la collection espagnole de M. Hunthington qui très aimablement nous montre tableaux, étoffes, céramiques, porcelaines, les merveilles qu’il a réunies. De là nous allons à la maison que l’Académie occupe actuellement et provisoirement et qui est située dans Stat Street.

Réunion intime, pour laquelle l’Académie avait rassemblé une trentaine de ses membres ; cette institution compte cinquante membres, littérateurs, philosophes, historiens, peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, disséminés sur tout le territoire depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique, et qui se rencontrent rarement tous, à la même minute, à New-York. M. Murray Butler nous a souhaité la bienvenue ; il n’y a pas eu d’autres discours ; par une attention délicate et connaissant nos goûts, le Président M. Sloane ne nous a pas invités à prendre la parole, mais à prendre le thé dans un salon fleuri des plus belles roses, de cette rose américaine nacrée, aux tons de chair et de perle, et qui même en bouton présente deux ou trois pétales développés, précoces, qui se déploient comme des ailes, semblent chercher une aventure, et font penser à une rose qui serait un peu flirt dans la meilleure société des roses.

Le soir, grand banquet dans le hall du Ritz Carlton. À la table d’honneur avaient pris place M. Sloane, le maréchal Joffre, de passage à New-York après son voyage aux Indes, notre ambassadeur M. Jusserand, le chancelier M. Brander Matthews, le secrétaire M. Robert Johnson, M. Owen Whister, le célèbre romancier et les deux représentants de l’Académie française. Dans une loggia, un orchestre de musiciens, peut-être allemands, me dit mon voisin entre haut et bas, joue la Marseillaise et l’hymne national des États-Unis. Discours de M. Sloane, discours de M. Jusserand, remise de croix d’officiers de la Légion d’honneur à M. Sloane et à M. Matthews. On se croirait en France. Puis le dîner commence. Disposés par groupes de huit, autour de quarante-trois tables, il y a environ trois cent cinquante invités, hommes et femmes, représentant ce qu’il y a de mieux in letters and social life. (Je comprendrai assez vite l’anglais, de façon à me débrouiller.) Et, en regardant tous ces gens qui dînent ce soir ensemble, le 24 avril 1922 et, somme toute, à cause de Molière, je songe que si Molière pouvait savoir combien et comment on s’est occupé de lui après sa mort, il serait bien étonné et qu’il serait étrangement surpris s’il pouvait voir, entre autres choses, qu’à l’occasion du tricentenaire de sa naissance, deux membres de cette Académie française, dont il ne fut pas jugé digne de faire partie, avaient traversé l’Atlantique pour se rendre à l’invitation confraternelle d’une jeune Académie américaine, dont il n’était pas question de son temps, et pour cause, alors qu’il n’y avait qu’une poignée de Hollandais et quelques pauvres maisons de bois dans ce coin d’Amérique où s’étend et s’élève aujourd’hui New-York avec ses 8 000 000 d’habitants, ses buildings, et ses sky-scrapers.

Mais assez rêver I... Nouveaux discours qui sont écoutés avec la plus grande attention. Les garçons eux-mêmes se taisent, ou (les plus malins) disparaissent. Les invités, j’allais dire les fidèles, qui se trouvent tourner le dos à la table d’honneur, déplacent leur chaise de façon à voir l’orateur, comme les assistants à l’église, lorsque le prêtre monte en chaire. Un silence respectueux, religieux s’établit. Ce n’est pas comme dans nos banquets, où, pendant un quart d’heure, les garçons empressés ou trop pressés changent les assiettes, passent les petits fours et les friandises, de sorte que les premières paroles, si l’orateur n’a pas une voix perçante ou puissante, se perdent dans un cliquetis d’assiettes et d’argenterie, de mâchoires aussi, car il n’est pas rare qu’un convive plus sensible au froid de l’entremets qu’à la chaleur du discours, mange consciencieusement sa glace framboise-citron ou café-vanille, pendant que coulent des flots d’éloquence. Ici, rien de semblable. C’est que l’Amérique est le pays du toast, du speech, de l’allocution.

Donc, on nous écoute ; je par le le premier ; puis Chevrillon dit des choses excellentes sur la langue et la littérature anglaises et françaises, et l’on entend enfin M. Owen Whister qui est fort applaudi.

