Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 06

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 436-463).


CHAPITRE VI.


Des conjurations.


Je n’ai pas cru devoir m’abstenir de parler des conjurations, tant elles présentent de dangers pour les princes et pour les particuliers : elles ont privé plus de princes de la couronne et de la vie qu’une guerre ouverte, parce qu’il est peu d’hommes qui puissent déclarer la guerre à un prince, tandis qu’il est au pouvoir de chacun de conspirer contre lui,

D’un autre côté, les simples particuliers ne sauraient se jeter dans une entreprise plus dangereuse et plus téméraire, parce qu’elle n’offre de toutes parts que périls et difficultés ; aussi arrive-t-il que l’on en tente un grand nombre, et que bien peu offrent le résultat que l’on en espérait.

Afin donc d’apprendre aux princes à se garantir de ces dangers, et aux peuples à s’y engager moins témérairement, et à se résoudre à obéir au gouvernement sous lequel le sort les a placés, je veux traiter ce sujet avec étendue, et je ne passerai sous silence aucune des circonstances remarquables qui pourraient servir à éclairer les uns et les autres.

C’est vraiment une maxime d’or, que celle où Tacite dit : « Que les hommes doivent respecter le passé, se soumettre au présent, désirer de bons princes, et les supporter tels qu’ils sont. » Se conduire autrement, c’est le plus souvent travailler à sa ruine et à celle de la patrie.

Pour entrer en matière, nous devons considérer d’abord contre qui on dirige ordinairement les conjurations ; et nous verrons que c’est ou contre la patrie ou contre un prince. Je ne parlerai maintenant que de ces deux espèces de conspirations ; je me suis assez étendu précédemment sur les complots formés pour livrer une ville aux ennemis qui l’assiégent, et sur ceux qui y ressemblent par quelques circonstances.

Je traiterai dans cette première partie de celles qui sont dirigées contre un prince, et j’examinerai d’abord quelles en sont ordinairement les causes. Elles sont nombreuses ; mais il en est une entre autres de la plus grande importance : c’est la haine générale. En effet, lorsqu’une haine universelle environne le prince, faut-il s’étonner si quelques citoyens qu’il aura plus offensés que les autres nourrissent dans leur cœur le désir de la vengeance, et si ce sentiment acquiert chaque jour de nouvelles forces par cette aversion générale dont ils le voient poursuivi ?

Un prince doit donc éviter ce fardeau de la haine ; et comme j’ai traité ailleurs la manière dont il peut y parvenir, je n’en parlerai point ici. S’il parvient donc à s’en garantir, il sera moins exposé aux coups d’un sujet offensé : d’abord, parce qu’il est rare qu’un homme ressente assez profondément une injure pour s’exposer à un péril si manifeste dans la seule vue de se venger ; et ensuite, parce que s’il s’en rencontrait un qui eût le pouvoir et le courage d’exécuter son dessein, il serait retenu par cette affection générale dont il verrait que le prince est l’objet.

On est outragé dans ses biens, dans sa personne, dans son honneur. Si l’outrage atteint la personne, la menace en est plus dangereuse que l’effet : car la menace seule offre de grands périls ; l’effet n’en présente aucun. Celui que l’on tue ne songe plus à se venger, et le plus souvent ceux qui lui survivent en laissent la pensée à celui qui n’est plus : mais celui qu’on menace et qui se voit pressé par la nécessité, ou d’agir, ou de souffrir, devient, comme nous dirons particulièrement ailleurs, un homme extrêmement dangereux pour le prince.

Après cette nécessité, ce sont les outrages faits à leurs richesses et à leur honneur qui blessent le plus profondément les hommes. Un prince doit surtout éviter de les commettre : il ne peut tellement dépouiller un homme de ses biens, qu’il ne lui reste un poignard pour se venger ; il ne peut tellement le déshonorer, qu’il ne lui reste une âme acharnée à la vengeance. De toutes les manières de flétrir l’honneur d’un homme, la plus sensible est d’abord l’outrage fait à sa femme, et ensuite le mépris qu’on a pour lui-même : c’est là ce qui arma Pausanias contre Philippe de Macédoine ; ce qui dirigea le fer contre tant de princes ; et, de nos jours, Giulio Belanti ne conjura contre Pandolfo, tyran de Sienne, que parce que ce prince, après lui avoir donné sa fille en mariage, la lui reprit, ainsi que nous le dirons ailleurs.

Le motif le plus puissant qui excita les Pazzi à conspirer contre les Médicis fut l’héritage de Jean Bonromei, qui leur fut enlevé par ordre de ces derniers.

Une autre cause non moins importante, qui engage les hommes à conspirer contre un prince, est le désir de briser le joug sous lequel il fait gémir la patrie : c’est là ce qui arma Brutus et Cassius contre César ; c’est ce qui mit le poignard à la main de tant de citoyens généreux contre les Phalaris, les Denys, et tant d’usurpateurs de leur patrie.

Le seul moyen qui reste aux tyrans pour détourner le cours de cette haine, c’est de déposer la tyrannie ; et, comme il n’en est aucun qui veuille embrasser ce parti, il y en a peu qui n’éprouvent une fin malheureuse ; ce qui a donné lieu à ces vers de Juvénal :


Ad generum Cereris sine cæde et vulnere pauci
Descendunt reges, et sicca morte tyranni.

__ ____ ___ ___ __ ___ ___Sat. X, v. 112, 115.


Les périls que portent avec elles les conjurations sont, comme je l’ai déjà dit, d’autant plus grands qu’ils sont de tous les instants ; car dans ces entreprises on court des dangers, lorsqu’on les trame, lorsqu’on les exécute, et après même qu’elles sont terminées. Ou c’est un seul homme qui conspire, ou les conjurés sont plusieurs : lorsqu’il est seul, on ne peut pas dire que ce soit une conjuration ; ce n’est que la ferme résolution née dans un homme unique de poignarder le prince : des trois périls auxquels on s’expose en conspirant, il n’a point à craindre le premier ; car avant l’exécution il ne court aucun danger, puisque personne que lui ne possède son secret, et qu’il ne redoute point que son projet vienne frapper jamais les oreilles du prince. Cette résolution bien conçue peut tomber dans l’esprit du premier individu venu, grand, petit, noble, non noble, familier ou non familier du prince, puisqu’il est possible à chacun de lui parler au moins une fois ; et celui à qui cette facilité est permise une seule fois peut en profiter pour assouvir sa vengeance. Pausanias, dont j’ai déjà parlé ailleurs, poignarda Philippe de Macédoine tandis qu’il allait au temple, environné d’une garde nombreuse, et placé entre son fils et son gendre ; mais l’assassin était noble, et connu du prince. Un Espagnol, pauvre et de basse extraction, frappa Ferdinand, roi d’Espagne, d’un coup de couteau à la gorge : la blessure ne fut pas mortelle ; mais elle prouve du moins qu’il eut la hardiesse et la commodité de frapper. Un derviche, espèce de prêtre turc, tira un cimeterre contre Bajazet, père du Grand Seigneur actuel : il ne l’atteignit point ; mais ce ne fut ni l’intention ni la possibilité qui lui manquèrent. Il existe sans doute un assez grand nombre d’esprits de cette trempe qui ont l’intention d’agir, parce qu’il n’y a dans l’intention ni difficulté ni péril ; mais peu en viennent au dénoûment. Sur mille qui exécutent, il en est bien peu, si même il en est un, qui ne soient massacrés sur le fait. C’est ce qui fait que personne ne court volontiers à une mort certaine.

