◄   Chapitre I Chapitre II   ►


DISPARUS
Par JACQUES LERMONT


I

Les Valjacquelein.


Manon était triste. Cela lui arrivait souvent depuis quelque temps, mais Manon était inactive. Et cela, c’était chose extraordinaire pour qui connaissait Manon.

Voir Manon inoccupée, depuis le grand matin jusqu’à la dernière minute de sa journée bien remplie, alors que chacun était couché dans la vieille maison familiale ; voir au repos ses doigts fuselés, quand ses petits pieds toujours au service d’autrui ne la portaient pas, semblait-il, partout à la fois, cela, en effet, n’était pas naturel.

Manon était l’âme du manoir de Penhoël, le soleil de la sombre demeure aux murs délabrés, dont d’antiques lierres, montant haut, atténuaient seuls, par endroits, l’aspect mélancolique ; la jeune fille était la vie de tous les habitants du château. Demandez plutôt à grand-père, ou à Jeannie, la fidèle servante, ou à Charlik, le domestique octogénaire, vieilli au service de la famille du Valjacquelein. Demandez encore à Yvonnaïk, l’enfant de la châtelaine de Penhoël, qui n’était plus…

Quels que fussent les âges, les caractères, les personnes, il n’y avait qu’une voix au château sur le compte de Manon :

« Que ferions-nous sans notre Manon !… »

Car elle était leur Manon à tous ! La Manon du bon Charlik comme celle d’Yvonnaïk ou du vénérable baron M. de Valjacquelein. Elle absente, ils n’eussent pu vivre, pensaient-ils.

Qui donc eût fait la lecture à grand’père, lorsque ses yeux fatigués ne parvenaient plus, malgré leurs lunettes, à distinguer les lettres de ces in-folios sur lesquels, affirmait Jeannik, M. le baron se perdait la vue de toute éternité !

Qui eût appris, patiemment, à Yvonnaïk tout ce qu’il savait ? Qui eût donné « du cœur à l’ouvrage » au vieux Charlik et fait les trois quarts de la besogne de Jeannie, si bien, disait celle-ci, que c’était une joie de travailler pour la bonne demoiselle du château.

Et qui, dans ce village perdu au fond de la Bretagne, eût porté des secours aux pauvres, des remèdes aux malades, des consolations aux affligés, si Mlle Manon de Valjacquelein n’eût été là ?

Qui donc, surtout, eût été pour son père, le chevalier Adhémar de Valjacquelein, ce qu’elle était, elle, Manon, depuis la mort de sa mère…

Il y avait douze ans que la mère de Manon n’était plus ; douze ans que ses beaux yeux s’étaient fermés pour toujours et que sa voix d’ange attristée de se sentir destinée à mourir jeune s’était tue. Douze ans que la grande chambre qu’elle habitait restait vide, et que son fauteuil, où si longtemps elle avait souffert, était vide auprès de sa table à écrire, son livre encore ouvert à la même page, ces choses gardées à leur place d’autrefois par la main pieuse de Manon. La jeune femme s’était envolée, laissant en souvenir d’elle un tout petit Yvon au berceau. À son lit de mort, elle avait attiré dans ses bras Manon, qui n’avait pas beaucoup plus de dix ans, et, lui montrant les êtres qui lui étaient chers, le père et l’enfant, ainsi que la tête blanche du vieillard, elle avait murmuré :

« Remplace-moi, Manon. »

Manon, subitement grandie, avait refoulé ses larmes, maîtrisé sa douleur :

« Mère, s’était-elle écriée, je te promets !… »

Et la mère s’en était allée, tranquille, connaissant sa Manon, si jeune qu’elle fût.

On avait vu alors Manon, très calme en apparence, très mince sous ses habits de deuil, très pâle sous ses longs voiles noirs, mais résolue, énergique et tendre à la fois, affirmer ses droits quand on lui objectait sa jeunesse :

« Maman l’a dit. »

Que pouvait-on répondre à cela !

Le berceau d’Yvonnaïk avait été, par elle, transporté dans sa propre chambre, et cette maman suppléante de dix ans s’était révélée sur-le-champ parfaite. Elle-même avait élevé le petit Yves, nourri au biberon, avait veillé sur lui à tout instant, écartant avec un soin jaloux toute main mercenaire, mais toujours à la hauteur de sa tâche, à force de volonté et d’amour.

La servante affectée spécialement au petit Yves n’était là que pour la forme. Manon s’occupait de tout, cousait elle-même les vêtements mignons et semblait devenue mère à l’âge où elle aurait tant eu besoin d’une mère. Sous son œil vigilant, le petit Yves, qu’elle appelait tendrement tantôt Yvonnaïk, tantôt Yvon, tantôt Yvonnet, suivant les habitudes familières bretonnes, poussait comme un champignon, n’aimant personne au monde autant que sa Manon, sa « Grande Manon » ainsi qu’il la nommait sans cesse.

