Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 40

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 557-559).


CHAPITRE XL.


Se servir de la ruse dans la conduite de la guerre est une chose glorieuse.


Quoique ce soit une action détestable d’employer la fraude dans la conduite de la vie, néanmoins, dans la conduite de la guerre, elle devient une chose louable et glorieuse ; et celui qui triomphe par elle de ses ennemis ne mérite guère moins de louanges que celui qui en triomphe par les armes. C’est le jugement que portent ceux qui ont écrit l’histoire des grands hommes : ils louent Annibal et tous les capitaines qui se sont fait remarquer par une semblable manière d’agir. Les exemples en sont trop nombreux pour que j’en rapporte aucun.

Je ferai observer seulement que je ne regarde pas comme une ruse glorieuse celle qui nous porte à rompre la foi donnée et les traités conclus ; car, bien qu’elle ait fait quelquefois acquérir des États et une couronne, ainsi que je l’ai exposé précédemment, elle n’a jamais procuré la gloire : je parle seulement de ces tromperies dont on use envers un ennemi qui ne se repose point sur votre foi, et qui consistent proprement dans la conduite de la guerre. Telle est celle d’Annibal, lorsqu’arrivé près du lac Trasimène, il feignit de prendre la fuite pour renfermer le consul et l’armée romaine ; et lorsque, pour échapper des mains de Fabius Maximus, il mit des brandons enflammés aux cornes d’un troupeau de bœufs.

C’est d’une ruse semblable que se servit Pontius, général des Samnites, pour renfermer les Romains dans les Fourches Caudines. Après avoir caché son armée sur le revers de la montagne, il envoya un certain nombre de soldats déguisés en bergers conduire dans la plaine de nombreux troupeaux ; les Romains, s’en étant emparés, demandèrent où était l’armée des Samnites : tous les prisonniers, conformément aux instructions de Pontius, répondirent uniformément qu’elle était occupée à faire le siége de Nocera. Ce rapport, cru aisément par les consuls, fut cause qu’ils s’engagèrent sans crainte dans les défilés de Caudium ; mais à peine y furent-ils entrés, qu’ils se trouvèrent soudain enveloppés par les Samnites.

Cette victoire, obtenue par la ruse, eût été bien plus glorieuse encore pour Pontius, s’il avait voulu suivre les avis de son père, qui lui conseillait, ou de renvoyer librement les Romains, ou de les massacrer tous, et de ne point s’arrêter à une de ces demi-mesures qui n’ont fait jamais ni acquérir un ami, ni perdre un ennemi, quæ neque amicos parat, neque inimicos tollit ; mesures qui, ainsi que je l’ai dit ailleurs, ont toujours été dangereuses dans les affaires d’État.