Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 32

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 416-420).


CHAPITRE XXXII.


Des divers moyens qu’employaient les Romains pour s’emparer d’une ville.


Toutes les institutions des Romains étaient tournées à la guerre ; aussi la firent-ils toujours d’une manière avantageuse, par rapport et aux dépenses et à toutes les autres mesures nécessaires pour la bien conduire. De là vient qu’ils ont toujours évité de s’emparer d’une ville par un siége régulier : ils regardaient cette opération comme tellement dispendieuse et incommode, que les avantages qu’elle procurait n’égalaient jamais les peines qu’avait causées la conquête. Ils pensaient donc qu’il valait mieux employer tout autre moyen pour subjuguer une ville, que celui d’en faire le siége : aussi la longue suite de leurs guerres n’offre-t-elle que des exemples très-rares de siéges réguliers.

La manière dont ils s’emparaient d’une ville était de la prendre d’assaut ou par capitulation. Dans l’assaut, ils emportaient la place de vive force, ou en mêlant la ruse à la force. La force ouverte consistait à enlever une ville d’un seul coup, sans battre les murailles ; ce qu’ils appelaient aggredi urbem corona, parce qu’en effet leur armée entière l’environnait et l’attaquait de tous les côtés. Dans un grand nombre de circonstances, ils parvinrent, par une attaque soudaine, à se rendre maîtres d’une cité, quelque considérable qu’elle fût ; comme lorsque Scipion s’empara de Carthagène en Espagne. Quand l’assaut ne suffisait pas, ils tâchaient de renverser les murailles à coups de bélier et avec d’autres machines de guerre, ou bien ils creusaient une mine pour s’introduire dans la place ; et c’est de cette manière qu’ils s’emparèrent de Véïes : ou, pour être de niveau avec ceux qui défendaient les remparts, ils élevaient des tours de bois, ou faisaient des levées de terre qu’ils appuyaient aux murs extérieurs de la ville, pour parvenir eux-mêmes à la hauteur où ces murs s’élevaient.

De toutes ces diverses manières d’attaquer, la plus dangereuse pour les assiégés était de les assaillir à la fois sur tous les points, parce qu’il fallait munir de défenseurs chaque point menacé. Mais, ou ces derniers étaient trop peu nombreux pour suffire à tant d’assauts et se relever mutuellement, ou, s’ils l’étaient assez, il pouvait arriver que tous n’apportassent pas le même courage à la défense commune ; et, pour peu qu’ils cédassent d’un côté à la violence de l’attaque, ils étaient bientôt tous perdus.

Aussi cette méthode, comme je l’ai déjà dit, eut souvent le plus heureux succès. Mais lorsqu’elle ne réussissait pas à la première tentative, on en renouvelait rarement une seconde, parce qu’elle offrait de trop grands dangers aux soldats. En effet, l’armée, disséminée sur une vaste étendue de terrain, ne pouvait présenter qu’une faible défense lorsque les assiégés tentaient une sortie ; d’ailleurs elle introduisait le désordre parmi les troupes, et les fatiguait extraordinairement : aussi ne l’employaient-ils qu’une seule fois, et quand l’ennemi ne pouvait s’y attendre.

Lorsque les murs étaient renversés, on opposait, comme de nos jours, de nouveaux remparts aux assiégeants. Pour rendre les mines inutiles, on creusait une autre mine, au moyen de laquelle on s’opposait à l’ennemi ou par la force des armes, ou par mille autres moyens : l’un des plus usités était de remplir de plumes des tonneaux et d’y mettre le feu ; lorsqu’ils étaient tout en flammes, on les jetait dans la mine, et bientôt la fumée y répandait une infection qui empêchait l’ennemi de pénétrer. Si on les attaquait par le moyen des tours, les assiégés s’efforçaient de les renverser en les incendiant. Quant aux levées de terre, ils creusaient de leur côté, sous la muraille à laquelle elles s’appuyaient, et reportaient dans l’intérieur les terres qu’amoncelaient les assiégeants ; de sorte que ces terres, qu’on apportait de l’extérieur, étant retirées par ceux du dedans, la levée ne pouvait atteindre la hauteur des remparts.