La jeune fille n’avait jamais voulu que le nom de Maman fût donné à une autre qu’à celle qui dormait tout près d’eux, et à qui, chaque jour, on portait des fleurs et des pensées d’amour, mais Yvonnaïk, le petit orphelin, n’obéissait pas toujours. Il disait parfois : « Maman Manon ». Sa Grande Manon lui tenait lieu de tout. N’avait-il pas, d’ailleurs, à ses ordres la maisonnée tout entière ? Pour son petit-fils, le vieux baron abandonnait ses livres, Charlik ses plates-bandes, Jeannie sa cuisine.

Aussi, Yvonnaïk se déclarait hautement heureux comme un roi.

Il était même plus heureux qu’un vrai roi sur le trône, car à cette époque les rois commençaient à trembler et à ne plus sentir leur trône très solide ; mais, dans ce petit coin de la Bretagne, où le château de Penhoël était comme perdu au fond d’une baie, tantôt sablonneuse et tantôt bleue ou verte ou grise, ou noire, selon que la marée était haute ou basse et le ciel clair ou sombre, nul ne songeait beaucoup aux événements qui, en ces temps terribles, bouleversaient la France. Et M. le chevalier (le père de Manon), brisé par la douleur que lui avait causée la perte de sa femme, vivait solitaire et farouche, partageant son temps entre des lectures et des chasses effrénées, dans lesquelles il usait son activité et son chagrin. Il ne s’occupait pas de politique.

On était pourtant en 1790, aux jours troublés. Mais les gazettes ne parvenaient point dans ce petit pays, et M. le chevalier n’avait conscience des ans écoulés qu’en voyant grandir Yvonnaïk. Son principal bonheur était Manon ; le petit Yves, vivant portrait de sa mère, était pour lui à la fois une joie et une souffrance infinies. Assis en face de son vieux père, il ne parlait pas plus que lui ; les deux gentilshommes, chacun le nez dans un gros bouquin, s’absorbaient des heures. Alors, Manon seule avait le droit de pénétrer dans la grande salle, de rappeler les deux hommes au sentiment de l’existence. Et encore, bien souvent ne se sentait-elle pas le courage de les déranger pour des choses aussi infimes que des repas, ou des leçons. Comme beaucoup de femmes d’alors, Manon, très studieuse, était déjà instruite ; elle avait beaucoup lu et, grâce à ces deux pères, comprenait même les antiques livres poudreux à reliure basanée, dont les pages étaient écrites en latin. Ces leçons constituaient pourtant une salutaire distraction pour M. le chevalier. (Ainsi appelait-on le père de Manon, afin de le distinguer du vieux baron de Valjacquelein.)

Manon se trouva donc capable de donner à son cher Yvonnaïk l’instruction que devait recevoir un gentilhomme ; du moins, elle s’en flattait.

Quant aux chasses auxquelles se livrait de temps à autre M. le chevalier, elles présentaient le double avantage de lui faire prendre de l’exercice et d’approvisionner le garde-manger du château. On n’était pas extrêmement riche à Penhoël ; on y vivait très simplement. Les terres de ces messieurs de Valjacquelein étaient affermées à de pauvres gens, se plaignant toujours et ne payant guère leurs fermages. Ils se contentaient d’apporter quelques redevances en nature : sacs de blé, quartiers de porc, poissons ou légumes. Le vieux Charlik et la fidèle Jeannie faisaient en sorte que cela suffît. Ces messieurs n’en avaient pas souci, enfermés qu’ils étaient en eux-mêmes. D’ailleurs, à cette époque, on était moins habitué au luxe que maintenant, et les gentilshommes vivant à l’écart, sans voisins, ne se ruinaient point en frais de représentation.

Cependant, M. le chevalier aimait à voir sa fille en toilette, et, si simples que fussent ses robes, elles laissaient généralement à découvert ses bras blancs et son cou mince et élevé. Ses cheveux étaient aussi savamment disposés dans leur arrangement de boucles frisées. Rien n’était plus joli que la grande Manon dans ses toilettes toujours blanches, avec sa tête blonde et ses yeux sombres, pleins d’énergie.

Messieurs de Valjacquelein avaient gardé de leur ancien luxe l’habitude de soigner leur mise. Ils avaient même porté longtemps la perruque poudrée, selon la mode du temps, gilet de couleur, culotte collante, longs bas de soie et escarpins vernis. Ils se parfumaient d’une certaine poudre à la maréchale, et tous deux prisaient du tabac d’Espagne, ainsi que pouvaient le faire deux gentilshommes de leur rang, pour se distraire. La perruque, pourtant, avait disparu.