Je suis plus à l’aise que ce matin, quand, à déjeuner, Chevrillon m’a traduit cet article de journal si hostile ! Ce soir, je sens autour de nous une atmosphère sympathique, cordiale, loyalement francophile. Mais ce n’est qu’un banquet, et une hirondelle ne fait pas le printemps !


Mardi 25.

Cet après-midi, à trois heures, séance officielle de l’Académie américaine en l’honneur du troisième centenaire de la naissance de Molière. Nous retrouvons là le maréchal Joffre et M. Jusserand. Pauvre maréchal ! il sort d’un grand déjeuner qu’on lui a offert ; on lui offre le même jour une grande séance académique. La séance a eu lieu dans le hall du Ritz Carlton où nous étions hier soir. S’il est vrai que les murs ont des oreilles, jamais les murs de ce hall n’auront autant entendu parler de Molière et il est bien probable qu’ils n’en entendront plus jamais parler. Qu’ils en profitent donc ! Tout de même, je ne suis pas certain qu’ils n’aient pas trouvé la séance un peu longue. Discours en anglais du Chancelor Mr Brander Matthews, discours du Directeur de l’Académie française ; discours du Chancelier ; enfin, un célèbre auteur dramatique, M. Augustus Thomas, membre de l’Académie américaine, fait en anglais une lecture de l’Impromptu de Versailles.

Naturellement, représentant l’Académie, nous nous sommes mis en tenue. Dans ce hall d’un grand hôtel de New-York (confort moderne, ascenseurs parfumés), devant tous ces Américains qui n’admettent l’uniforme que pour l’armée ; dans ce pays démocratique, nous devons sembler bien singuliers avec notre habit vert et notre bicorne à plumes. Et puis on doit se dire : Drôles de gens ! ils nous ont affirmé, pas plus tard qu’hier soir, que la France n’était pas militariste, impérialiste, qu’elle ne voulait pas troubler la paix du monde, et voilà des écrivains, des hommes d’étude et de lettres qui viennent nous parler aujourd’hui de l’auteur du Misanthrope et des Femmes savantes avec une épée au côté !

Quoi qu’il en soit, nous avons parlé de Molière civilement ; nous avons procédé par grandes lignes, par grands traits ; nous ne sommes pas entrés dans les détails, nous n’avons pas pénétré dans la vie privée ; nous n’avons pas essayé d’éclaircir les points obscurs. A distance, je veux dire à distance dans l’espace plus encore que dans le temps, il y a une certaine documentation sur laquelle des gens très graves ou un peu maniaques chez nous ont pâli et qui ici nous paraît indiscrète et frivole, et qui pourrait s’appeler l’exégèse chez la portière.

Le soir, diné avec les membres de l’Académie américaine chez M. le Président Sloane, qui nous recevait dans la maison de sa fille, une vieille maison du vieux New-York. Une trentaine de convives ; diner d’hommes, ce qui veut dire que les boîtes de cigarettes circulent après le potage. Je déplore de plus en plus de ne pas comprendre l’anglais.

