Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 30

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 527-530).

CHAPITRE XXX.


Un citoyen qui veut user de son crédit pour opérer quelque entreprise utile à sa patrie doit d’abord étouffer l’envie. Comment, à l’approche de l’ennemi, on doit pourvoir à la défense de l’État.


Le sénat de Rome ayant appris que toute la Toscane s’était levée en armes pour venir attaquer Rome, et que les Latins et les Herniques, qui jusqu’alors avaient été les alliés du peuple romain, s’étaient réunis aux Volsques, ses ennemis perpétuels, jugea que cette guerre présenterait de grands dangers. Camille, à cette époque, était un des tribuns consulaires ; et l’on pensa qu’il serait inutile de créer un dictateur si ses collègues consentaient à remettre entre ses mains le suprême commandement ; ce que ces tribuns firent volontiers : Nec quicquam, dit Tite-Live, de majestate sua detractum credebant, quod majestati ejus concessissent. Camille profita avec empressement de cette déférence et prescrivit la formation de trois armées. Il arrêta qu’il commanderait la première, destinée à combattre les Toscans ; il nomma Quintius Servilius chef de la seconde, et lui ordonna de se tenir aux environs de Rome, afin de s’opposer aux Latins et aux Herniques, s’ils remuaient ; il mit Lucius Quintius à la tête de la troisième, et lui confia la garde de la ville et la défense des portes et de la curie, selon que les circonstances l’exigeraient. Il ordonna en outre qu’Horatius, un de ses collègues, veillerait aux approvisionnements d’armes et de vivres, et à tout ce qui est indispensable dans les temps de guerre ; enfin, il proposa au sénat et à l’assemblée du peuple Cornelius, également son collègue, pour diriger la délibération et les mesures qu’il y aurait journellement à prendre et à faire exécuter. C’est ainsi que les tribuns, à cette époque, se montraient disposés, pour le salut de la patrie, à commander et à obéir.

Ce récit nous enseigne ce que peut faire un homme sage et prudent ; de quel bien il est la source, et quels avantages il peut procurer à sa patrie, lorsque ses vertus et son courage sont parvenus à étouffer l’envie, ce vice qui trop souvent est cause que les hommes vertueux ne peuvent rendre leurs vertus utiles, en les empêchant d’avoir cette autorité qu’il est nécessaire de posséder dans les circonstances difficiles.

L’envie est surmontée de deux manières : elle l’est, ou par un danger imminent et redoutable, dans lequel chacun, se voyant périr, fait abnégation de toute ambition personnelle et court se soumettre volontairement à celui qu’il croit le plus capable de le sauver par son courage : c’est ce qui arriva à Camille. Il avait donné tant de preuves éclatantes de sa supériorité ; et, nommé trois fois dictateur, il avait tellement gouverné à l’avantage de la république, sans jamais songer à son intérêt particulier, que ses concitoyens ne redoutaient nullement sa grandeur, et que, dans le rang où l’avaient élevé ses vertus et son courage, personne ne regardait comme une honte de s’abaisser devant lui. C’est donc avec raison que Tite-Live a fait la réflexion que nous avons citée.

L’envie est encore surmontée lorsqu’une mort violente ou naturelle ravit le jour à ceux qui courent avec vous la carrière de la gloire ou des honneurs, et qui, à l’aspect d’une réputation plus éclatante que la leur, ne peuvent ni demeurer en repos, ni supporter patiemment cette élévation. Si ce sont des hommes accoutumés à vivre dans un gouvernement corrompu, où l’éducation ne leur ait inspiré nulle vertu, il est impossible qu’aucun événement puisse jamais les ramener ; car, pour obtenir l’objet de leurs désirs et satisfaire la perversité de leur âme, ils verraient d’un œil content la ruine de leur propre patrie. Pour vaincre cette envie, il n’existe qu’un seul remède : c’est la mort de ceux qu’elle possède. Si la fortune est tellement propice à un homme vertueux, qu’elle lui enlève ses rivaux par une mort naturelle, il peut alors monter sans opposition au faite de la gloire, puisqu’il peut faire éclater sans obstacle une vertu qui ne saurait plus offenser personne. Mais quand il n’a pas ce bonheur, il faut qu’il cherche à se défaire de ses rivaux par tous les moyens ; et avant de rien entreprendre, il doit n’en épargner aucun pour surmonter cette difficulté.

