Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 08

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 324-328).



CHAPITRE VIII.


Des causes pour lesquelles les peuples s’éloignent du pays natal pour inonder des contrées étrangères.


Puisque j’ai parlé précédemment de la manière dont les Romains faisaient la guerre, et de celle dont les Gaulois assaillirent les Toscans, je ne crois pas m’écarter de mon sujet en exposant qu’il y a deux espèces de guerres.

L’une est produite par l’ambition des princes et des républiques qui cherchent à propager leur empire : telles furent les guerres d’Alexandre le Grand et des Romains, et celles qui se font de puissance à puissance. Ces guerres sont désastreuses sans doute, mais elles ne vont jamais jusqu’à chasser toute une population d’un pays, parce qu’il suffit au vainqueur d’être assuré de l’obéissance des peuples ; et le plus souvent il les laisse vivre sous leurs propres lois, et toujours il leur conserve leurs propriétés et leurs richesses.

L’autre espèce de guerre est celle où un peuple entier, suivi de toutes les familles, abandonne un pays d’où le chasse la famine ou la guerre, et va chercher une nouvelle demeure et de nouvelles contrées, non pour y donner des lois, comme dans les guerres dont nous venons de parler, mais pour se rendre le maître absolu du pays, après en avoir expulsé ou égorgé les anciens habitants. Rien de plus cruel et de plus épouvantable que cette espèce de guerre à laquelle Salluste fait allusion à la fin de son Histoire de Jugurtha, quand il dit qu’après la défaite de ce prince le bruit se répandit de l’invasion des Gaulois en Italie. Il ajoute que dans toutes les guerres que les Romains firent aux autres peuples, ils n’avaient combattu que pour leur propre existence. Lorsqu’un prince ou une république attaque un État, il leur suffit de renverser seulement ceux qui commandent ; mais il faut que ces hordes exterminent les populations entières, si elles veulent vivre de ce qui faisait exister les habitants de ces malheureuses contrées.

Les Romains eurent à supporter trois de ces guerres si dangereuses, dont la première eut lieu lorsque Rome fut prise par ces mêmes Gaulois que nous avons vus enlever la Lombardie aux Toscans pour en faire leur demeure. Tite-Live assigne deux causes à cette guerre : l’une, que les Gaulois furent attirés, ainsi que nous l’avons dit, par la douceur des fruits et surtout du vin d’Italie, dont leur pays était privé à cette époque ; l’autre, que la population de la Gaule s’était tellement accrue, que les terres ne pouvant plus nourrir les habitants, les différents princes du pays jugèrent nécessaire d’aller avec une partie de ses habitants chercher de nouvelles contrées. Après avoir formé ce projet, ils choisirent, pour mettre à la tête de ceux qui devaient émigrer, Bellovèse et Sigovèse, deux de leurs rois ; et les uns, sous la conduite de Bellovèse, se précipitèrent sur l’Italie ; les autres, guidés par Sigovèse, se jetèrent sur l’Espagne. C’est dans cette invasion que Bellovèse s’empara de la Lombardie, et que les Gaulois, pour la première fois, eurent la guerre avec les Romains.

La seconde invasion eut lieu immédiatement après la première guerre punique, lorsque plus de deux cent mille Gaulois périrent entre Pise et Piombino.

La troisième, enfin, eut lieu lors de l’invasion des Cimbres et des Teutons, lorsque ces barbares, après avoir vaincu plusieurs armées romaines, furent à leur tour exterminés par Marius.

Les Romains sortirent cependant vainqueurs de ces trois guerres épouvantables ; et il ne fallait pas moins que tout leur courage pour triompher. Aussi, quand la vertu eut disparu de Rome, et que ses armées eurent perdu leur antique valeur, l’empire succomba sous l’effort de hordes semblables à celles des Goths, des Vandales et des autres barbares qui s’emparèrent de tout l’empire d’Occident.