Mais laissons de côté ces projets conçus par un seul homme, et venons aux conjurations formées par plusieurs. L’histoire nous prouve, par une foule d’exemples, que toutes les conjurations ont été conçues par des grands ou des courtisans admis dans l’intimité du prince, parce que les autres, à moins d’être entièrement insensés, ne peuvent former de complot : des hommes sans pouvoir, et non admis dans l’intérieur du prince, n’ont aucune des espérances ni des facilités qu’exige l’exécution d’une conjuration. D’abord des hommes sans pouvoir ne peuvent s’assurer de la foi de leurs complices, personne ne voulant embrasser leur parti sans être appuyé d’une de ces grandes espérances qui font que les hommes se précipitent au milieu des périls ; de sorte que, dès qu’ils se sont confiés à plus de deux ou trois personnes, ils trouvent bientôt l’accusateur, et échouent. Mais quand ils seraient assez heureux pour n’avoir point de traîtres parmi eux, ils sont environnés, pour en venir au fait, de tant d’obstacles, l’accès auprès du prince leur est si difficile, qu’il est impossible que l’exécution ne cause pas leur perte ; et quand les courtisans, à qui toutes les entrées sont ouvertes, succombent sous les difficultés dont nous parlerons plus bas, il est clair que ces difficultés ne feront que s’accroître pour les autres.

Cependant les hommes, quand il y va de leur vie et de leur fortune, ne sont pas entièrement insensés ; aussi, se voient-ils trop faibles, ils se gardent de conspirer ; ils se contentent de maudire le tyran, et attendent la vengeance de ceux que leur pouvoir et leur rang élèvent au-dessus d’eux. Si cependant il arrivait que quelque homme de cette espèce eût formé une pareille entreprise, il faudrait louer son intention si l’on était forcé de blâmer sa prudence.

On voit donc que tous ceux qui ont conspiré étaient des hommes puissants dans la familiarité du prince ; et, parmi cette foule de conjurés, les uns ont été excités autant par de trop grands bienfaits que par de trop cruels outrages. Tels furent Perennius contre Commode, Plautianus contre Sévère, Séjan contre Tibère. Tous avaient été comblés, par leurs maîtres, de tant de richesses, d’honneurs et de dignités, qu’il semblait qu’il ne manquât à l’étendue de leur puissance que l’empire même : avides de posséder ce qui leur manquait, ils conspirèrent contre le prince ; mais leurs complots eurent tous l’issue que méritait leur ingratitude. Cependant, dans des temps plus rapprochés de nous, nous avons vu réussir celui que trama Jacopo d’Appiano contre messer Pierro Gambacorti, prince de Pise, qui, après avoir élevé, nourri, et rendu Jacopo célèbre, se vit dépouillé par lui de ses États.

Le complot que Coppola forma de nos jours contre le roi Ferdinand d’Aragon est encore de ce genre : ce Coppola parvint à un tel degré de puissance, qu’il se persuada qu’il ne lui manquait plus que la couronne, et pour avoir voulu s’en emparer il perdit la vie. Certes, si quelque conjuration tramée contre un prince par les grands de sa cour dut avoir une heureuse issue, c’était celle qui, conduite par un homme qui était pour ainsi dire un autre roi, avait tant de moyens de réussir. Mais cette ardeur de régner, qui aveugle les hommes, les aveugle encore dans la conduite de leurs entreprises, parce que si la prudence dirigeait leur crime, il serait impossible qu’il ne réussît pas.

En conséquence, un prince qui veut se préserver des conjurations doit redouter bien plus encore ceux qu’il a comblés de bienfaits que ceux qu’il aurait accablés d’outrages ; car ceux-ci manquent de moyens commodes pour se venger, tandis qu’ils abondent pour les autres. Le désir est égal de chaque côté ; car la soif de régner est aussi grande, si elle ne l’est davantage, que celle de la vengeance. Ainsi il ne doit pas donner à ses amis une telle autorité qu’il ne reste plus d’intervalle entre elle et le trône : il faut qu’il laisse au milieu quelque chose à désirer, sinon il est rare qu’il ne lui arrive ce qu’ont éprouvé les princes dont nous avons parlé.

Mais retournons à notre ordre. Puisque ceux qui conspirent doivent être des grands qui jouissent d’un accès facile auprès d’un prince, il faut examiner quels ont été les succès des entreprises de ce genre, et voir par quelles causes elles ont été heureuses ou malheureuses. Ainsi que je l’ai dit plus haut, des dangers s’y rencontrent dans trois moments : dès le début, pendant l’exécution, et après ; aussi en voit-on bien peu qui aient une heureuse issue, parce qu’il est presque impossible de triompher heureusement de ce triple danger.

Et, pour commencer par les dangers qui se présentent les premiers et qui sont les plus importants, je dirai qu’il est indispensable d’y déployer la prudence la plus consommée, et d’être favorisé du sort pour que la conjuration ne soit pas découverte tandis qu’on l’ourdit. On la découvre, ou par révélation, ou par conjecture.

La révélation résulte du peu de fidélité ou du défaut de prudence de ceux à qui vous communiquez vos projets. Le manque de fidélité se rencontre aisément ; car vous ne pouvez vous confier ou qu’à quelques confidents disposés par amitié pour vous à affronter tous les dangers d’une mort certaine, ou à des hommes qui soient mécontents du prince. De tels confidents, on peut bien en trouver un ou deux ; mais si vous étendez votre confiance sur un plus grand nombre, il est impossible de les trouver. Il faut ensuite que l’affection qu’ils vous portent soit bien grande pour exiger qu’elle l’emporte même sur le péril et sur la crainte du châtiment. D’ailleurs il arrive le plus souvent que les hommes se trompent sur l’amitié qu’ils présument qu’un autre homme a pour eux : ils ne peuvent en être assurés qu’après en avoir fait l’expérience ; et faire cette expérience dans une circonstance semblable est une chose qui présente les plus grands dangers. Quand même vous l’auriez faite dans quelque autre entreprise périlleuse où vous auriez acquis la certitude de la fidélité de vos amis, vous ne pouvez la prendre pour mesure de ce qu’ils feront, puisque cette nouvelle entreprise surpasse de si loin tous les autres dangers.

