Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 15

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 345-348).



CHAPITRE XV.


Les gouvernements faibles ne prennent jamais que des résolutions ambiguës, et la lenteur dans les délibérations est toujours nuisible.


À cette occasion, et au sujet des germes de guerre qui existaient entre les Romains et les Latins, on peut remarquer que, dans tous les conseils, il est nécessaire d’aborder franchement la question mise en délibération, et de ne pas se jeter dans les points incertains ou douteux. On en voit une preuve évidente dans la détermination qu’embrassèrent les Latins, lorsqu’ils eurent résolu de rompre avec les Romains. Rome avait pressenti les fâcheuses dispositions que montraient les Latins : pour s’en assurer davantage et connaître si elle pourrait regagner leur amitié sans recourir à la force des armes, elle leur fit entendre qu’ils envoyassent dans ses murs huit de leurs concitoyens, parce qu’elle voulait s’entendre avec eux. Les Latins ayant eu connaissance de cette proposition, et sachant bien dans leur conscience tout ce qu’ils avaient fait contre les Romains, assemblèrent un conseil pour choisir les députés que l’on devait envoyer à Rome, et leur donner les instructions relatives à ce qu’ils devaient dire. Annius, leur préteur, se trouvant présent à cette délibération, s’écria : Ad suminam rerum nostrarum pertinere arbitror, ut cogitetis magis quid agendum nobis, quam quid loquendum sit. Facile erit, explicatis consiliis, accommodare rebus verba.

Ces paroles présentent une grande vérité, et il n’est ni un prince, ni une république, qui ne doive les goûter. Lorsqu’on est dans l’incertitude de ce que l’on fera, il est impossible de s’expliquer ; mais lorsqu’on a embrassé une ferme résolution, et déterminé un plan de conduite, on trouve aisément des paroles pour les justifier.

Je fais d’autant plus volontiers cette remarque, que j’ai eu de plus fréquentes occasions d’observer combien cette ambiguïté avait apporté de dommage aux affaires de l’État, et quelle honte et quels désastres elle avait causés à notre république. Lorsqu’il faudra mettre en délibération quelque parti douteux, et dont la décision exige du courage, on verra toujours éclater cette irrésolution, si l’examen en est confié à des esprits pusillanimes.

Une délibération lente et tardive ne présente pas de moins graves inconvénients qu’une résolution ambiguë, surtout lorsqu’il s’agit de décider du sort d’un allié. Avec la lenteur, on ne sert personne et l’on se nuit à soi-même. Les mesures de cette espèce proviennent ou de la faiblesse du courage, ou du manque de ressources, ou de la perversité des membres du conseil, qui, poussés par leur intérêt personnel à la ruine de l’État ou à l’accomplissement de leurs désirs, ne permettent pas de continuer la délibération, mais font tous leurs efforts pour la suspendre et y mettre des entraves. En effet, les citoyens éclairés n’empêcheront jamais de délibérer, même lorsqu’ils verront le peuple, entraîné par une fougue insensée, se précipiter dans une résolution funeste, surtout lorsqu’il s’agit d’un parti qui n’admet point de délai.

Après la mort d’Hiéron, tyran de Syracuse, une guerre violente éclata entre Rome et Carthage, et les Syracusains disputèrent vivement pour savoir s’ils devaient embrasser l’amitié des Romains ou celle des Carthaginois. L’ardeur des deux partis rivaux était si grande, que la chose restait en suspens, et qu’aucun ne prenait de résolution. Enfin, un des citoyens les plus considérés de Syracuse, nommé Apollonide, fit voir, dans une harangue pleine de sagesse, qu’il ne fallait blâmer ni ceux dont l’opinion était de se réunir aux Romains, ni ceux qui voulaient suivre le parti des Carthaginois, mais qu’il fallait avoir en horreur cette indécision et cette lenteur à embrasser une opinion, parce que cette hésitation ne pouvait que causer la ruine de la république ; au lieu qu’une fois le parti pris, quel qu’il fût, il restait du moins encore l’espérance. Tite-Live ne pouvait mettre sous nos yeux un exemple plus frappant du danger que produit l’incertitude.

Il en fournit une nouvelle preuve dans ce qui arriva aux Latins. Ce peuple avait sollicité contre les Romains le secours des Laviniens, qui mirent tant de lenteur dans leur délibération, qu’au moment où l’armée était sur le point de sortir des portes pour se mettre en campagne, ils reçurent la nouvelle que les Latins venaient d’être battus. Aussi Milonius, leur préteur, s’écria : « Le peuple romain nous fera payer cher le peu de chemin que nous avons fait. » En effet, s’ils avaient résolu d’abord de secourir ou de ne pas secourir les Latins, en ne les secourant point ils n’eussent pas irrité le peuple romain ; ou en les secourant à propos, les renforts qu’ils leur eussent envoyés auraient pu leur donner la victoire ; mais, par leurs délais, ils s’exposèrent à se perdre de toutes les manières, comme en effet cela leur arriva.

Si les Florentins avaient fait attention à ce texte, ils n’auraient point éprouvé de la part des Français tous les dommages et les désagréments qu’ils eurent à supporter lorsque le roi de France Louis XII vint en Italie pour attaquer Lodovico, duc de Milan. Le roi, au milieu des préparatifs de son invasion, rechercha l’alliance des Florentins : leurs ambassadeurs, qui se trouvaient auprès de sa personne, convinrent avec lui de demeurer neutres, à condition que si le roi passait en Italie, il leur conserverait leurs États, et les prendrait sous sa protection : il accorda un mois à la ville pour ratifier ce traité. Cette ratification fut suspendue par l’imprudence des partisans de Lodovico ; de sorte que lorsque le roi eut remporté la victoire, ils voulurent ratifier le traité ; mais ce prince rejeta à son tour leur proposition, parce qu’il vit bien que c’était la force, et non la bonne volonté, qui portait les Florentins à embrasser son amitié. Cette conduite coûta des sommes considérables à Florence, et la république fut sur le point de perdre ses États, ainsi que cela lui arriva dans la suite et par la même cause ; faute d’autant plus impardonnable qu’elle n’obligea en rien le duc Lodovico : aussi, si ce dernier était demeuré vainqueur, aurait-il fait tomber sur les Florentins de bien autres marques de ressentiment que le roi.

Quoique j’aie déjà consacré précédemment un chapitre particulier à faire sentir aux républiques le danger auquel expose la faiblesse, néanmoins de nouveaux événements m’ayant donné l’occasion de revenir sur le même sujet, je n’ai pas été fâché d’en parler une seconde fois, parce qu’il m’a semblé que cette matière était de la plus grande importance pour les gouvernements semblables à notre république.