Yvonnaïk, quant à lui, ne faisait point toilette pour jouer sur la grève avec les gamins de Penhoël et pêcher des crabes ou des crevettes parmi les rochers ; mais sa sœur exigeait de lui une tenue convenable dès qu’il rentrait au château, et il était vraiment joli avec sa collerette blanche et son habit de velours ouvert sur son long pantalon collant.

Ainsi vêtus, en cérémonie, la famille de Valjacquelein prenait ses repas sur une table de chêne sculpté, sans nappe. Et quels repas ! Souvent, sauf les jours de gibier et de poisson, de simples galettes de blé noir avec du lait caillé, comme leurs vassaux.

Ces messieurs avaient bien autre chose en tête que la bonne chère. Ce régime frugal n’empêchait pas Yvonnaïk de pousser, robuste et droit, sous son apparence frêle, et Grande Manon, qui jamais n’avait eu un jour de maladie, d’être une jeune fille élancée et belle comme les lis du jardin.

Mais Manon restait foncièrement triste. Elle avait autrefois promis à sa mère de faire gaiement son devoir, de ne pas assombrir les peines inévitables de la vie par une mélancolie non certes sans douceur pour qui s’y laisse aller, plus dangereuse encore pourtant. Les jeunes filles sont déjà assez enclines à ces langoureuses tristesses dans lesquelles se perd leur énergie. Manon avait trop de charges, son cœur et son esprit trop d’occupations pour s’abandonner à des rêveries ou à des langueurs. Le rôle de très jeune mère qu’elle avait assumé vis-à-vis d’Yves provoquait forcément des éclats de gaieté, des rires de fillette. Lorsqu’elle jouait avec son enfant, comme si elle fût redevenue bébé, les souvenirs douloureux, toujours vivants en sa mémoire, faisaient trêve, et ainsi ils ne l’empêchaient point de se montrer d’ordinaire « la joie de la maison ».

Si, ce jour-là, elle était visiblement préoccupée et oisive, c’était pour deux raisons. Son père, le chevalier de Valjacquelein, avait annoncé le matin même qu’il venait de prendre un parti à l’égard d’Yves. Le garçon devenait trop grand pour continuer à s’amuser toute la journée (ou peu s’en fallait) et lui, le chevalier, ne pouvait se charger de faire l’éducation de son fils, car les nouvelles qu’on recevait de Paris, de plus en plus mauvaises, l’obligeraient sous peu à quitter Penhoël pour aller offrir ses services au Roy. Il faudrait mettre le garçon en pension, dans un endroit où on lui montrerait à tenir une épée en même temps qu’à expliquer Homère et Virgile.

Son père s’éloigner ! Les quitter ! Elle n’imaginait pas cela. Elle n’y croyait pas encore. Mais, en ce qui concernait Yvon, la pauvre Manon ne connaissait pas le grec, et elle ne faisait pas d’armes. Elle avait baissé la tête sans oser répliquer.

« Aussi bien, avait ajouté le chevalier, il est temps qu’Yves sorte des mains des femmes. »

Ce mot dit sans mauvaise intention. C’étaient les idées du temps, et le chevalier, brusquement réveillé de cette torpeur dans laquelle il s’était laissé vivre depuis la mort de sa femme, s’était tout d’un coup aperçu qu’Yvonnaïk se faisait grand garçon.

Une pareille déclaration, une semblable menace ne faisaient pas du tout le compte de maître Yvonnaïk. Il ne comprenait pas la vie ailleurs qu’à Penhoël, passée à courir les grèves avec les enfants du pays, comme jadis Du Guesclin, et en recevant de sa sœur, Grande Manon, un peu d’instruction et beaucoup de baisers, dans ses heures de loisirs, les seules qui comptaient pour lui, Yves, étant celles du jeu.

Yvonnaïk s’insurgea, au grand étonnement de chacun dans le château.

« Quitter Penhoël, jamais !. » avait-il déclaré, plus rouge qu’un coq.

Et, hardi, il soutenait le regard de son père.

Le chevalier s’était emporté, et, d’un revers de main, avait rappelé à l’ordre ce cadet.

Yvon, furieux, s’était enfui sans dire où il allait.