Ces moyens d’emporter une ville de vive force ne peuvent se prolonger longtemps ; et il faut alors, ou lever son camp et chercher d’autres voies de terminer la guerre, en agissant comme Scipion, qui, à son arrivée en Afrique, ayant attaqué la ville d’Utique sans pouvoir réussir à l’emporter, leva le siége, et chercha à battre l’armée des Carthaginois ; ou il faut tenter un siége en forme, comme le firent les Romains à l’égard de Véïes, de Capoue, de Carthage, de Jérusalem et d’autres villes semblables, dont ils se rendirent maîtres par un siége régulier.

Quant aux villes dont la prise est le résultat d’un stratagème mêlé à la force, comme, par exemple, Palépolis, où les Romains entrèrent par le moyen des intelligences qu’ils avaient dans la place, quoique Rome et d’autres peuples aient souvent essayé ce genre d’attaque, il est rare que le succès ait couronné leurs tentatives : la raison en est que le moindre obstacle renverse tous vos desseins ; et ces obstacles naissent à chaque pas. En effet, ou le complot est découvert avant d’en venir au dénoûment, et il n’est jamais difficile de le découvrir, tant par la trahison de ceux qui en ont connaissance, que par la difficulté d’en ourdir la trame ; car il faut communiquer avec l’ennemi, et avoir des conférences avec ceux qu’il n’est permis d’entretenir que sous des prétextes plausibles.

Mais quand même la conjuration ne serait pas découverte tandis qu’on la trame, il survient mille obstacles au moment de l’exécution. Si l’on prévient le moment désigné, ou si on le laisse passer, tout est perdu : s’il s’élève un bruit imprévu, comme le cri des oies du Capitole, si l’on enfreint l’ordre accoutumé, la plus légère erreur, la faute la moins importante, suffisent pour renverser une entreprise.

Il faut y joindre les ténèbres de la nuit, qui ajoutent encore à la terreur de ceux qui s’abandonnent à ces périlleuses entreprises. La majeure partie des hommes qui s’y laissent entraîner, ne connaissant ni la nature du pays, ni la position des lieux où on les conduit, se troublent, se découragent, et se laissent abattre par l’accident le plus léger et le plus imprévu. La plus faible apparence suffit pour les mettre en fuite.

Jamais personne, dans ces expéditions nocturnes où la ruse se joint à l’audace, ne fut plus heureux qu’Aratus de Sicyone ; mais, autant il se montrait habile dans ces opérations, autant il était pusillanime dans celles qu’il fallait exécuter ouvertement et à la clarté du jour ; ce qu’il faut plutôt attribuer à un instinct secret, qu’à la facilité qu’elles semblent naturellement présenter. Aussi, voit-on que sur un grand nombre d’entreprises de ce genre que l’on tente, bien peu parviennent à l’exécution, et bien moins encore réussissent.

Quant à la manière de s’assurer des villes par capitulation, elles se rendent ou volontairement ou par force. Elles capitulent volontairement, ou parce qu’une nécessité étrangère les contraint à se jeter dans vos bras, comme fit Capoue avec les Romains ; ou parce qu’elles espèrent jouir d’un bon gouvernement, attirées par la douceur des lois sous lesquelles vivent ceux qui se sont volontairement réfugiés dans votre sein, comme en agirent les Rhodiens, les Marseillais et les autres villes qui se donnèrent au peuple romain.

A l’égard des capitulations obtenues par la force, ou elles sont le résultat d’un long siége, comme je l’ai dit précédemment, ou de la gêne qu’imposent à une cité des incursions, des déprédations continuelles, et une foule d’autres maux. De tous les moyens que nous avons indiqués, c’est de ce dernier que les Romains se servirent le plus fréquemment ; et ils employèrent plus de quatre cent cinquante années à fatiguer leurs voisins de défaites et de pillages, et à obtenir par les traités une réputation au-dessus de la leur, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer. Et quoiqu’ils eussent tenté tous les moyens, c’est particulièrement sur ces derniers qu’ils s’appuyèrent sans cesse ; car ils échouèrent dans les autres ou n’y trouvèrent que des dangers. En effet, un long siége a contre lui la lenteur et la dépense ; un assaut est périlleux ; et les conjurations n’offrent qu’incertitude. Ils s’aperçurent que la défaite d’une armée ennemie les rendait maîtres en un jour de tout un empire, tandis qu’ils consumaient plusieurs années à former le siége d’une ville obstinée à se défendre.