Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 18

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 362-368).



CHAPITRE XVIII.


L’autorité des Romains et l’exemple de l’ancienne discipline militaire doivent faire accorder plus d’estime à l’infanterie qu’à la cavalerie.


On peut évidemment prouver, par une foule de raisons et d’exemples, que les Romains, dans toutes leurs opérations militaires, faisaient plus de cas de leur infanterie que de leur cavalerie, et que c’est sur la première qu’ils fondaient tout l’emploi de leurs forces. Mille exemples viennent à l’appui de cette assertion, et particulièrement la conduite qu’ils tinrent à la bataille livrée aux Latins dans les environs du lac Regillus. Déjà les Romains commençaient à ployer lorsque, pour secourir les leurs, ils firent mettre pied à terre à la cavalerie, et par ce moyen, ayant recommencé le combat, ils remportèrent la victoire. Il est donc manifeste que les Romains avaient plus de confiance dans leurs soldats, lorsqu’ils étaient à pied, que quand ils combattaient à cheval. Ils employèrent le même moyen dans beaucoup d’autres batailles, et ils trouvèrent, dans tous leurs plus grands dangers, que c’était un excellent remède.

Qu’on ne m’oppose pas le mot d’Annibal, qui, à la bataille de Cannes, s’apercevant que les consuls avaient fait mettre pied à terre à leur cavalerie, se mit à plaisanter sur cette mesure, en disant : Quam mallem vinctos mihi traderint equites ; c’est-à-dire : « J’aimerais mieux qu’ils me les livrassent tout liés. » Cette opinion, quoique sortie de la bouche d’un des plus grands hommes de guerre qui aient existé, le cédera cependant, si l’on doit se rendre à quelque autorité, à celle de la république romaine et de tant de grands capitaines qu’elle vit naître en son sein, plutôt qu’au seul Annibal ; et l’on pourrait encore en donner d’excellentes raisons sans recourir à des autorités. En effet, l’homme à pied peut se transporter dans une multitude de lieux où le cheval ne peut pénétrer. On peut enseigner aux hommes à conserver leurs rangs et à les rétablir lorsqu’ils ont été rompus ; mais il est difficile d’apprendre aux chevaux à conserver l’ordre ; et lorsqu’une fois ils sont mis en déroute, il leur est impossible de se rallier. On trouve en outre, comme parmi les hommes, des chevaux qui ont peu de courage ; d’autres qui en ont trop. Souvent il arrive qu’un cheval courageux est monté par un lâche, et un cheval timide par un homme courageux ; disparité dont l’effet ordinaire est de ne produire aucun résultat, quand elle ne cause pas les plus grands désordres. Une infanterie bien réglée peut facilement mettre la cavalerie en désordre ; il est difficile à cette dernière de rompre l’infanterie.

Cette opinion est encore fortifiée, outre une foule d’exemples anciens et d’exemples modernes, par l’autorité de ceux qui ont exposé les règles des sociétés civiles, et qui, après avoir fait voir que dans le principe on commença à faire la guerre à cheval, parce que l’infanterie n’était point encore établie, ajoutent qu’elle ne fut pas plutôt organisée ; que l’on connut combien elle était plus utile que la cavalerie. Ce n’est pas que les chevaux ne soient nécessaires dans une armée, ou pour faire des découvertes, ou pour parcourir et dévaster le pays, ou pour poursuivre l’ennemi dans sa fuite, et pour s’opposer à la cavalerie des adversaires. Mais le fondement et le nerf des armées, ce que l’on doit le plus estimer, c’est l’infanterie.