Manon, très peinée, s’était longuement demandé si elle avait failli à sa tâche, si l’enfant n’avait pas été trop gâté, si sa bonté n’avait pas dégénéré en faiblesse. Elle s’en alla en pèlerinage, dans la chambre de sa mère, parlant à l’absente comme si elle eût été là, lui demandant de l’inspirer. N’y aurait-il pas moyen de changer la détermination de son père ? ou, dans l’intérêt même de l’enfant, fallait-il se résigner ?

Elle sortit de là plus calme, songeant toute navrée à ce départ des deux êtres qu’elle chérissait, aux périls qui menaçaient le chevalier, et qu’elle se représentait d’autant plus terrifiants qu’ils lui étaient inconnus, mais résolue, puisque le bien d’Yves l’exigeait, à sermonner, à raisonner l’enfant, et à lui faire accepter de bonne grâce l’arrêt paternel. Quant à elle, le cœur déchiré, elle avait un dernier devoir à remplir : soigner le vieux grand-père et adoucir sa solitude. Il n’était pas question de résister à la volonté de son père.

Mais quand Manon se mit à la recherche d’Yvonnaïk, elle ne le trouva nulle part. Qu’il ne fût pas au château, cela n’avait rien de bien étonnant : il avait dû s’en aller courir avec ses camarades, les enfants des pêcheurs, et l’heure du dîner le verrait revenir. Cependant, l’heure du dîner passa sans qu’Yves eût reparu. Son père se fâcha sérieusement, et, sérieusement, la pauvre Manon s’inquiéta.

À son tour, la jeune fille sortit et s’enquit dans le village.

Personne n’avait vu Yves.

Les enfants, interrogés, répondirent que, ce jour-là, il n’était pas venu les prendre au lieu du rendez-vous fixé la veille. Et c’était d’autant plus étonnant qu’il avait parlé de faire cet après-midi une grande partie. On devait se battre avec les Anglais, la moitié des enfants figurant l’ennemi et l’autre les Français. Mais les enfants avaient attendu en vain leur chef accoutumé, et ils avaient cru qu’Yvonnaïk avait été retenu au château.

Qu’était-il devenu ?

Manon, très pâle, regarda la baie. La mer était haute. Si par malheur Yvonnaïk s’était attardé dans les rochers ? Si…

Même vis-à-vis d’elle-même, la grande sœur se refusait à achever sa pensée. Elle revint au château. Tout le monde était en émoi. De la tour du château, le chevalier, à l’aide d’une longue-vue, interrogeait l’horizon. Manon eut, un instant, l’espoir, qu’il avait découvert quelque chose.

« Eh bien ? fit-elle haletante.

— Rien, fit le chevalier d’une voix sourde.

— Il n’y a pas de barque en mer ? demanda Manon, dans l’espoir qu’Yves aurait été emmené par quelque pêcheur.

— Pas une voile. Pas un bateau », dit son père.

Manon se laissa tomber sur le banc de pierre qui courait le long du parapet.

Rien !… Si Yvonnaïk ne rentrait jamais !…

Le temps s’était couvert tout à coup. Des nuages d’un noir d’encre voilaient le ciel. Aucun pêcheur ne se fût avisé de sortir par ce temps. Tous étaient au village, on l’avait dit déjà à Manon, mais elle se refusait à y croire. Yves avait l’habitude de cette côte. Il en connaissait les moindres recoins. M. de Valjacquelein essaya de rassurer sa fille :

« Il n’est pas possible (il dut s’arrêter pour affermir sa voix) qu’Yves… qu’il y ait quelque malheur…

— Hélas ! mon père. Il y a tant d’accidents à redouter… Yvonnaïk est obéissant. Il ne se met jamais en retard. Il sait trop combien je m’inquiète à l’attendre… Personne ne l’a vu là-bas, de toute la journée !

— Où peut-il être ? »

Le chevalier, très anxieux, monta à cheval et interrogea tout le monde dans la campagne, aux environs de Penhoël, et, sous ses ordres, des hommes munis de lanternes parcoururent le pays. Toute la nuit, une épouvantable tempête fit rage. Aucun bateau ne pouvait tenir la mer. Si le pauvre petit Yves avait eu la malencontreuse idée de s’aventurer dans quelque creux de rocher et de s’y laisser surprendre par la marée montante, certainement, c’en était fait de lui !…

La nuit fut affreuse pour tout le monde, au château ! Manon crut qu’elle allait devenir folle, mais, se maîtrisant, elle dirigeait elle-même les recherches. Elle fit élever sur la grève un immense bûcher dont la lueur rouge pouvait servir de phare à l’enfant, et elle ne quitta pas le rivage.

La nuit tout entière s’écoula.

La tempête se calma peu à peu, les chercheurs revinrent, découragés, déçus, dans le matin gris et funèbre :

Yvonnaïk n’avait pas reparu.