Si l’on mesure la fidélité sur le mécontentement qu’un homme peut avoir contre le prince, il est facile encore de se tromper ; car à peine aurez-vous manifesté vos desseins à ce mécontent, que vous lui donnerez l’occasion d’obtenir ce qu’il désire, ou il faut que sa haine soit bien invétérée, ou que votre autorité soit bien grande pour l’obliger à vous garder sa foi. Il résulte que le plus grand nombre des conjurations sont révélées et étouffées dès leur naissance ; et, s’il arrive que le secret en soit longtemps gardé par de nombreux complices, on le regarde comme une chose merveilleuse : telles ont été, par exemple, celle de Pison contre Néron, et, de nos jours, celle des Pazzi contre Laurent et Julien de Médicis, conjurations dont plus de cinquante personnes étaient instruites, et que l’exécution seule put faire découvrir.

On se découvre par défaut de prudence, lorsqu’un des conjurés parle avec peu de précaution, et de manière qu’un serviteur ou une tierce personne puisse vous entendre, comme il arriva aux fils de Brutus, qui, lorsqu’ils prenaient leurs mesures avec les envoyés de Tarquin, furent entendus par un esclave qui les accusa ; ou bien quand, par inconséquence, vous communiquez vos projets à une femme, à un enfant que vous aimez, ou à de semblables personnes légères, comme le fit Dinnus, l’un des conjurés de Philotas contre Alexandre le Grand, en dévoilant le complot à Nicomaque, jeune homme qu’il aimait, et qui n’eut rien de plus pressé que de le communiquer à Ciballinus, son frère, qui en instruisit le roi.

Quant aux conspirations découvertes par conjecture, celle de Pison contre Néron en offre un exemple remarquable. Scœvinus, l’un des conjurés, fit son testament la veille du jour où Néron devait être assassiné ; il ordonna à Melichius, son affranchi, d’aiguiser un vieux poignard rouillé qu’il possédait, rendit la liberté à tous ses esclaves, leur distribua de l’argent, et fit préparer des bandes pour lier des blessures. Tous ces indices confirmèrent les soupçons de Melichius, qui accusa son maître devant Néron. Scœvinus fut arrêté soudain avec Natalis, autre conjuré, parce qu’on les avait vus s’entretenir longtemps en secret le jour précédent. Comme ils ne s’accordèrent pas sur l’objet de l’entretien qu’ils avaient eu ensemble, on les força à révéler la vérité, et la découverte de la conjuration entraîna la perte de tous les complices.

Il est donc presque impossible de se préserver de toutes les causes qui font découvrir une conjuration, soit par trahison, soit par imprudence, soit par légèreté, toutes les fois que le nombre des complices s’élève au delà de trois ou quatre. Si l’on vient à en arrêter plus d’un, comme ils n’ont pu concerter entièrement toutes leurs réponses, leur secret est bientôt découvert. Quand même celui qu’on arrête serait seul et doué d’une force d’âme assez grande pour l’engager à taire le nom des conjurés, il faudrait que ceux-ci n’eussent pas moins de fermeté pour rester tranquilles et ne point se découvrir par la fuite. Il suffit d’un moment de faiblesse de la part de celui qui est arrêté, ou de ceux qui sont libres, pour révéler toute la trame. C’est un fait bien rare que celui que rapporte Tite-Live, en parlant de la conspiration ourdie contre Hiéronyme, tyran de Syracuse : Théodore, un des conjurés, avait été arrêté ; il cacha, avec le plus grand courage, le nom de tous ses complices, et accusa les amis du roi : d’un autre côté, les conjurés eurent une telle confiance dans la fermeté de Théodore, que pas un d’entre eux ne quitta Syracuse, ni ne donna le moindre signe d’inquiétude.

C’est à travers tous ces dangers qu’il faut nécessairement passer, lorsque l’on conspire, avant d’en venir au dénoûment, et l'on ne peut les éviter qu’en employant un des moyens suivants. Le premier et le plus assuré, ou, pour mieux dire, l’unique, est de ne pas laisser aux conjurés le temps de vous accuser, en ne les instruisant de vos projets qu’au moment de leur exécution, et jamais auparavant. Tous ceux qui ont agi de cette manière ont évité nécessairement les premiers dangers qu’on court en conspirant ; souvent même ils ont triomphé des deux autres, et presque toujours alors ils ont réussi. Or tout homme prudent aurait la facilité de se conduire ainsi. Je me contenterai d’en rapporter deux exemples.

Nélémate, ne pouvant supporter la tyrannie d’Aristotime, roi d’Épire, rassembla chez lui un grand nombre de parents et d’amis, et les exhorta à délivrer la patrie. Quelques-uns d’entre eux lui ayant demandé du temps pour se décider et pour prendre leurs mesures, Nélémate ordonna à ses esclaves de fermer les portes, et dit à ceux qu’il avait appelés auprès lui : « Ou jurez de venir sur-le-champ terminer notre entreprise, ou je vous livre tous entre les mains d’Aristotime. » Excités par ces paroles, tous prêtent le serment, marchent sans perdre de temps, et exécutent heureusement les ordres de Nélémate.

Un mage s’était emparé par stratagème du trône de Perse : Ortan, l’un des grands du royaume, ayant découvert la ruse, en fit part à six autres principaux seigneurs de l’État, et leur dit qu’il fallait venger la couronne de la tyrannie de ce mage. L’un d’eux ayant demandé du temps, Darius, un des six conjurés appelés par Ortan, se leva et dit : « Ou nous irons immédiatement exécuter notre projet, ou j’irai moi-même vous accuser tous. » Tous se levèrent unanimement ; et, sans donner à aucun d’entre eux le temps de se repentir, ils vinrent aisément à bout de leur entreprise.

La conduite que tinrent les Étoliens pour se défaire de Nabis, tyran de Sparte, est semblable aux deux exemples que nous venons de citer. Ils avaient envoyé à Nabis Alexamène, un de leurs citoyens, avec trente cavaliers et deux cents fantassins, sous prétexte de lui donner du secours : ils ne révélèrent leur secret qu’au seul Alexamène, et ordonnèrent aux autres de lui obéir aveuglément, sous peine d’être exilés. Alexamène se rendit à Sparte, et tint ses ordres secrets jusqu’à ce qu’il eût trouvé une occasion favorable de les mettre à exécution, et il réussit à faire périr le tyran.

