Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 10

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 330-334).



CHAPITRE X.


Malgré l’opinion générale, l’argent n’est pas le nerf de la guerre.


Si l’on commence la guerre quand on veut, on ne la termine pas de même : en conséquence, un prince, avant de se jeter dans les hasards d’une entreprise, doit longtemps mesurer ses forces, et se gouverner d’après cet examen. Mais sa sagesse doit être telle, qu’il ne s’aveugle pas sur ses ressources ; et il se trompera toutes les fois qu’il comptera, ou sur ses trésors ou sur la nature du pays, ou sur l’affection de ses sujets, et lorsque, d’un autre côté, il n’aura point l’appui d’une armée nationale : car toutes les choses dont je viens de parler ajoutent bien de nouvelles forces à celles que l’on possède déjà, mais elles ne peuvent les donner. Tout devient inutile sans des troupes sur lesquelles on puisse compter. Sans elles les trésors ne sont rien, non plus que la force du terrain : la fidélité et l’affection des hommes s’éteignent bientôt ; et lorsque vous ne pouvez les défendre eux-mêmes, comment conserveraient-ils longtemps ces sentiments ? Les plus âpres rochers, les lacs les plus profonds, les abîmes deviennent des plaines, lorsqu’ils manquent de défenseurs courageux. L’argent seul ne vous défendra pas ; mais il engage à vous dépouiller plus vite : aussi rien n’est plus faux que la commune opinion que l’argent est le nerf de la guerre.

Quinte-Curce a énoncé cette opinion en parlant de la guerre qui éclata entre Antipater, roi de Macédoine, et Lacédémone. Il rapporte que le manque d’argent força le roi de Sparte à livrer bataille, et qu’il fut vaincu ; et que s’il avait différé de quelques jours le combat, la nouvelle de la mort d’Alexandre se serait répandue dans toute la Grèce, et la victoire se serait déclarée pour lui sans combattre. Mais comme il manquait d’argent, et qu’il craignait que son armée ne l’abandonnât faute de paye, il fut forcé de tenter la fortune des combats. C’est à cette occasion que Quinte-Curce avance que l’argent est le nerf de la guerre.

Cette maxime est alléguée chaque jour, et des princes moins sages qu’ils ne devraient l’être s’empressent de s’y conformer. Ils se fient sur elle, et s’imaginent que les trésors suffisent pour se défendre, sans réfléchir que si la richesse donnait la victoire, Darius aurait triomphé d’Alexandre, et les Grecs des Romains ; que de nos jours Charles le Téméraire aurait battu les Suisses, et que, tout récemment encore, le pape et les Florentins réunis n’auraient pas eu de peine à vaincre Francesco Maria, neveu du pape Jules II, dans la guerre d’Urbin.

Mais tous ceux que je viens de citer furent vaincus par ceux qui regardaient une bonne armée et non l’argent comme le nerf de la guerre. Parmi les merveilles que Crésus, roi de Lydie, fit voir à Solon l’Athénien, était un trésor incalculable : ce prince lui ayant demandé ce qu’il pensait de sa puissance, Solon lui répondit que ce n’était point par cet amas d’or qu’il pouvait en juger, parce qu’on ne faisait pas la guerre avec de l’or, mais avec du fer ; qu’il pouvait survenir un ennemi qui aurait plus de fer que lui et qui lui ravirait ses trésors.

Après la mort d’Alexandre le Grand, une multitude innombrable de Gaulois se répandit dans la Grèce, et de là en Asie. Ces barbares ayant envoyé des ambassadeurs au roi de Macédoine pour traiter avec lui, ce prince, pour faire parade de sa puissance et les éblouir par la vue de ses richesses, leur montra une grande quantité d’or et d’argent : loin d’être effrayés, les Gaulois, qui, pour ainsi dire, avaient déjà confirmé la paix, se hâtèrent de la rompre ; tant s’accrut en eux le désir de lui enlever son or. C’est ainsi que ce roi fut dépouillé des trésors mêmes qu’il avait cru amasser pour sa défense.

