Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 43

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 561-563).


CHAPITRE XLIII.


Les hommes nés dans un même pays conservent presque dans tous les temps le même caractère.


Ce n’est ni au hasard ni sans raison que les sages ont coutume de dire que pour connaître ce qui doit arriver il suffit de considérer ce qui a été, parce que tous les événements de ce monde ont dans tous les temps des rapports analogues avec ceux qui sont déjà passés : cela provient de ce que toutes les affaires humaines étant traitées par des hommes qui ont et qui auront toujours les mêmes passions, il faut nécessairement qu’elles offrent les mêmes résultats. Il est vrai que leurs actions sont plus éclatantes, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre ; mais cela dépend de l’éducation dans laquelle ces peuples ont puisé leur manière de vivre.

Il est encore facile de connaître l’avenir par le passé, lorsque l’on voit une nation vivre longtemps sous l’empire des mêmes mœurs, se montrant continuellement avare ou continuellement perfide, ou livrée à quelque autre vice ou vertu semblable. Quiconque lira les événements qui se sont passés dans notre ville de Florence et examinera en outre ceux qui ont eu lieu dans ces derniers temps, verra que les Français et les Allemands se sont montrés, dans toutes les circonstances, pleins d’avarice, d’orgueil, de cruauté et de mauvaise foi ; car notre république, à presque toutes les époques, a été de leur part la victime de ces quatre défauts.

Quant à la mauvaise foi, qui ne sait à combien de reprises on a donné de l’argent au roi Charles VIII, qui promettait de restituer les citadelles de Pise, sans que jamais il les rendit ; en quoi ce prince a fait voir son peu de bonne foi et son excessive avidité. Mais laissons de côté les exemples trop récents.

Chacun peut avoir appris ce qui arriva dans la guerre que le peuple florentin entreprit contre les Visconti, ducs de Milan. Florence, dénuée de toute autre ressource, forma le projet d’attirer l’empereur en Italie et de le décider à attaquer la Lombardie avec toute sa réputation et toutes ses forces. L’empereur promit de venir avec une armée considérable, de déclarer la guerre aux Visconti et de défendre les Florentins contre la puissance de ces princes, à condition qu’on lui donnerait cent mille ducats pour se mettre en marche, et cent mille autres dès qu’il serait arrivé en Italie, Les Florentins acceptèrent ces conditions ; ils lui payèrent la première somme, et bientôt après la dernière ; mais à peine était-il parvenu à Vérone qu’il retourna sur ses pas, sans rien opérer en leur faveur, alléguant pour excuse de sa conduite que les Florentins n’avaient pas observé toutes les clauses du traité conclu avec lui.

Si Florence n’avait pas été contrainte par la nécessité, ou aveuglée par les passions, et qu’elle eût voulu se rappeler l’ancienne conduite des barbares, elle ne se serait laissé tromper par eux, ni dans cette circonstance, ni dans mille autres : elle aurait vu qu’ils avaient toujours été les mêmes ; que partout où on les avait appelés, ils s’étaient conduits de la même manière ; elle aurait considéré qu’ils en agirent de la sorte autrefois envers les anciens Toscans, qui, opprimés par le peuple romain, qui les avait plusieurs fois mis en fuite et battus, et voyant que leurs forces étaient insuffisantes pour résister à ce peuple, convinrent avec les Gaulois, qui occupaient alors cette partie de l’Italie située en deçà des Alpes, de leur donner une forte somme d’argent, sous la condition qu’ils réuniraient leurs forces aux leurs, et marcheraient contre les Romains. Il arriva que les Gaulois reçurent l’argent, mais refusèrent de prendre les armes en faveur des Toscans, disant qu’ils l’avaient reçu non pour faire la guerre à leurs ennemis, mais pour s’abstenir de ravager le territoire de la Toscane.

C’est ainsi que l’avarice et la mauvaise foi des Gaulois privèrent en même temps les Toscans et de leur argent et des secours qu’ils comptaient se procurer par ce moyen. L’exemple des anciens Toscans et des Florentins de nos jours démontre que les Gaulois et les Français ont toujours suivi les mêmes principes ; et l’on peut juger par là de la confiance qu’ils doivent inspirer aux princes.