C’est donc en agissant de cette manière que ces conjurés évitèrent les dangers que porte en elle la conduite d’une conspiration, et quiconque les imitera saura toujours éviter ces dangers. Pour prouver que chacun peut faire comme eux, je n’en veux d’autre preuve que l’exemple déjà allégué de Pison. C’était un des hommes les plus puissants et les plus illustres de l’empire : il vivait dans l’intimité de Néron, et possédait toute sa confiance ; Néron allait souvent manger avec lui dans ses jardins. Pison pouvait donc se faire des amis d’hommes de cœur et de tête, capables d’une telle entreprise, ce qui n’est jamais difficile quand on a le pouvoir en main, et attendre, pour leur dévoiler ses projets, que Néron vînt dans ses jardins, les encourager alors, par ses discours, à frapper, sans leur laisser le temps de la réflexion, et il était impossible qu’il ne réussît pas.

Si l’on examine avec une égale attention tous les autres complots, il s’en trouvera bien peu que l’on n’eût pu diriger de la même manière. Mais les hommes qui, pour l’ordinaire, ont peu d’expérience des affaires du monde, commettent souvent les fautes les plus dangereuses, ce qui n’a rien d’étonnant dans des affaires aussi insolites. Il ne faut donc jamais manifester ses projets que lorsque la nécessité y contraint, et que le moment d’agir est venu ; mais si pourtant on veut les révéler, que ce ne soit qu’à une seule personne dont on ait fait une longue expérience, ou qui soit animée des mêmes sentiments. Il est sans doute bien plus facile de trouver un seul homme d’un semblable caractère, que d’en rencontrer plusieurs ; voilà pourquoi cette réserve entraîne moins de dangers : d’ailleurs, quand même vous seriez trahi, il reste encore des moyens de défense qui n’existent pas lorsque les conjurés sont nombreux. Aussi ai-je entendu répéter à des hommes prudents que l’on peut dire tout ce qu’on veut dans le tête-à-tête, parce que, tant qu’on ne se laisse point entraîner à donner un écrit de sa propre main, le oui d’un homme vaut bien le non d’un autre ; mais on doit éviter un écrit comme un véritable écueil : un écrit de votre main est la preuve la plus convaincante que l'on puisse produire contre vous.

Plautianus avait formé le projet de faire périr l’empereur Sévère et Antonin son fils : il remit l’exécution de ce projet au tribun Saturninus, qui, déterminé à le dénoncer plutôt qu’à lui obéir, et craignant que le crédit de Plautianus ne permît pas d’ajouter foi à son accusation, exigea de lui un ordre par écrit pour constater sa mission. Plautianus, aveuglé par l’ambition, le lui donna. Le tribun, fort de cette preuve, l’accusa et le convainquit. Sans cet écrit, et quelques autres indices, Plautianus l’eût emporté, tant il mit d’audace et de fermeté dans ses dénégations. L’accusation d’un seul perd donc une partie de sa force lorsqu’elle n’est appuyée d’aucun écrit ou d’aucun autre indice qui vous convainque ; ce que chacun doit soigneusement éviter.

Il se trouvait dans la conjuration de Pison une femme nommée Épicharis, qui jadis avait été maîtresse de Néron. Jugeant qu’il était nécessaire d’admettre au nombre des conjurés le commandant de quelques trirèmes que Néron entretenait pour sa sûreté, elle lui donna connaissance du complot, sans lui dire toutefois les noms des conjurés ; mais cet officier, trahissant la confiance qu’elle lui avait montrée, l’accusa auprès de Néron. Épicharis, sans se laisser effrayer, nia le complot avec tant de constance et de fermeté, que Néron confondu n’osa la condamner.

Il y a deux dangers à courir lorsque l’on communique un complot à un seul individu. L’un, qu’il ne vous dénonce volontairement ; l’autre, qu’arrêté sur un soupçon ou d’après quelque indice, il ne soit convaincu ou contraint par les tourments à devenir votre accusateur. Mais dans ce double péril il est quelque ressource : vous pouvez écarter l’un en alléguant une haine qui subsistait entre vous deux, ou nier tout ce qu’avoue l’autre, en objectant la violence qui arrache le mensonge de sa bouche. Il est donc de la prudence de ne se confier à qui que ce soit, mais d’imiter l’exemple de ceux dont nous avons parlé ; ou si vous croyez devoir dévoiler vos secrets, de ne les confier qu’à un seul ; du moins, si vos dangers s’augmentent par cet aveu, ils sont bien moins grands que si vous vous confiez à plusieurs.

On conspire encore avec un succès à peu près égal quand la nécessité vous contraint à porter au prince le coup dont lui-même vous menace, surtout quand ce danger est tellement imminent que vous n’avez que le temps de songer à votre sûreté : cette nécessité a presque toujours une heureuse issue. Deux exemples suffiront pour prouver ce que j’avance.

L’empereur Commode comptait parmi ses amis les plus intimes et ses plus chers favoris Électus et Lectus, préfets du prétoire, et Marcia était une de ses maîtresses les plus chéries : comme tous trois lui reprochaient quelquefois sa conduite et le déshonneur dont il couvrait sa personne et l’empire, il résolut de les faire mourir, et il écrivit sur une liste les noms de Marcia, d’Électus, de Lectus, et de quelques autres dont il voulait se défaire la nuit suivante. Il mit cette liste sous le chevet de son lit, et se rendit au bain. Un jeune enfant, son favori, en s’amusant dans la chambre et sur le lit, trouve cette liste, et sort en la tenant à la main : Marcia le rencontre, la lui prend, la lit ; et ayant vu les noms qu’elle contenait, elle envoie sur-le-champ chercher Électus et Lectus : tous trois, épouvantés du péril qui les menace, forment soudain la résolution de le prévenir ; et, sans perdre le temps en de vaines mesures, ils poignardèrent Commode la nuit suivante.

L’empereur Caracalla se trouvait en Mésopotamie à la tête de ses armées ; il avait pour préfet Macrin, homme plus habile dans les affaires civiles que guerrier. Comme il arrive que les méchants princes tremblent sans cesse qu’on ne trame contre eux ce qu’ils s’imaginent mériter, l’empereur écrivit à Maternianus, son ami, qui se trouvait à Rome, de consulter les astrologues, de leur demander si personne n’aspirait à l’empire et de lui faire part de leur réponse. Maternianus lui répondit que c’était Macrin qui y aspirait. Cette lettre tomba entre les mains de Macrin avant d’arriver à l’empereur : elle lui fit connaître la nécessité où il se trouvait, ou de le frapper avant qu’une nouvelle lettre arrivât de Rome, ou de mourir lui-même. Il chargea Martial, centurion qui lui était entièrement dévoué, et dont Caracalla avait fait mourir le frère peu de jours auparavant, d’assassiner l’empereur ; ce qu’il exécuta heureusement.