M. Gilbert nous reconduit à notre hôtel dans son automobile. M. Gilbert est un architecte qui a construit le plus haut sky-scraper de New-York, le Woolwort Building, et a su donner à cet édifice de plus de quarante-cinq étages, un aspect à la fois massif et élancé. L’ensemble est surprenant, mais agréable à l’œil : c’est une formule d’architecture géante des plus intéressantes. Nous avons pris un détour pour voir dans Broadway les affiches lumineuses. Je m’étais émerveillé cet hiver à Londres devant une automobile de feu dont les roues semblaient tourner, tandis que le voile du chapeau de la dame de feu qui était dans l’automobile semblait palpiter au vent, comme une flamme. L’ami qui m’accompagnait m’avait dit : « Ce n’est rien que cela ; vous verrez bien autre chose dans Broadway. » Et, en effet, le spectacle est fantastique, féerique. Il est onze heures. Des milliers d’ampoules électriques répandent sur l’avenue et sur la sombre foule qui sort des théâtres une nappe de lumière intense ; on y voit comme en plein jour. Sur le toit d’une haute maison, de grandes lettres glissent de droite à gauche ; puis, à un moment, brusquement, chaque lettre d’un bleu électrique s’évanouit dans la nuit sombre et ces lettres forment des mots, et les mots une longue phrase qui nous invite à faire nos achats dans tel magasin de nouveautés, le plus grand du monde naturellement. Ces affiches lumineuses représentent les sujets les plus variés. Ici un chat court après une bobine de fil ; là des notes sortent d’un phonographe. Dans une autre affiché qui occupe toute la largeur d’une maison, on voit deux grandes fontaines lumineuses, deux paons gigantesques qui déploient leurs immenses queues dont les ocellations bleues et vertes vibrent et chatoient. Ce n’est pas tout : au centre de l’affiche, six bonshommes en bonnet pointu, dessinés par des lignes de lumière rouge font des mouvements de culture physique, avec leurs bras et leurs jambes schématiques. Et tout cela qui coûte à établir et à faire jouer des sommes énormes, est une réclame pour la Spearmint, une gomme à la menthe qui est à la portée de toutes les bouches, dont les petites dactylographes se montrent très friandes et qui est mâchée par un grand nombre de citoyens, dans tous les Etats-Unis du Massachusets à la Californie, et de la Floride à l’Orégon.

Par le déploiement et le flamboiement de ces affiches, ce coin de Broadway est, je pense, une chose unique au monde. Prodigalité, profusion, on surprend là une des caractéristiques de la civilisation américaine et je songe, je ne sais pourquoi, à la pauvre et touchante illumination de mon petit village, dans le Vexin, le 14 juillet, avec quelques godets de verre bleu, blanc et rouge remplis d’une huile jaune où trempe une mèche fumeuse.


Mercredi 26.

Il fait ce matin le plus beau temps du monde : c’est le printemps, c’est l’été. Après déjeuner, M. Gilbert est venu nous chercher pour nous conduire chez lui. Là il nous a confiés à deux dames fort aimables, sa femme et sa fille, qui nous ont fait faire une belle promenade en automobile dans les environs de New-York. Nous sommes revenus par un grand boulevard qui n’existait pas il y a deux ans et qui est maintenant bordé de maisons et de magasins. Le long du mur d’une maison en construction, une vingtaine de maçons travaillent, presque coude à coude. On comprend que le mur s’élève vite dans ces conditions. Chez nous pour le même travail, il y aurait six hommes espacés, disséminés.

Nous traversons le quartier nègre. J’aurais bien voulu m’arrêter pour voir de plus près les gentlemen de couleur, les négresses et les négrillons, mais nous devions prendre le thé à cinq heures (et il était déjà cinq heures et demie) chez M. Whitney Warren. Cinq minutes pour traverser le quartier nègre ; et, tout de suite, l’Amérique est le pays des contrastes violents, nous sommes dans le quartier riche où demeurent, nous dit Mrs Gilbert, « ceux qui ont beaucoup d’argent. » Cinq minutes pour traverser le quartier riche ; cinq minutes pour visiter un club de dames où il y a, en ce moment, une exposition des portraits de Washington. Enfin un ascenseur rapide nous envoie très haut chez M. Whitney Warren. Ici les étages supérieurs sont recherchés à cause de la vue. J’ai connu M. Whitney Warren à Paris dans les commencements de la guerre. Ce grand architecte américain, grand par la taille et par le talent, est une figure très parisienne. Pendant la guerre et depuis, il s’est montré notre ami fervent et fidèle. On me présente à une dame qui m’apprend que son ancêtre était Français, qu’il s’est jeté à la mer dans un tonneau, à La Rochelle après la révocation de l’Edit de Nantes, qu’après quelques heures de cette navigation de fortune, un navire l’avait recueilli et amené en Amérique. Les Américains se plaignent, à tort selon moi, de n’avoir pas de passé. Après les grandes immigrations du siècle dernier, d’abord germaines et Scandinaves, puis slaves, hongroises, israélites, italiennes, c’est déjà une sorte de noblesse pour eux de remonter aux premiers immigrants anglais, écossais ou irlandais. J’ai répondu à cette dame : « Vous avez en quelque sorte plus de passé que moi, car j’ignore complètement ce qu’a fait mon ancêtre, au moment de la révocation de l’Edit de Nantes. »