Parmi les grandes erreurs des princes italiens qui ont rendu l’Italie esclave des étrangers, il n’en est pas de plus funeste que celle d’avoir attaché peu d’importance à ce système, et d’avoir mis toute leur étude à favoriser les troupes à cheval. Ce désordre a pris sa source et dans la perversité des chefs et dans l’ignorance de ceux qui gouvernaient l’État. En effet, la milice italienne, depuis vingt-cinq ans environ, s’est trouvée réduite à un petit nombre d’hommes sans patrie, semblables à des chefs d’aventuriers, qui cherchèrent dès lors à soutenir leur considération en restant sous les armes tandis que les princes étaient désarmés. Comme on ne pouvait leur payer continuellement une troupe considérable de fantassins, qu’ils n’avaient pas d’ailleurs de sujets propres à cet usage, et qu’un petit nombre n’aurait pu leur donner de considération, ils préférèrent entretenir une certaine quantité de cavalerie, parce que deux ou trois cents chevaux qu’on payait à un condottiere le maintenaient dans tout son crédit, et que la dépense n’était pas assez forte pour que ceux qui gouvernaient l’État ne pussent y subvenir. Les condottieri, pour venir plus aisément à bout de leurs projets et conserver leur prépondérance, atténuèrent, autant qu’il dépendit d’eux, la réputation et l’utilité de l’infanterie, pour accroître celle de leur cavalerie ; et ils poussèrent si loin sur ce point le renversement des idées, qu’à peine on voyait dans les armées les plus considérables quelques faibles corps de fantassins. Cet usage, joint à d’autres désordres qui s’y mêlèrent, affaiblit tellement la milice italienne, que cette contrée a été facilement foulée aux pieds par tous les peuples d’outre-monts.

Rome nous offre un autre exemple qui prouve à quel point on se trompe en estimant la cavalerie plus que l’infanterie.

Les Romains assiégeaient Sora ; un gros de cavaliers étant sortis de la ville pour attaquer le camp, le maître de la cavalerie romaine sortit à leur rencontre avec ses troupes, et, les ayant attaqués de front, le sort voulut que, du premier choc, le commandant fût tué de chaque côté : les troupes, restées sans chefs, n’en continuèrent pas moins le combat ; mais les Romains, pour vaincre leurs adversaires, mirent pied à terre, ce qui obligea ceux d’entre les ennemis qui voulurent se défendre à prendre le même parti, et toutefois les Romains demeurèrent vainqueurs.

Il est impossible de trouver un exemple qui démontre plus victorieusement que la force des fantassins l’emporte sur celle des cavaliers : car, si dans d’autres affaires les consuls faisaient mettre pied à terre à la cavalerie, c’était pour venir au secours de l’infanterie qui souffrait et qui avait besoin de renfort ; au lieu que dans cette circonstance ils descendirent, non pour secourir l’infanterie ou pour attaquer des fantassins ennemis, mais, combattant à cheval contre des adversaires à cheval, ils jugèrent que ne pouvant les vaincre de cette manière, ils parviendraient plus facilement à en triompher en mettant pied à terre.

Je veux conclure de cet exemple qu’une infanterie bien organisée ne peut être vaincue, sans de grandes difficultés, que par une autre infanterie.

Crassus et Marc-Antoine s’avancèrent de plusieurs journées dans l’intérieur de l’empire des Parthes avec un petit nombre de cavaliers et une infanterie assez considérable ; ils avaient devant eux une quantité innombrable de cavaliers parthes : Crassus y périt avec une partie de son armée ; Marc-Antoine en sortit par son courage. Néanmoins, au milieu de ces désastres de Rome, on vit encore combien l’infanterie l’emportait sur la cavalerie. Dans ce pays, ouvert de toutes parts, où les montagnes sont rares, les fleuves plus rares encore, la mer éloignée, où l’on ne rencontre aucune ressource, Marc-Antoine, au jugement même des Parthes, surmonta par sa valeur toutes les difficultés, et jamais leur cavalerie n’osa l’attaquer, retenue par la bonne contenance de son armée. Si Crassus succomba, un lecteur attentif demeurera persuadé qu’il fut plutôt trompé que vaincu ; jamais, en effet, même au milieu de sa plus grande détresse, les Parthes n’osèrent l’assaillir ; mais, voltigeant sans cesse sur ses flancs, interceptant ses vivres, le berçant de promesses qu’ils ne tenaient jamais, ils le conduisirent ainsi aux plus funestes extrémités.