On voit donc que cette nécessité qui ne laisse pas le moment de réfléchir obtient le même effet que la conduite de l’Épirote Nélémate.

On y voit encore ce que j’ai dit au commencement de ce chapitre, que les menaces font plus de tort aux princes, et les environnent de complots plus dangereux, que les offenses mêmes. Ce sont en effet les menaces qu’un roi doit épargner à ceux qui l’entourent : il lui est nécessaire, ou de flatter les hommes, ou de s’assurer d’eux, et de ne jamais les réduire à la nécessité de croire qu’il faut qu’ils soient tués ou qu’ils tuent.

Quant aux dangers qu’on court au moment de l’exécution, ils naissent, ou d’un changement dans les dispositions, ou d’un moment de faiblesse dans l’exécuteur, ou d’une erreur qu’il commet par imprudence, ou de n’avoir pas mis la dernière main à l’œuvre, en laissant subsister une partie de ceux dont la mort était résolue.

Rien ne jette le trouble dans l’esprit des hommes, rien ne met obstacle à leurs projets, comme de changer subitement une disposition, et de s’écarter entièrement de ce que d’abord on avait arrêté ; et si ces changements font naître quelque part le désordre, c’est surtout à la guerre et dans les événements analogues à ceux dont je parle. Dans les actions de ce genre, rien n’est plus nécessaire que de faire en sorte que les hommes poursuivent avec fermeté l’exécution du rôle qui leur a été confié. Si, pendant plusieurs jours, toutes leurs idées se sont dirigées vers un mode d’exécution, et que cet ordre vienne subitement à changer, il est impossible que tous les esprits ne restent pas plongés dans le trouble, et que le projet ne tombe pas en ruine. De sorte qu’il vaut encore mieux exécuter une entreprise suivant l’ordre prescrit, quand même on y verrait quelque inconvénient, que de s’exposer, pour éviter un danger, à en rencontrer mille plus grands encore ; ce qui arrive lorsqu’on n’a pas le loisir de prendre de nouvelles dispositions ; mais, lorsqu’il a du temps, l’homme peut se gouverner à sa volonté.

La conjuration des Pazzi, contre Laurent et Julien de Médicis, est connue de tout le monde. L’ordre convenu était que les Médicis donneraient à dîner au cardinal de Saint-Georges, et qu’on les poignarderait pendant le repas. On avait distribué à chacun son rôle : les uns devaient les frapper, les autres s’emparer du palais ; ceux-là parcourir la ville en appelant le peuple à la liberté. Il arriva que les Pazzi, les Médicis et le cardinal se trouvant réunis pour une messe solennelle dans la cathédrale de Florence, on apprit que Julien ne se rendrait pas ce jour-là au dîner ; de sorte que les conjurés se rassemblèrent soudain, et résolurent d’exécuter dans l’église ce qu’ils devaient faire dans la maison des Médicis. Les dispositions qu’ils avaient prises se trouvèrent toutes renversées, parce que Jean-Baptiste de Montesecco refusa de concourir à cet assassinat, alléguant qu’il ne pouvait commettre un homicide dans l’église ; de sorte qu’il fallut confier chaque partie de l’exécution à de nouveaux conjurés, qui, n’ayant pas le temps nécessaire pour s’affermir dans leur résolution, commirent de si grandes fautes qu’ils succombèrent dans leur tentative.

Le courage abandonne l’exécuteur, ou par respect ou par lâcheté. La majesté du prince et le respect qu’imprime sa présence sont si puissants, que le meurtrier ce laisse facilement adoucir ou déconcerter. Marius avait été fait prisonnier par les habitants de Minturnes : on envoya un esclave pour l’assassiner ; mais l’assassin, épouvanté par la présence d’un si grand homme et par le souvenir de son nom, perdit tout son courage, et ne put jamais venir à bout de le tuer. Or, si un homme enchaîné, captif, et enseveli dans sa mauvaise fortune, conserve une pareille influence, combien ne doit-on pas craindre qu’elle soit plus puissante encore dans un prince libre et qu’environnent la majesté des ornements royaux et la pompe de sa cour ! Aussi cette pompe peut-elle suffire pour vous faire balancer, comme un accueil gracieux, pour fléchir votre cœur.

Quelques Thraces avaient conspiré contre Siltacès, leur roi, et désigné le jour de l’exécution : ils arrivèrent au lieu marqué, et y trouvèrent le roi ; mais aucun d’eux n’osa s’avancer pour le frapper, de sorte qu’ils se séparèrent sans avoir rien tenté, ignorant ce qui avait pu les retenir, et s’accusant mutuellement de manquer de courage. Ils commirent plusieurs fois la même faute, et leur conjuration ayant enfin été découverte, ils portèrent la peine d’un crime qu’ils auraient pu, mais qu’ils ne voulurent pas commettre.

Deux des frères d’Alphonse, duc de Ferrare, avaient conspiré contre lui : ils employèrent, pour les aider dans leur complot, un prêtre et un musicien du duc, nommé Giannès, qui, à leur prière, conduisit plusieurs fois le prince en leur présence, et les laissa les maîtres de l’assassiner ; néanmoins, aucun d’eux n’osa jamais le frapper. A la fin ils furent découverts, et ils reçurent la récompense de leur scélératesse et de leur imprudence. Cette indécision ne peut être attribuée à une autre cause qu’à l’étonnement que leur imprimait la présence du duc, ou à quelque marque de bonté qui adoucissait leur ressentiment.

L’exécution de ces projets entraîne ordinairement des inconvénients ou des erreurs qui naissent de l’imprudence ou du peu de courage ; car l’une ou l’autre de ces deux causes bouleverse tous les sens, et dans le trouble où elles jettent les esprits, on agit et on parle autrement qu’on ne devrait. Rien ne prouve mieux le trouble et l’agitation qui s’emparent de l’homme en de telles circonstances, que ce que dit Tite-Live d’Alexamène l’Étolien, lorsqu’il voulut se défaire du tyran de Lacédémone, Nabis, dont nous avons déjà parlé. Quand le moment fut arrivé, et qu’il eut découvert à ses compagnons ce qu’ils devaient faire, Tite-Live ajoute ces paroles : Collegit et ipse animum, confusum tantœ cogitatione rei. Il est impossible, en effet, que celui-là même qui possède une âme ferme, et qui est accoutumé à employer le fer et à attacher peu d’importance à la vie des hommes, n’éprouve pas de trouble en un pareil moment. Il faut donc ne faire choix que d’hommes éprouvés par de semblables entreprises, et ne se confier à nul autre, quelque réputation de courage qu’il ait ; car, sans en avoir fait l’expérience, personne ne peut assurer qu’il ne faillira pas tout à coup dans ces circonstances extraordinaires. Ainsi ce trouble peut, ou vous faire tomber les armes «les mains, ou vous faire proférer des paroles qui produisent le même effet.