Quiconque lira la Bible dans le sens propre verra que Moïse fut contraint, pour affermir ses lois et ses institutions, de massacrer une foule d’individus qui, par envie seulement, s’opposaient à ses desseins.

Le frère Jérôme Savonarola était convaincu de cette nécessité ; Pierre Soderini, gonfalonier de Florence, ne la connaissait pas moins. Cependant Savonarola ne put parvenir à la surmonter, parce qu’il n’avait point l’autorité nécessaire, et qu’il ne fut pas compris par ceux qui le suivaient, et qui en auraient eu le pouvoir. Il fit bien tout ce qui dépendait de lui ; et ses prédications sont remplies d’accusations et de reproches contre les sages de ce monde, appelant ainsi les envieux et ceux qui s’opposaient à ses plans de réforme.

De son côté, Soderini s’imaginait que le temps, que sa bonté, que ses richesses, qu’il prodiguait à chacun, parviendraient enfin à éteindre cette envie ; car il se voyait encore à la fleur de l’âge, et les faveurs que lui attirait chaque jour sa conduite lui persuadaient qu’il s’élèverait enfin sans aucun scandale, sans violence et sans désordre, au-dessus de tous ceux qui, par jalousie, s’opposaient à ses desseins : ne sachant pas qu’il ne faut rien attendre du temps ; que la bonté ne suffit point ; que la fortune varie sans cesse, et que la méchanceté ne trouve aucun don qui l’apaise. Aussi tous deux succombèrent, et leur ruine n’eut d’autre cause que de n’avoir pu ni su vaincre l’envie.

Une autre chose digne de remarque est l’ordre qu’établit Camille au dedans et au dehors pour la défense et le salut de Rome. Sans doute ce n’est pas sans dessein que les historiens éclairés, tels surtout que Tite-Live, sont entrés dans les détails de certains événements ; c’était afin que les descendants pussent apprendre par des exemples la manière dont ils ont à se défendre en de pareilles circonstances. On doit remarquer dans ce texte que la défense qui offre le plus de danger et le moins d’utilité est celle où tout se fait avec désordre et précipitation : c’est ce que démontre surtout cette troisième armée que Camille fit lever pour rester dans Rome à la garde de la cité. Un grand nombre regarderait et regarde peut-être encore cette disposition comme tout à fait superflue chez un peuple belliqueux et toujours sous les armes, par cette raison qu’il paraissait inutile de faire des enrôlements, et qu’il suffisait d’armer les citoyens quand le besoin s’en ferait sentir.

Mais Camille, comme l’eût fait tout autre général aussi expérimenté, pensa au contraire qu’il ne faut jamais permettre à la multitude de prendre les armes sans un certain ordre et quelques précautions. Ainsi, d’après cet exemple, tout chef préposé à la défense d’un État doit éviter, comme un écueil funeste, d’armer tumultueusement le peuple : il faut qu’il choisisse et qu’il désigne d’abord les hommes qu’il veut appeler sous les armes, les chefs auxquels ils doivent obéir, le poste où ils se réuniront, celui où ils doivent se rendre, et ordonner à ceux qui ne doivent point marcher de se tenir dans leurs maisons, pour veiller à leur défense. Ceux qui, dans une ville assiégée, se conformeront à cette conduite parviendront facilement à se défendre ; celui qui agirait d’une manière opposée n’imitera point Camille, et ne se défendra pas.