Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 16

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 491-494).


CHAPITRE XVI.


Dans les temps difficiles, c’est au vrai mérite que l’on a recours ; et lorsque tout est tranquille, ce ne sont pas les hommes vertueux, mais ceux que distinguent leurs richesses ou leurs alliances, qui obtiennent le plus de faveur.


On a vu et l’on verra toujours que les hommes rares et éminents en vertu, qui brillent au sein d’une république, sont négligés lorsque les temps sont paisibles : l’envie, qui accompagne la réputation que leur ont méritée leurs grandes qualités, excite contre eux une foule de citoyens qui non-seulement se croient leurs égaux, mais se prétendent même supérieurs à eux. Thucydide, historien grec, renferme à ce sujet un passage très-remarquable. Il dit que la république d’Athènes, ayant terminé à son avantage la guerre du Péloponèse, dompté l’orgueil de Lacédémone, et soumis à son joug la Grèce presque entière, acquit une telle prépondérance, qu’elle forma le projet de s’emparer de la Sicile. Cette entreprise fut mise en délibération devant le peuple d’Athènes. Alcibiade et quelques autres citoyens voulaient qu’elle eût lieu ; mais ce n’était pas l’intérêt public qui les dirigeait, c’était leur ambition personnelle, dans la pensée qu’ils seraient les chefs de l’entreprise. Alors Nicias, le citoyen le plus illustre d’Athènes à cette époque, voulant dissuader le peuple de ce projet, crut, en le haranguant, ne pouvoir le convaincre par un argument plus pressant, qu’en lui faisant voir que le conseil qu’il lui donnait de ne point entreprendre cette guerre était contraire à ses propres intérêts ; car tant qu’Athènes demeurait en paix, il savait qu’une infinité de citoyens prétendaient le surpasser ; mais que si la guerre venait à se déclarer, il avait la conviction que nul citoyen ne lui serait supérieur, ni même égal.

On voit donc qu’un des vices des gouvernements populaires est de dédaigner en temps de paix les hommes supérieurs. Cet oubli est pour eux une double source de mécontentement : l’une, en se trouvant privée du rang qu’ils méritent ; l’autre, en voyant regarder comme leurs égaux, et même leurs supérieurs, des hommes méprisables ou moins capables qu’eux. Ces abus ont été, pour les républiques, une source continuelle de désordres ; parce que les citoyens qui se croient injustement méprisés, et qui savent trop bien que cet oubli ne doit être attribué qu’aux temps de paix et de tranquillité, s’efforcent de faire naître des troubles en allumant des guerres nouvelles, préjudiciables aux intérêts de la république.

En réfléchissant aux remèdes qu’on pourrait opposer à ce désordre, on en trouvera deux : le premier est de maintenir les citoyens dans la pauvreté, afin que les richesses, sans la vertu, ne puissent corrompre ni eux ni les autres ; le second est de diriger toutes les institutions vers la guerre, de manière à y être toujours préparé, et à sentir sans cesse le besoin d’hommes habiles, comme le fit Rome dans les premiers temps de son existence. L’habitude d’avoir toujours une armée en campagne donnait place sans cesse au courage des citoyens ; on ne pouvait alors ravir à nul d’entre eux le grade qu’il avait mérité, pour le donner à celui qui ne le méritait pas : si cela avait lieu, ou par erreur, ou pour tenter un essai, il en résultait bientôt pour la république des désordres si grands ou de si grands périls, que l’on rentrait bien vite dans le véritable chemin.

Mais les républiques, dont les institutions ont un autre esprit, et qui ne font la guerre que quand la nécessité les y contraint, ne peuvent se mettre à l’abri de cet inconvénient ; au contraire, elles semblent s’y précipiter ; et l’on verra toujours naître le trouble dans leur sein, si le citoyen courageux qu’on néglige est vindicatif, ou s’il possède dans l’État des relations et du crédit. Si Rome sut se défendre pendant longtemps de cet abus, à peine eut-elle vaincu Carthage et Antiochus, que, n’ayant plus rien à redouter de la guerre, elle crut pouvoir également confier le commandement des armées à tous ceux qui le briguaient, moins déterminée par leur valeur que par les autres qualités qui pouvaient leur mériter la faveur du peuple. Paul Émile s’était mis plusieurs fois sur les rangs pour obtenir le consulat ; il avait toujours été rejeté ; mais aussitôt que la guerre de Macédoine eut éclaté, il obtint tous les suffrages, et on lui en confia la conduite d’un consentement unanime, tant cette guerre semblait périlleuse.

Depuis 1494, la ville de Florence avait eu de nombreuses guerres à soutenir. Tous les citoyens chargés de les diriger y avaient échoué, lorsque le hasard en fit découvrir un au sein de la république, qui sut montrer de quelle manière il fallait commander une armée : c’était Antonio Giacomini. Tant qu’il y eut à soutenir des guerres périlleuses, l’ambition des autres citoyens se tut, et il ne rencontra jamais aucun compétiteur lorsqu’il fut question d’élire un commissaire de l’armée ou un général ; mais lorsqu’il n’y eut plus de guerres qui présentassent du danger ; lorsqu’elles n’offrirent plus que des honneurs et un rang, il trouva tant de rivaux, que quand il fallut élire trois commissaires pour diriger le siége de Pise, on le laissa dans l’oubli. Quoiqu’on ne puisse prouver sans réplique que l’État ait eu à souffrir de n’en avoir pas chargé Antonio, on peut néanmoins le conjecturer aisément ; car les Pisans n’ayant plus ni vivres ni moyens de défense, Antonio, s’il eût été présent, les aurait pressés avec tant de vigueur, qu’ils se seraient rendus à discrétion aux Florentins. Mais, se voyant assiégés par des chefs qui ne savaient ni les resserrer ni les emporter de vive force, ils traînèrent le siége tellement qu’ils forcèrent les Florentins à acheter ce que pouvait leur donner la force des armes. Un tel oubli aurait pu avec justice irriter Antonio, et il fallait toute sa patience et toute sa vertu pour ne pas désirer de se venger, ou par la ruine de sa patrie, s’il eût pu le faire, ou par la perte de quelques-uns de ses rivaux : danger dont une république doit surtout se préserver, comme nous l’exposerons dans le chapitre suivant.