Lucilla, sœur de Commode, avait ordonné à Quintianus de le poignarder. Ce dernier attendit l’empereur à l’entrée de l’amphithéâtre, et s’approchant de lui un poignard nu à la main, il lui cria : Voici ce que t’envoie le sénat. Ces paroles furent cause qu’on l’arrêta avant qu’il eût pu baisser le bras pour frapper.

Messer Antonio da Volterra, désigné, comme nous l’avons dit plus haut, pour assassiner Laurent de Médicis, s’écria, en s’approchant de lui : Ah ! traître ! Ce cri sauva Laurent et perdit les conjurés.

Lorsqu’une conjuration ne menace qu’une seule tête, toutes les circonstances que nous avons rapportées peuvent faire encore manquer une entreprise. Mais elle réussit avec bien plus de difficulté encore lorsque l’on conspire contre deux personnes ; il est difficile alors, pour ne pas dire impossible, qu’elle ait une heureuse issue ; car exécuter spontanément et dans deux endroits différents est une chose presque impossible : on ne peut s’y prendre à deux reprises différentes, si l’on ne veut pas que l’une empêche l’autre de réussir.

Si conspirer contre un prince est une entreprise douteuse, périlleuse et imprudente, conspirer contre deux est vain et insensé. Sans le respect que je professe pour l’historien, je ne pourrais croire à la possibilité de ce qu’Hérodien rapporte de Plautianus, qui ordonna au centurion Saturnius de poignarder, lui seul, Sévère et Caracalla, qui habitaient dans des palais différents : c’est une chose si éloignée de la raison, que j’ai besoin d’une semblable autorité pour y ajouter foi.

Quelques jeunes Athéniens conspirèrent contre Dioclès et Hippias, tyrans d’Athènes : ils massacrèrent Dioclès ; mais Hippias survécut pour le venger.

Chion et Léonide, d’Héraclée, disciples de Platon, conspirèrent contre Cléarque et Satyrus, tyrans de leur patrie : ils tuèrent Cléarque ; mais Satyrus, échappé à leurs coups, vengea l’autre tyran. Les Pazzi, dont nous avons eu l’occasion de parler plus d’une fois, ne parvinrent à se défaire que de Julien.

Il faut donc éviter avec soin de conspirer à la fois contre plusieurs personnes ; car on ne sert ni soi-même, ni la patrie, ni ses concitoyens : au contraire, celui qui survit devient plus audacieux et plus cruel, ainsi que Florence, Athènes et Héraclée, dont nous venons de parler, en ont fait l’expérience.

Il est vrai que la conjuration de Pélopidas, pour délivrer Thèbes sa patrie, eut à vaincre toutes les difficultés que nous avons signalées ; et cependant elle eut la plus heureuse issue, quoique Pélopidas conspirât non-seulement contre deux tyrans, mais contre dix ; quoiqu’il ne fût pas dans la familiarité des tyrans, et que l’entrée de leur demeure lui fût même interdite, puisqu’il avait été banni comme rebelle : néanmoins il eut la hardiesse de rentrer dans Thèbes, d’immoler les tyrans, et de délivrer sa patrie. Il est vrai qu’il fut puissamment aidé par un certain Carion, conseiller des tyrans, qui lui facilita l’accès auprès d’eux pour l’exécution de son entreprise.

Que cet exemple cependant n’engage personne à l’imiter ; car l’entreprise était impossible, et c’est un miracle qu’elle ait réussi : aussi tous les historiens qui la célèbrent la regardent-ils comme une chose extraordinaire et presque sans exemple.

L’exécution d’un complot peut être interrompue par une fausse imagination ou par un accident imprévu au moment d’agir. Le matin du jour même que Brutus et les autres conjurés avaient choisi pour assassiner César, ils le virent s’entretenir longtemps avec Cn. Popilius Lœna, un de leurs complices. Cette longue conversation leur fit craindre que Popilius n’eût révélé le complot à César, et ils furent au moment de frapper le dictateur sur le lieu même, sans attendre qu’il fût entré dans le sénat : ils auraient sans doute accompli leur dessein si, après que la conversation fut terminée, ils n’avaient pas vu César conserver la même tranquillité ; ce qui les rassura.

Ces fausses terreurs ne sont pas à dédaigner, et la prudence exige que l’on y ait égard. Cette attention est d’autant plus importante que, lorsqu’on a la conscience troublée, on est porté à croire que l’on parle toujours de vous. Un seul mot entendu par hasard, quelque étranger qu’il vous soit, suffit pour jeter l’épouvante dans l’âme, pour faire croire qu’il a été prononcé à votre intention, et vous forcer à manifester vous-même vos projets en vous dérobant au danger par la fuite, ou à les faire échouer en précipitant hors de propos leur exécution. Ces obstacles naissent d’autant plus facilement, que les complices d’une conjuration sont plus nombreux.

Quant aux accidents, comme on ne saurait les prévoir, ce n’est que par des exemples qu’on peut les faire connaître, et enseigner aux hommes à prendre leurs précautions suivant les circonstances.

Giulio Belanti de Sienne, dont nous avons fait mention précédemment, indigné de ce que Pandolfo, après lui avoir donné sa fille en mariage, la lui avait reprise, résolut de le poignarder, et choisit ainsi le moment : Pandolfo allait presque tous les jours visiter un de ses parents malades, et passait devant la maison de Belanti : celui-ci, ayant remarqué cette habitude, disposa les conjurés dans sa maison, de manière à pouvoir tuer Pandolfo à son passage : il les réunit tout armés derrière la porte, et plaça l’un d’eux à une fenêtre, afin que, quand leur ennemi passerait près de la porte, il pût les avertir. Ce dernier, le voyant venir, crut devoir donner le signal ; mais Pandolfo rencontra en ce moment un de ses amis, et s’arrêta pour lui parler. Une partie de ceux qui l’accompagnaient, ayant continué leur chemin, aperçurent quelque mouvement et entendirent le bruit des armes ; ce qui leur fit découvrir l’embûche. C’est ainsi que Pandolfo se sauva, et que Belanti et ses complices se trouvèrent contraints de s’échapper de Sienne.

Une rencontre imprévue mit donc seule obstacle à ce complot, et renversa tous les projets de Belanti. Mais, comme ces événements sortent de l’ordre commun, il est impossible de s’en garantir. Il est donc nécessaire d’examiner tous ceux qui peuvent naître, afin d’y remédier.

