Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 49

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 570-572).


CHAPITRE XLIX.


Une république qui veut conserver sa liberté a besoin chaque jour de mesures nouvelles. Quels sont les services qui méritèrent à Quintius Fabius le surnom de Maximus ?


C’est une nécessité, comme je l’ai dit autrefois, qu’il survienne chaque jour dans une cité des accidents qui aient besoin du médecin, et qui, suivant qu’ils sont plus graves, exigent une main plus habile. Si jamais cité vit naître de pareils accidents, c’est surtout dans Rome qu’ils furent inouïs et imprévus : comme lorsqu’on découvrit que toutes les femmes romaines avaient formé le complot de faire périr leurs maris ; tant on en trouva qui avaient déjà empoisonné les leurs, ou qui avaient préparé le poison destiné à leur ôter la vie.

Telle fut encore la conjuration des Bacchanales, que l’on découvrit du temps de la guerre de Macédoine, et dans laquelle se trouvaient déjà impliqués plusieurs milliers d’hommes et de femmes. Elle eût exposé l’État aux plus grands dangers si elle n’eut pas été découverte, ou si Rome n’eût pas été accoutumée à châtier des multitudes d’hommes lorsqu’ils se rendaient coupables ; et si la grandeur de cette république ne se manifestait par une infinité de signes et par la force qu’elle mettait dans tout ce qu’elle exécutait, on la verrait éclater dans la manière dont elle sévissait contre ceux qui s’étaient égarés.

Elle ne balance pas à faire mourir des mains de la justice une légion entière, ou même toute une ville, ou à bannir huit ou dix mille hommes en leur imposant des conditions tellement extraordinaires, que leur observation paraît impossible, non-seulement de la part d’une multitude, mais même d’un seul homme : comme il arriva aux soldats qui avaient combattu si malheureusement à Cannes, et qui furent exilés en Sicile, en leur imposant la défense d’habiter dans des villes, et de manger autrement que debout.

Mais de tous leurs châtiments, le plus terrible était de décimer les armées, c’est-à-dire de livrer à la mort, par la voie du sort, sur toute l’armée, un homme par chaque dix hommes. Il était impossible de trouver, pour châtier une multitude, une punition plus épouvantable. En effet, lorsque toute une multitude se rend coupable, et que l’auteur du crime est incertain, on ne peut punir tout le monde, parce que le nombre est trop grand : en châtier une partie, et laisser l’autre impunie, serait injuste envers ceux que l’on punirait, et ce serait encourager ceux que l’on aurait épargnés à se rendre coupables une autre fois. Mais en massacrant la dixième partie des coupables par la voie du sort, lorsque tous méritent la même peine, celui qui est puni se plaint du sort ; celui qui ne l'est pas a peur qu’une autre fois il ne l’atteigne, et il se garde d’errer de nouveau. Les empoisonneuses et ceux qui étaient entrés dans la conjuration des Bacchanales furent donc punis selon que le méritait l’énormité de leur crime.

Quoique ces épidémies produisent des effets funestes dans une république, elles ne sont jamais mortelles, parce qu’on est presque toujours à temps de les extirper ; mais celles qui menacent le gouvernement sont presque toujours cause de sa ruine, si la sagesse d’un homme éclairé n’y apporte un remède.

La générosité avec laquelle les Romains accordaient aux étrangers le droit de bourgeoisie avait introduit dans Rome une telle foule d’hommes nouveaux, et leur influence sur les élections était devenue si puissante, que le gouvernement commençait à s’altérer, et s’éloignait des institutions et des hommes qu’il était accoutumé à suivre. Quintus Fabius, qui à cette époque était censeur, s’étant aperçu des dangers de l’État, réunit sous quatre tribus ces familles nouvelles, source de tous les désordres, afin que, resserrées dans des limites étroites, elles ne pussent corrompre Rome entière. Cette mesure fut parfaitement sentie par Fabius : sans rien altérer, il apporta au mal le véritable remède, et la république en fut tellement reconnaissante, qu’elle ne le nomma plus que Maximus, ou très-grand.