Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 18

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 496-499).



CHAPITRE XVIII.


Rien n’est plus digne d’un capitaine habile que de pressentir les desseins de l’ennemi.


Le Thébain Épaminondas disait que rien n’était plus nécessaire et plus avantageux à un général que de connaître les projets et les résolutions de l’ennemi. Comme il est difficile d’obtenir cette connaissance, celui-là mérite d’autant plus de louange qui fait si bien qu’il les devine. Quelquefois même il est plus facile de pénétrer les projets de l’ennemi, qu’il ne l’est de savoir ce qu’il fait ; et quelquefois aussi, de deviner les mouvements qu’il opère à de grandes distances, que ceux qu’il exécute inopinément et près de nous. Combien de fois, après une bataille que la nuit seule avait fait cesser, le vainqueur ne s’est-il pas cru vaincu, et le vaincu victorieux ! Cette erreur a souvent inspiré des déterminations funestes au salut de celui qui les a prises ; comme le prouve l’exemple de Brutus et de Cassius, auxquels une semblable erreur arracha tous les fruits de la guerre. L’aile commandée par Brutus avait défait les ennemis ; Cassius, de son côté, ayant été vaincu, se persuada que toute l’armée était en déroute ; désespérant alors du salut de la patrie, il se frappa d’un coup de poignard.

De nos jours, à cette bataille que François Ier, roi de France, livra aux Suisses, près de Santa-Cecilia, en Lombardie[1], la nuit étant survenue, un corps de Suisses qui n’avait point été entamé crut que la victoire lui était restée, n’ayant aucune nouvelle de ceux qui avaient été mis en déroute et tués ; cette erreur fut cause de leur perte, parce qu’ils attendirent le jour pour combattre de nouveau avec un si grand désavantage. Leur erreur fut partagée par l’armée du pape et de l’Espagne, dont elle fut sur le point de causer la ruine totale, attendu que, sur la fausse nouvelle de la victoire, elle avait passé le Pô, et que si elle eût continué à s’avancer, elle serait tombée entre les mains des Français victorieux.

Une erreur semblable trompa les Romains et les Éques. Le consul Sempronius était allé avec son armée à la rencontre de l’ennemi ; il l’avait attaqué, et l’on s’était battu jusqu’à la nuit avec différents succès des deux côtés ; de manière que l’une et l’autre armée, à moitié vaincue, ne voulut pas rentrer dans son camp, mais prit position sur les collines voisines, où elle se croyait plus en sûreté ; l’armée romaine se divisa en deux corps, dont l’un suivit le consul et l’autre demeura avec un centurion nommé Tempanius, dont le courage avait seul préservé dans la journée l’armée romaine d’une déroute complète. Lorsque le jour fut venu, le consul, sans s’informer davantage de l’ennemi, se retira vers Rome ; l’armée des Éques suivit la même conduite, parce que chacun d’eux, croyant son ennemi vainqueur, fit sa retraite sans se soucier d’abandonner son camp au pouvoir de son adversaire. Il arriva que Tempanius, qui était resté avec l’autre partie de l’armée romaine, et qui même se retirait déjà, apprit de quelques blessés des ennemis que leurs généraux s’étaient sauvés, abandonnant leurs retranchements ; Tempanius, à cette nouvelle, rentra dans le camp des Romains, qu’il sauva, ravagea ensuite celui des Éques et revint à Rome victorieux.

Ainsi qu’on le voit, une semblable victoire n’est due qu’à ce que le vainqueur a le premier connu le désordre de l’ennemi. Il faut en conclure qu’il peut souvent arriver que deux armées qui se trouvent en présence tombent dans les mêmes désordres, subissent les mêmes désavantages, et que la victoire demeure alors à celui qui, le premier, connaît la fâcheuse position de son adversaire.

Je vais en citer un exemple domestique et récent. En 1498 les Florentins avaient réuni contre Pise une nombreuse armée ; ils pressaient avec vigueur le siége de cette ville, que les Vénitiens avaient prise sous leur protection ; ces derniers, ne voyant aucun moyen de la sauver, résolurent de changer le théâtre de la guerre, en attaquant sur un autre point le territoire de Florence ; ils réunirent donc une forte armée- pénétrèrent par la Val-di-Lamone, s’emparèrent du bourg de Marradi, et assiégèrent le château de Castiglione, qui se trouve placé au-dessus de la colline qui domine ce bourg. Les Florentins, à cette nouvelle, résolurent de secourir Marradi, sans diminuer les forces qu’ils avaient devant Pise : ils levèrent un autre corps d’infanterie, équipèrent une cavalerie nouvelle, et les envoyèrent dans cette direction, sous la conduite de Jacopo IV d’Appiano, seigneur de Piombino, et du comte Rinuccio da Marciano. Ces troupes étant parvenues sur la colline qui domine Marradi, l’ennemi abandonna soudain les approches de Castiglione, et se retira dans le bourg. Les deux armées, après être restées quelques jours en présence, commençaient de part et d’autre à souffrir du manque de vivres et des autres objets de première nécessité ; mais, n’osant s’attaquer mutuellement et ignorant les difficultés de leur position respective, elles formèrent une même nuit, l’une et l’autre, le projet de lever leur camp à la pointe du jour, et de battre en retraite, l’armée vénitienne vers Berzighella et Faenza, la florentine sur Casaglia et le Mugello. Au lever du jour chacun des deux camps avait déjà commencé à expédier ses bagages, lorsqu’une femme, partie par hasard du bourg de Marradi, et que rassuraient sa vieillesse et sa pauvreté, se rendit au camp des Florentins pour y chercher quelques-uns de ses parents qu’elle désirait voir, et qui se trouvaient dans ce camp. Les généraux florentins, ayant appris de sa bouche que les Vénitiens levaient leur camp, reprirent courage à cette nouvelle, et changèrent soudain de résolution, comme si c’était eux qui forçassent l’ennemi à abandonner ses campements, marchèrent contre lui, et écrivirent à Florence qu’ils avaient repoussé l’ennemi, et obtenu tous les avantages de la guerre. Cette victoire n’eut d’autre cause que d’avoir appris les premiers que les ennemis s’éloignaient ; et si cette nouvelle eût été portée d’abord dans le camp opposé, elle aurait produit contre nous les mêmes résultats.


  1. Bataille de Marignan.