Ces peuples, comme nous l’avons dit ci-dessus, n’abandonnaient leur patrie que chassés par la nécessité ; et la nécessité naît ou de la famine, ou de la guerre, ou des persécutions qu’on éprouve dans son propre pays, et qui contraignent à chercher de nouvelles contrées. Si ces peuples sont nombreux, ils se précipitent avec violence sur les terres étrangères, massacrent tous les habitants, s’emparent de leurs biens, établissent un empire nouveau, et changent jusqu’au nom du pays. C’est ce que fit Moïse, c’est ce que firent les barbares qui s’emparèrent de l’empire romain. En effet, tous ces noms nouveaux qu’on voit en Italie et dans d’autres États n’ont point une autre origine : ces noms ont été imposés par les nouveaux conquérants. C’est ainsi que la Lombardie s’appelait autrefois la Gaule Cisalpine ; la France, qu’on nommait jadis la Gaule Transalpine, a reçu son nouveau nom des Francs, qui s’en étaient rendus maîtres ; l’Esclavonie se nommait Illyrie ; la Hongrie, Pannonie ; et l’Angleterre, Bretagne. Une foule d’autres provinces ont également changé de noms ; il serait fastidieux de les répéter. Moïse donna également le nom de Judée à la partie de la Syrie dont il s’était emparé.

J’ai dit plus haut que quelquefois certains peuples chassés par la guerre de leur propre pays sont contraints d’aller chercher d’autres contrées : je citerai en exemple les Maurusiens, ancien peuple de la Syrie, qui, sur le bruit répandu de l’invasion des Hébreux, se jugeant trop faibles pour résister, pensèrent que le meilleur moyen de salut qui leur restât était d’abandonner leur patrie plutôt que de se perdre en voulant la sauver. Toute la population se transporta donc en Afrique, où elle fixa sa demeure, après en avoir chassé les habitants qui s’y trouvèrent. Ainsi elle parvint à s’emparer d’un pays qui ne lui appartenait pas, elle qui n’avait pas su conserver le sien. Procope, qui a écrit la guerre de Bélisaire contre les Vandales qui occupaient l’Afrique, dit avoir lu l’inscription suivante gravée sur des colonnes érigées en ces lieux : Nos Maurusii, qui fugimus a facie Jesu latronis filii Navœ  ; ce qui indique clairement la cause de leur fuite de la Syrie.

Rien de plus formidable que des peuples contraints de s’expatrier par une dure nécessité ; et si on ne leur oppose des armées courageuses et disciplinées, on ne pourra soutenir leurs efforts.

Mais quand les peuples forcés d’abandonner leur patrie sont peu nombreux, ils sont bien moins à redouter que ceux dont nous venons de parler ; ils ne peuvent employer une égale violence : c’est à la persuasion qu’ils doivent avoir recours pour obtenir quelque coin de terre ; et lorsqu’ils l’ont obtenu, il faut qu’ils s’y maintiennent à force d’amis et d’alliés. C’est ainsi que se conduisirent Énée, Didon, les Marseillais, et plusieurs autres peuples, qui tous ne purent se maintenir dans les pays où ils étaient venus chercher un asile qu’en obtenant le consentement de leurs voisins.

La plus grande partie de ces nombreuses hordes se sont élancées des vastes contrées de la Scythie, lieux glacés et stériles, dont les innombrables habitants, ne pouvant trouver autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier et ont mille raisons qui les chassent, et pas une qui les retienne. Si, depuis cinq cents ans, on n’a plus vu ces essaims de barbares se répandre sur toute l’Europe comme un torrent dévastateur, cela provient de plusieurs raisons : la première est le grand vide que dut occasionner dans ces contrées la chute de l’Empire, sur lequel s’étaient précipitées plus de trente nations ; la seconde est que l’Allemagne et la Hongrie, d’où sortaient également ces barbares, offrent aujourd’hui un pays tellement amélioré, que leurs habitants peuvent y vivre sans peine et ne sont plus obligés de changer de patrie. D’un autre côté, ces nations, douées de toutes les vertus guerrières, étant comme un boulevard opposé aux entreprises des Scythes, qui bordent leurs frontières, ces barbares ne s’imaginent plus pouvoir les vaincre et s’ouvrir un passage à travers leurs États. Plusieurs fois les Tartares ont tenté de nouvelles invasions ; mais ils ont toujours été repoussés par les Hongrois et les Polonais ; et c’est avec raison que ces peuples se glorifient de ce que, sans la force de leurs armes, l’Italie et l’Église auraient senti le poids de ces hordes de Tartares. Mais je crois en avoir dit assez sur ces peuples.