Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 21

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 376-378).



CHAPITRE XXI.


Le premier préteur que, quatre cents ans après avoir commencé à faire la guerre, les Romains établirent hors de Rome, fut celui qu’ils envoyèrent y Capoue.


J’ai assez longuement établi, dans le chapitre précédent, jusqu’à quel point les Romains, dans la conduite qu’ils tenaient pour s’agrandir, différèrent des souverains qui de nos jours cherchent à accroître leur domination. Ils laissaient vivre sous leurs propres lois les villes qu’ils ne détruisaient pas, même celles qui se soumettaient à eux, non comme alliées, mais comme sujettes ; ils ne laissaient apercevoir chez elles aucun signe qui pût y rappeler la souveraineté du peuple romain ; ils leur imposaient seulement quelques conditions ; et tant que ces conditions étaient observées, ils respectaient et leur gouvernement et leur dignité. On sait qu’ils maintinrent ces principes jusqu’au moment où ils se répandirent hors de l’Italie, et où ils commencèrent à réduire les royaumes et les républiques en provinces romaines.

Un des exemples les plus frappants que nous offre à ce sujet leur histoire, c’est que le premier préteur qu’ils établirent hors de Rome fut celui qu’ils envoyèrent à Capoue, non pour satisfaire leur ambition, mais à la prière même des habitants de cette cité, qui, pour étouffer la discorde qui régnait parmi eux, regardèrent comme une chose indispensable de posséder dans leurs murs un citoyen romain capable de rétablir l’ordre et la concorde. Les Antiates, touchés de cet exemple et contraints par la même nécessité, leur demandèrent également un préfet ; et Tite-Live, à l’occasion de ce fait et de cette manière inusitée d’exercer le pouvoir, s’écrie : Quod jam non solum arma, sed jura romana pollebant.

On voit combien cette conduite dut faciliter l’agrandissement des Romains. Les villes accoutumées à vivre libres, ou à se voir gouvernées par des gens du pays, sont bien plus satisfaites et supportent bien plus tranquillement un gouvernement éloigné d’elles, même lorsqu’il leur impose quelque gêne, qu’un joug qui, frappant chaque jour leurs yeux, semble chaque jour leur reprocher leur servitude. Il en résulte d’ailleurs un autre avantage pour le prince : c’est que ses ministres n’ayant en main ni les jugements ni les magistratures qui régissent dans ces villes les affaires civiles ou criminelles, il ne peut être rendu aucune sentence à sa honte ou à sa charge ; et, par ce moyen, il voit s’évanouir la cause d’une foule de calomnies et de haines auxquelles il n’échapperait pas dans les circonstances ordinaires.

Ce que j’avance est incontestable. J’en pourrais citer une multitude d’exemples tirés de l’histoire ancienne ; je me contenterai d’un seul, arrivé tout récemment en Italie. Personne n’ignore que Gènes ayant été plusieurs fois occupée par les Français, le roi de France, excepté dans ces derniers temps, y envoyait toujours un de ses sujets pour gouverner la ville en son nom ; aujourd’hui seulement le roi, non par choix, mais parce que la nécessité l’a ainsi voulu, a laissé à cette ville le pouvoir de se gouverner elle-même, et de reconnaître l’autorité d’un Génois. Il est hors de doute que si l’on voulait examiner laquelle de ces deux mesures apporté le plus de sécurité à l’autorité du roi et de satisfaction au peuple, on se déciderait pour la dernière.

D’ailleurs, plus vous paraissez éloigné de vouloir les asservir, plus les hommes sont disposés à se jeter dans vos bras ; et ils redoutent d’autant moins que vous attentiez à leur liberté, que vous paraissez envers eux plus humain et plus bienveillant. Cette bienveillance et ce désintéressement engagèrent seuls les Capouans à demander un préteur aux Romains ; et si Rome avait témoigné le moindre désir d’en envoyer un, leur jalousie se serait soudain éveillée, et ils se seraient sur-le-champ éloignés d’elle.

Mais pourquoi chercher des exemples dans Capoue et dans Rome, lorsque Florence et la Toscane nous en fournissent d’aussi frappants ? Chacun sait à quelle époque la ville de Pistoja se soumit volontairement à la république de Florence ; chacun sait également que les Pisans, les Siennois et les habitants de Lucques détestent les Florentins : et d’où vient cette diversité de sentiments ? Ce n’est pas que les habitants de Pistoja sentent moins le prix de la liberté que les autres et se jugent inférieurs à eux ; c’est uniquement parce que les Florentins en avaient toujours agi à leur égard comme des frères et des amis, et, à l’égard des autres, comme avec des ennemis. Voilà pourquoi, tandis que Pistoja a couru volontairement au-devant de leur empire, les autres villes ont toujours fait et font encore chaque jour des efforts pour y échapper. On ne peut douter que si les Florentins, en employant les ligues ou la protection, avaient apprivoisé leurs voisins au lieu de les effaroucher, ils seraient aujourd’hui maîtres de toute la Toscane.

Ce n’est pas que je croie qu’il ne faille point employer les armes et la force ; mais il faut les réserver pour la dernière ressource, et seulement lorsque toutes les autres ne peuvent plus suffire.