Il ne reste plus maintenant qu’à faire connaître les périls que l’on court après l’exécution. Il n’y en a véritablement qu’un seul : c’est lorsqu’il reste un vengeur au prince qui vient d’être immolé. Des frères, des enfants, des parents peuvent lui survivre, qui ont des droits à sa succession ; et ils lui survivent ou par votre négligence, ou par les causes que nous avons indiquées ; ils se chargent alors de la vengeance : comme il arriva à Giovannandrea da Lampugnano, qui, aidé de ses complices, avait fait mourir le duc de Milan ; mais il restait à ce prince un fils et deux frères qui eurent le temps de le venger. Il est vrai que dans ce cas les conjurés sont excusables ; car il n’y a pas de remède ; mais quand ils laissent subsister un vengeur par imprudence ou par négligence, c’est alors qu’ils ne méritent plus d’excuse.

Quelques habitants de Forli conspirèrent contre le comte Girolamo, leur seigneur, et le massacrèrent ; ils s’emparèrent de sa femme et de ses fils en bas âge ; mais ne se croyant point en sûreté tant qu’ils ne seraient pas maîtres de la citadelle, et le gouverneur refusant de la leur livrer, madame Caterina, c’est ainsi que se nommait la comtesse, promit aux conjurés de la leur faire rendre s’ils lui permettaient d’y pénétrer, et elle consentit à leur laisser ses enfants en otage. Séduits par cette promesse, les conjurés lui permirent de se rendre dans la citadelle ; mais à peine y était-elle entrée, qu’elle leur reprocha, de dessus les remparts, la mort de son mari, et les menaça de toute sa vengeance. Et, pour leur faire voir le peu d’intérêt qu’elle attachait au sort de ses enfants, elle leur montra ses parties génitales, en leur disant qu’il lui restait encore de quoi en faire de nouveaux. Les conjurés, ne sachant plus quel parti prendre, et s’apercevant trop tard de leur erreur, expièrent leur imprudence par un exil perpétuel.

Mais ce qu’il y a de plus dangereux après l’exécution, c’est que le prince que vous avez immolé ait été chéri du peuple : en effet, les conjurés n’ont aucune manière de remédier à ce danger, parce qu’ils ne peuvent jamais s’assurer contre tout un peuple. César nous on fournit une preuve évidente : il avait pour ami tout le peuple romain, et le peuple vengea sa mort en chassant de Rome les conjurés ; de sorte que tous périrent à diverses époques et dans différents lieux.

Les complots formés contre la patrie offrent bien moins de périls pour les conjurés que ceux qui sont dirigés contre un prince. Il y a, en effet, beaucoup moins de danger à les tramer : ces dangers dans l’exécution sont les mêmes ; mais après l’exécution, il n’en reste plus aucun.

Il existe peu de dangers à tramer une conjuration de ce genre, parce qu’un citoyen peut aspirer à la suprême puissance sans manifester ses désirs et ses projets à qui que ce soit ; et si ses desseins n’éprouvent point d’entraves, il peut parvenir heureusement à son but ; mais, si quelque loi venait interrompre ses dispositions, il pourrait attendre du temps un moment plus favorable, ou tenter une autre fois de réussir en prenant une route différente. Je ne parle ici que d’une république où la corruption des mœurs commence à s’introduire ; car dans une république non corrompue, comme il n’existe aucun principe vicieux, de semblables pensées ne peuvent naître dans l’esprit d’un de ses citoyens.

Un citoyen a donc mille moyens et mille chemins pour parvenir à la tyrannie, sans crainte d’être arrêté dans sa marche, tant parce que les républiques se hâtent moins qu’un prince, soupçonnent plus difficilement le mal, et sont par conséquent moins environnées de précautions, que parce qu’elles ont plus d’égards pour leurs citoyens élevés en rang ; ce qui rend ces derniers plus audacieux et plus entreprenants.

Tout le monde a lu la conjuration de Catilina écrite par Salluste, et sait comment, après qu’elle fut découverte, Catilina non-seulement demeura dans Rome, mais se rendit au milieu du sénat, et y accabla impunément d’injures et les sénateurs et le consul, tant était puissant le respect que cette république avait pour ses citoyens. Lorsqu’il se fut éloigné de Rome, et qu’il eut rejoint son armée, on n’aurait arrêté ni Lentulus ni ses autres complices, si l’on n’avait saisi des lettres de leur propre main, qui manifestaient ouvertement leur crime.

Hannon, l’un des citoyens de Carthage les plus puissants, aspirait à la tyrannie ; il avait formé le projet d’empoisonner tout le sénat aux noces d’une de ses filles, et ensuite de se déclarer roi : ce complot ayant été découvert, le sénat n’y opposa d’autre défense qu’une loi qui mettait un terme aux dépenses des festins et des noces ; tant fut grand le respect qu’il crut devoir à sa qualité de citoyen.

Il est bien vrai que dans l’exécution d’un complot qui menace la patrie les périls sont plus grands et plus difficiles à surmonter, parce qu’il est bien rare que vos propres forces puissent suffire lorsque vous conspirez contre l’immense majorité. Tout le monde n’est point à la tête d’une armée, comme César, Agathocle, Cléomène, et quelques autres, que la force a rendus en un instant maîtres de leur patrie. Pour ceux-là sans doute le chemin est sûr et facile ; mais ceux qui ne sont point appuyés par des forces semblables doivent employer une conduite pleine d’art et de ruse, ou les forces de l’étranger.

Quant à la ruse et à l’industrie, l’Athénien Pisistrate ayant vaincu les Mégariens, et acquis par cette victoire une grande popularité, sortit un jour de sa maison couvert de blessures, s’écriant que les nobles, excités par leur jalousie contre lui, l’avaient outragé. Il demanda à pouvoir mener à sa suite quelques hommes armés pour sa garde. Cette première faveur lui servit de degré pour parvenir au faîte de la puissance, et usurper la tyrannie d’Athènes.

Pandolfo Petrucci était rentré dans Sienne avec quelques bannis : on lui confia le soin de veiller sur la garde de la place, emploi entièrement machinal et que chacun refusait ; néanmoins les soldats dont il était sans cesse entouré lui donnèrent peu à peu une telle influence, que quelque temps après il s’empara de la souveraineté de la ville.

Une foule d’autres ont employé des ruses et des moyens différents ; et avec les secours du temps ils sont parvenus sans danger au terme de leurs vœux.