Rentré à l’hôtel pour m’habiller. A huit heures, M. Bory Osso, représentant de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques français, vient me chercher pour me conduire à la « Society of American Dramatists and Composers, » où l’on m’offre un banquet. Assistance nombreuse, auteurs, authoress, grands directeurs ; accueil chaleureux ; mais combien je me sens étranger parmi mes confrères d’outre-mer ! Que connaissent-ils de notre théâtre et que connaissons-nous du leur ? On joue cependant beaucoup de pièces françaises à New-York ; mais on les adapte, on les modifie et, si j’ose dire, on les « chambarde » au goût américain. Car ils sont restés très puritains ; ils sont très sévères en ce qui concerne la morale sexuelle : un enfant naturel, une demoiselle enceinte, une demi-mondaine avérée, voilà des personnages qu’on doit éviter. Comiques ou pathétiques, ils aiment les péripéties, les rebondissements, un dialogue rapide qui procède par phrases brèves et, par-dessus tout, de l’action, de l’action et encore de l’action. Ils aiment un heureux dénouement et qui ne bouscule pas l’ordre social. Ils nous reprochent volontiers notre immoralité, notre complaisance à traiter les cas nombreux et divers de l’adultère ; ils constatent que la plus grande partie de notre théâtre est fondée sur ce qu’ils appellent le « triangle, » le triangle, c’est-à-dire le mari, la femme et l’amant. C’est que dans l’adultère, avec un mélange d’esprit religieux et pratique à la fois, ils ne voient que l’acte brutal. Ils ne comprennent pas, ils n’admettent pas tout le sentiment, toute la sensibilité que nous mettons autour ; ils ne voient pas tout le champ d’études psychologiques que nous y voyons. C’est ce que j’essayais de faire entendre à une dame, une Canadienne qui voyageait avec nous, en venant sur le Paris et que « le triangle » équilatéral, rectangle ou isocèle exaspérait. Je lui demandais : « Êtes-vous bien certaine qu’il n’y ait pas aux Etats-Unis des femmes mariées qui obéissent parfois aux injonctions irrégulières de leur cœur ? » Elle n’en voulait rien savoir. Je lui demandais encore : « Vous venez de passer quelques jours à Paris. Avez-vous vu Aimer ? ». Elle me répondait : « Non, j’ai vu Ta Bouche. » — Je lui ai conseillé : « S’il y a à la bibliothèque du bord, quelques volumes de notre théâtre contemporain, lisez-les donc. » Elle a suivi mon conseil, elle les a lus et le dernier jour elle m’a dit : « Je comprends maintenant : les Français le disent et les Américains le font. »

A l’heure des discours, après que le doyen des auteurs dramatiques américains, M. J. I. C. Clarke, m’eut souhaité la bienvenue de la façon la plus aimable et la plus flatteuse du monde, j’ai répété aux assistants la réflexion de la dame Canadienne et cela a paru les charmer. Puis, M. Cosmo Hamilton a dit toute l’admiration qu’il avait pour les auteurs français, pour leur esprit de solidarité (ici, j’ai fait mes réserves... mentalement). Enfin, M. Augustus Thomas a pris la parole, et M. Félix Weill, secrétaire de la Fédération de l’Alliance française, a traduit pour moi, en français, le discours de M. Thomas qui se terminait ainsi : « Lorsque vous serez de retour en France, dites à vos amis que les Américains aiment toujours profondément la France ; ils ont combattu à ses côtés, et l’attitude de quelques politiciens ne change nullement leurs sentiments envers les Français. »

Je n’y manquerai pas ; je suis infiniment touché de ces affirmations ; mais, d’après ce que j’entends dire depuis que je suis ici, je doute que ces sentiments soient actuellement ceux du peuple américain tout entier ; ceux qu’ils étaient en septembre 1918, lorsqu’un de mes amis, chargé d’une mission aux Etats-Unis, m’écrivait de là-bas : « Nos alliés sont admirables ; tous me disent : Nous n’avons encore rien fait pour vous... l’argent ne compte pas... nous ferons mieux encore, nous ferons tout, et nous ne ferons jamais assez pour ceux qui se sont battus pour notre cause, c’est-à-dire pour la cause de l’humanité. »


MAURICE DONNAY.