Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 09

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 469-471).

CHAPITRE IX.


Comment il est nécessaire de changer avec les temps, si l’on veut toujours avoir la fortune propice.


J’ai plusieurs fois reconnu que la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune des hommes est de conformer leur conduite aux temps ou de s’en écarter. En effet, on voit que la plupart des hommes dans leurs actions agissent, les uns avec précipitation, les autres avec lenteur et précaution. Comme dans l’un et dans l’autre cas, lorsqu’on ne peut garder le vrai chemin, on outre-passe les bornes convenables, on se trompe également. Mais celui-là est moins sujet à l’erreur, et parvient à avoir la fortune propice, qui fait concorder, ainsi que j’ai dit, sa conduite au temps, et qui n’agit jamais que selon que l’exige la nature.

Chacun sait avec quelle prudence et quelle circonspection Fabius Maximus dirigeait son armée, bien éloigné en cela de l’impétuosité et de l’audace accoutumée des Romains ; et sa bonne fortune voulut que cette conduite se trouvât conforme aux temps. Annibal était venu jeune en Italie, guidé par une fortune que n’avaient point encore fatiguée les succès, et le peuple romain avait déjà été défait deux fois : la république, presque entièrement privée de ses meilleurs soldats, et comme étonnée de ses revers, ne pouvait éprouver un sort plus heureux que de trouver un capitaine dont la lenteur et la prudence pussent contenir les ennemis. Fabius, de son côté, ne pouvait trouver des circonstances plus favorables à sa manière d’agir ; ce qui fut la source de sa gloire. Fabius, au surplus, se conduisit de la sorte plutôt par la nature de son génie que par réflexion. C’est ce que l’on vit quand Scipion voulut transporter son armée en Afrique pour y terminer la guerre : Fabius fut un des plus ardents antagonistes de ce projet, comme un homme qui ne pouvait se détacher de ses manières et abandonner ses habitudes ; de sorte que s’il eût dépendu de lui, Annibal serait resté en Italie, ne s’apercevant pas que les temps étaient changés, et qu’il fallait également changer la manière de faire la guerre.

Si Fabius eût été roi de Rome, il eût peut-être été vaincu dans cette guerre, parce qu’il n’aurait pas su varier la manière de la faire conformément à la diversité des temps, mais il était né dans une république où il existait diverses espèces de citoyens et des caractères différents : ainsi, de même que Rome posséda Fabius, homme on ne peut pas plus propre pour les temps où il fallait se borner à soutenir la guerre, de même elle eut ensuite Scipion pour les temps où il était nécessaire de triompher.

Il en résulte qu’une république possède dans son sein plus de germes de vie, et jouit d’une plus longue fortune qu’une principauté ; car elle peut plus facilement s’accommoder à la variété des circonstances qu’un prince absolu, attendu la diversité des citoyens qu’elle renferme. Un homme accoutumé à n’agir que d’une manière ne change jamais, ainsi que je l’ai dit ; et si le temps amène des changements contraires à ses habitudes, il faut nécessairement qu’il succombe.

Pierre Soderini, dont j’ai déjà parlé, se conduisit en tout avec douceur et longanimité. Tant que les circonstances lui permirent de se livrer à son caractère, sa patrie prospéra ; mais lorsque les temps arrivèrent où l'on ne devait plus écouter la douceur et l’humanité, il ne put s’y résoudre, et il se perdit lui-même avec la république.

Le pape Jules II, tant que dura son pontificat, mit dans toutes ses actions de l’impétuosité, et presque de la fureur ; comme son caractère était en harmonie avec les temps, toutes ses entreprises réussirent. Mais s’il était arrivé d’autres temps qui eussent exigé qu’il suivît une route différente, il eût succombé certainement, car il n’aurait pu changer ni de procédés ni de caractère dans sa conduite.

Deux raisons s’opposent à ce que nous puissions ainsi changer : l’une est que nous ne pouvons vaincre les penchants auxquels la nature nous entraîne ; l’autre, que quand une manière d’agir a souvent réussi à un homme, il est impossible de lui persuader qu’il sera également heureux en suivant une marche opposée. De là naît que la fortune d’un homme varie, parce que la fortune change les temps, et que lui ne change point de conduite.

La perte des États a lieu également lorsque leurs institutions ne varient point avec les circonstances, comme je l’ai déjà fait voir longuement ci-dessus ; mais ils périssent plus lentement, parce qu’ils changent plus difficilement, et qu’il est nécessaire, pour les renverser, qu’il arrive une époque où tout l’État se trouve ébranlé ; et un seul homme ne peut produire de si grands résultats par son changement de conduite.

Puisque nous avons cité l’exemple de Fabius Maximus, qui sut arrêter les progrès d’Annibal, j’examinerai, dans le chapitre suivant, si un général qui veut, à quelque prix que ce soit, livrer bataille à son adversaire, peut en être empêché par ce dernier.