Ceux qui, appuyés sur leurs propres forces ou sur les armes de l’étranger, ont conspiré pour asservir leur patrie, ont eu des succès divers, selon que la fortune les a secondés. Catilina, que nous avons déjà cité, succomba dans son entreprise ; Hannon, dont il a été parlé, n’ayant pu réussir par le poison, arma quelques milliers de partisans en sa faveur ; mais lui et tous les siens ne trouvèrent que la mort. Quelques-uns des principaux citoyens de Thèbes, dans la vue de se rendre maîtres du gouvernement, appelèrent à leur secours une armée lacédémonienne, et s’emparèrent de la tyrannie.

Si l’on examine donc toutes les conspirations ourdies contre la patrie, on n’en trouvera que très-peu, si même on en trouve, que l’on ait étouffées au moment où on les tramait ; mais c’est dans l’exécution que toutes ont réussi ou qu’elles ont échoué.

Lorsqu’elles ont réussi, les dangers qu’elles entraînent à leur suite ne sont encore que ceux attachés au pouvoir lui-même ; car lorsqu’un citoyen est devenu tyran, il se voit environné de tous les périls qui sont les fruits naturels de la tyrannie, et dont il ne peut se défendre qu’en employant les remèdes que nous avons indiqués ci-dessus.

Voilà tout ce qui s’est offert à mon esprit en écrivant sur les conjurations ; et si je n’ai parlé que de celles où l’on a employé le fer et non le poison, c’est que toutes deux suivent également la même marche. Il est vrai que celles où l’on use du poison sont plus dangereuses, parce que le succès en est moins assuré : chacun n’est pas à portée de l’employer ; il faut se confier à quelqu’un qui en ait la facilité ; et c’est cette nécessité de vous confier à autrui qui vous met en péril. D’ailleurs, il peut se faire, par mille circonstances, qu’un breuvage empoisonné ne soit pas mortel. C’est ce qui arriva à ceux qui tuèrent Commode : on lui avait donné du poison ; mais l’ayant rejeté, les conjurés furent contraints de l’étrangler pour lui arracher la vie.

Les princes, au surplus, n’ont pas d’ennemis plus terribles que les conjurations, puisque toutes les fois que l’on conspire contre eux, ou ils perdent la vie, ou leur réputation est compromise. En effet, si elles réussissent, ils meurent ; si elles sont découvertes, et qu’ils fassent périr les conjurés, on ne peut empêcher de croire qu’elles n’aient été inventées par eux pour assouvir leur cruauté et leur avarice aux dépens de la vie et des richesses de ceux auxquels ils ont ravi le jour.

Je ne veux pas manquer cependant d’avertir le prince, ou la république, contre lesquels on conspire, et qui découvrent une conjuration, d’avoir le plus grand soin, avant de rien tenter pour se venger, d’en examiner et d’en approfondir attentivement toutes les circonstances, de bien peser les ressources des conjurés et les leurs ; et, s’ils les trouvent nombreuses et puissantes, de feindre de l’ignorer jusqu’à ce qu’ils aient pu réunir des forces suffisantes pour l’étouffer. S’ils agissaient différemment, ils ne manifesteraient que leur faiblesse. Ils doivent donc mettre tout leur art à dissimuler, parce que si les conjurés viennent à être découverts, poussés alors par la nécessité, ils ne mettent plus de ménagements dans leur conduite.

Les Romains nous serviront ici d’exemple. Ils avaient laissé deux légions à Capoue pour défendre cette ville contre les Samnites, ainsi que nous l’avons dit ailleurs : les chefs de ces légions formèrent le complot d’asservir les habitants. Ce projet étant parvenu jusqu’à Rome, on envoya le nouveau consul Rutilius pour rétablir l’ordre. Le consul, pour ne point éveiller les soupçons, fit publier que le sénat maintenait les deux légions en garnison à Capoue. Dans cette persuasion, les soldats crurent qu’ils auraient tout le temps nécessaire pour exécuter leur complot, et ils ne tentèrent pas d’en précipiter l’exécution : ils restèrent paisibles jusqu’au moment où ils commencèrent à s’apercevoir que le consul les séparait les uns des autres. Cette conduite leur inspira des soupçons ; ils manifestèrent alors leurs projets, et les mirent à exécution.

On voit, par cet exemple frappant, combien les hommes sont lents à se décider lorsqu’ils croient avoir le temps pour eux, et combien leur résolution est précipitée lorsque la nécessité les presse. Un prince ou une république, qui, pour son avantage, veut différer de découvrir une conspiration, ne peut employer un moyen plus propice que de laisser entrevoir avec adresse aux conjurés une occasion prochaine de pouvoir se déclarer, afin qu’en attendant ce moment favorable, ou s’imaginant avoir du temps devant eux, ils donnent à l’un ou à l’autre le temps de les châtier.

Quiconque agit différemment ne fait qu’accélérer sa perte ; comme le prouve l’exemple du duc d’Athènes et de Guillaume de Pazzi. Le duc, devenu tyran de Florence, apprend que l’on conspire contre lui ; aussitôt, et sans autre examen, il fait saisir un des conjurés ; conduite imprudente, qui détermina les autres complices à prendre les armes et à lui arracher le pouvoir.

En 1501, Guillaume avait été nommé commissaire de la république dans la Valdichiana, quand il apprit qu’il venait de se tramer dans Arezzo un complot en faveur des Vitelli, pour arracher cette ville des mains des Florentins. Il se transporte aussitôt dans Arezzo, et, sans examiner ni les forces des conjurés ni les siennes, sans se précautionner d’aucun appui, mais guidé seulement par les conseils de l’évêque, son fils, il fait saisir un des conspirateurs. Cette arrestation met aussitôt les armes à la main aux autres conjurés : ils délivrent la ville du joug des Florentins ; et Guillaume, de commissaire, se trouve prisonnier.

Mais quand une conspiration est faible, on peut et l’on doit la réprimer sans balancer. On ne doit en aucune manière imiter la conduite opposée qui fut suivie dans les deux circonstances suivantes : le duc d’Athènes, dont nous avons déjà parlé, jaloux de montrer qu’il se croyait sûr de l’affection des Florentins, fit mourir un citoyen qui lui avait révélé une conspiration ; d’un autre côté, Dion de Syracuse, voulant connaître les sentiments d’une personne sur laquelle il avait conçu des soupçons, consentit à ce que Calippus, qui possédait toute sa confiance, feignit de conspirer contre lui.

Tous deux eurent à se repentir de leur conduite. Le premier ôta le courage aux accusateurs, et l’inspira à ceux qui voulaient conspirer ; le dernier facilita sa propre ruine, et il fut pour ainsi dire le chef de la conjuration qui le menaçait, comme l’expérience le prouve : en effet, Calippus, pouvant sans soupçon conspirer contre Dion, ourdit sa trame de manière qu’il put lui arracher le pouvoir et la vie.