Peut-être aurais-je plus de difficulté à prouver combien la force de l’infanterie l’emporte sur celle de la cavalerie, si une foule d’exemples modernes ne rendaient cette vérité incontestable. On a vu à Novare neuf mille Suisses, et je les ai déjà cités, ne pas craindre d’affronter dix mille cavaliers et autant de fantassins, et les mettre en déroute, attendu que les chevaux ne pouvaient leur nuire, et qu’ils faisaient peu de cas des fantassins, troupe mal disciplinée et formée en grande partie de Gascons. On a vu encore vingt-six mille Suisses aller, au-dessus de Milan, à la rencontre du roi de France François Ier, qui avait avec lui vingt mille chevaux, quarante mille hommes d’infanterie et cent pièces de canon ; et, s’ils ne demeurèrent pas vainqueurs comme à Novare, ils combattirent deux jours entiers avec le plus grand courage ; et lorsqu’ils eurent été vaincus, la moitié d’entre eux parvinrent à se sauver.

Marcus Attilius Regulus eut assez de confiance en son infanterie pour soutenir, seul avec elle, non-seulement le choc des chevaux numides, mais même celui des éléphants ; et si le succès ne couronna pas son audace, ce n’est pas que la valeur de ses troupes ne fût assez grande pour lui donner la certitude de surmonter tous les obstacles.

Je répète donc que, pour vaincre une infanterie bien disciplinée, il faut lui en opposer une autre mieux disciplinée encore, sinon on court à une ruine manifeste.

Du temps de Filippo Visconti, duc de Milan, environ seize mille Suisses descendirent en Lombardie. Le duc envoya, pour s’opposer à leur descente, le comte Carmignuola, qui commandait alors ses armées, avec un millier de chevaux et quelques fantassins. Ce chef, peu instruit de la manière de combattre de ses ennemis, alla à leur rencontre à la tête de sa cavalerie, persuadé qu’il les mettrait en fuite sans difficulté ; mais il les trouva immobiles à leur rang ; et après avoir avoir perdu une partie des siens, il fut contraint de se retirer. Comme c’était un homme du plus rare courage, et que, dans les circonstances nouvelles, il savait prendre un parti non usité encore, il réunit d’autres troupes et marcha de nouveau contre les Suisses : arrivé en leur présence, il fit mettre pied à terre à ses hommes d’armes, et, les ayant placés en tête de son infanterie, il entoura les Suisses de tous les côtés, et ne leur laissa aucun espoir de salut, parce que les hommes d’armes de Carmignuola, descendus de leurs chevaux et couverts de fortes armures, pénétrèrent sans peine dans les rangs des Suisses sans éprouver de pertes ; et une fois qu’ils y furent entrés, ils purent aisément massacrer leurs ennemis ; de manière que, de toute cette armée, il n’échappa à la mort que le petit nombre de ceux que l’humanité de Carmignuola prit sous sa protection.

Je suis convaincu que beaucoup de personnes connaissent toute la différence qui existe entre la force et l’utilité de ces deux armes ; mais le malheur de nos temps est tel, que ni l’exemple des anciens, ni ceux des modernes, ni l’aveu même de nos erreurs, ne suffisent à guérir nos princes de leur aveuglement, et à les convaincre que s’ils veulent rendre la réputation aux troupes d’une province ou d’un État, il est nécessaire de rétablir les antiques institutions, de les maintenir en vigueur, d’étendre leur influence, et de leur donner la vie, s’ils veulent qu’à leur tour elles assurent leur réputation et leur existence. Comme ils ne font que s’écarter sans cesse de cette route, ils s’éloignent en même temps de toutes les mesures que nous avons précédemment indiquées : d’où il résulte que les conquêtes, loin de contribuer à la grandeur des États, ne sont pour eux qu’un nouveau fardeau. C’est ce que je prouverai dans le chapitre suivant.