Il y a peu d’années encore que les Vénitiens, quoique le trésor public fût comblé de richesses, perdirent toutes leurs possessions, sans que leur or servît à les défendre.

Aussi, quel que soit le cri de l’opinion générale, je soutiendrai que ce n’est pas l’argent qui est le nerf de la guerre, mais une bonne armée ; car, si l’or ne suffit pas pour trouver de bons soldats, les bons soldats ont bientôt trouvé de l’or. Si les Romains avaient voulu faire la guerre plutôt avec de l’argent qu’avec du fer, tous les trésors du monde n’auraient pu leur suffire pour réussir dans les vastes conquêtes qu’ils entreprirent, et surmonter les obstacles qu’ils y rencontrèrent. Mais, comme ils faisaient la guerre avec le fer, ils ne souffrirent jamais de la disette de l’or, parce que ceux qui les redoutaient leur apportaient leurs richesses jusqu’au milieu de leurs camps.

Si le manque d’argent obligea le roi de Sparte à tenter le hasard d’une bataille, c’est l’argent qui, dans cette circonstance, produisit un inconvénient que mille autres causes pouvaient occasionner : ainsi, lorsqu’une armée manque de vivres, et qu’elle se voit contrainte ou à mourir de faim, ou à livrer bataille, elle embrasse ordinairement ce dernier parti, comme le plus honorable, et celui où elle peut espérer encore les faveurs de la fortune. Il arrive souvent aussi qu’un général, sachant que son ennemi attend des renforts, est obligé de l’attaquer et de s’exposer aux dangers d’un combat ; ou, s’il attend que son adversaire ait augmenté ses forces, d’avoir à livrer un combat mille fois plus désavantageux. On voit encore, par l’exemple d’Asdrubal, lorsqu’il fut attaqué sur le Métaure par Claudius Néron, réuni à l’autre consul, qu’un capitaine réduit à fuir ou à combattre choisit presque toujours le combat : ce parti, quoique extrêmement douteux, lui présente cependant encore quelques chances de succès, tandis que l’autre ne lui offre qu’une perte assurée.

Il y a donc une foule de circonstances où un général est contraint, malgré sa propre conviction, d’en venir à une bataille ; et le défaut d’argent peut être de ce nombre, sans qu’on puisse en conclure qu’il soit plutôt le nerf de la guerre que cette foule d’autres causes qui entraînent les armées dans la même nécessité.

Je dois donc le redire encore : ce n’est point l’or, ce sont les bons soldats qui sont le nerf de la guerre. L’argent est nécessaire, sans doute, mais ce n’est qu’une nécessité secondaire, que les bons soldats savent toujours surmonter par leur vaillance ; parce qu’il est aussi impossible à une armée courageuse de manquer jamais d’argent, qu’il est à l’argent seul de trouver de bons soldats. L’histoire, en mille endroits, prouve la vérité de ce que j’avance. En vain Périclès avait déterminé les Athéniens à faire la guerre avec tout le Péloponèse, en les assurant que leur industrie et leur richesses devaient les rendre certains du succès : quoique en effet les Athéniens, dans le cours de cette guerre, eussent quelquefois triomphé, ils finirent cependant par succomber ; la sagesse de Sparte et le courage de ses soldats l’emportèrent sur l’industrie et les trésors d’Athènes.

Mais, sur ce point, l’opinion de Tite-Live est du plus grand poids, lorsque, examinant si Alexandre le Grand, en venant en Italie, eût vaincu les Romains, il démontre que trois choses sont essentielles à la guerre : des troupes braves et nombreuses, des généraux expérimentés, et une fortune propice. Il examine ensuite lesquels des Romains ou d’Alexandre possédaient un plus grand nombre de ces avantages, et il conclut sans dire un mot de l’argent.

Lorsque les Campaniens furent suppliés par les Sidicins de prendre les armes en leur faveur contre les Samnites, ils mesurèrent sans doute leur puissance à leurs richesses et non à la force de leurs soldats ; car, après avoir pris le parti de les secourir, ils furent contraints, pour échapper à une ruine totale, de devenir, après deux défaites, les tributaires de Rome.