Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 02

Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 429-431).


CHAPITRE II.


Combien il y a de sagesse à feindre pour un temps la folie.


Jamais action éclatante ne mérita plus à son auteur la réputation d’homme sage et prudent, que ne la mérite Brutus par la simulation de sa folie. Et quoique Tite-Live ne donne d’autre motif de cette conduite que celui de pouvoir vivre avec sécurité et conserver l’héritage de ses pères, cependant si l’on considère attentivement la manière d’agir de Brutus, on est porté à croire qu’il dissimula ainsi pour échapper à l’observation, et saisir plus facilement le moment d’accabler les tyrans et de délivrer sa patrie, si cette occasion s’offrait jamais à lui. On est convaincu que telle était sa pensée, lorsque l’on considère d’abord la manière dont il interprète l’oracle d’Apollon, en feignant de se laisser tomber pour baiser la terre, dans l’espoir que cette action rendrait les dieux favorables à ses desseins ; lorsqu’ensuite on le voit près du cadavre de Lucrèce, environné du père, du mari et de tous les parents de cette infortunée, retirer le premier le poignard de sa blessure, et faire jurer à tous ceux qui l’entouraient de ne jamais souffrir qu’à l’avenir il y eût aucun roi dans Rome.

L’exemple d’un tel homme doit apprendre à tous ceux qui sont mécontents d’un prince qu’ils doivent longtemps mesurer et peser leurs forces. S’ils sont assez puissants pour se montrer hautement ses ennemis et lui déclarer une guerre ouverte, qu’ils se précipitent sans hésiter dans cette route : c’est la moins périlleuse et la plus honorable. Mais si leurs forces sont insuffisantes pour l’attaquer ouvertement, qu’ils emploient toute leur industrie à gagner son amitié, qu’ils ne négligent aucun des moyens qu’ils jugeront nécessaires pour parvenir à leur but ; qu’ils partagent tous ses plaisirs ; qu’ils se délectent de toutes les voluptés dans lesquelles ils le voient se plonger. Cette intimité assure d’abord la tranquillité de votre vie ; vous jouissez sans danger de la bonne fortune que goûte le prince lui-même, et chaque instant vous donne l’occasion de satisfaire les desseins que votre cœur a conçus.

On dit, il est vrai, qu’il ne faut jamais être si près des princes que leur ruine vous accable, ni si éloigné que, lorsqu’ils sont renversés, vous ne puissiez soudain vous élever sur leurs débris. Sans doute un terme moyen serait le parti le plus sage, si l'on pouvait le suivre sans dévier ; mais, comme je crois impossible d’y réussir, il faut nécessairement embrasser l’un des deux partis que j’ai indiqués, c’est-à-dire s’éloigner des princes ou se serrer près d’eux. Quiconque en agit autrement, et se fait remarquer par ses grandes qualités, vit dans des alarmes continuelles. Il ne suffit pas de dire : Je ne suis agité d’aucune ambition, je ne désire ni honneurs ni richesses, je cherche une vie paisible et exempte d’intrigue : on ferme l’oreille à ces excuses ; les hommes d’ailleurs sont esclaves de leur rang ; ils n’ont pas le choix de leur existence ; et quand même ce choix serait sincère et sans mélange d’ambition, on refuserait de les croire. Veulent-ils devoir leur tranquillité à eux-mêmes, ils verront tout ce qui les entoure s’efforcer de la troubler.

Il convient donc, comme Brutus, de contrefaire l’insensé. Et n’est-ce point embrasser un semblable parti, que d’approuver, de dire, de voir et de faire une foule de choses contraires à votre pensée, et dans la seule vue de complaire à un prince ?

Puisque j’ai parlé de la prudence que montra ce grand homme pour rendre la liberté à sa patrie, je vais parler maintenant de la sévérité qu’il déploya pour la conserver.