Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 06

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 320-323).



CHAPITRE VI.


Comment les Romains se comportaient dans la conduite de la guerre.


J’ai déjà fait voir quelle conduite suivaient les Romains pour s’agrandir ; je vais dire maintenant de quelle manière ils s’y prenaient pour faire la guerre ; et chacune de leurs actions prouvera avec quelle sagesse ils surent, pour aplanir les chemins qui devaient les conduire à la grandeur suprême, s’écarter de la marche suivie universellement par les autres nations.

Le but de celui qui fait la guerre par choix ou par ambition est d’acquérir et de conserver ses conquêtes, et de se conduire de manière à ce qu’elles l’enrichissent, en n’épuisant ni le pays conquis, ni sa propre patrie. Il est donc indispensable, et durant la conquête et durant la possession, de ne point dépenser inutilement, mais de tout faire tourner au profit du bien commun. Quiconque veut parvenir à ce but doit imiter la conduite du peuple romain et suivre les mêmes principes, qui consistaient à faire une guerre, comme disent les Français, courte et bonne. Ils entraient donc en campagne avec de nombreuses armées ; aussi terminèrent-ils en peu de temps toutes les guerres qu’ils eurent à soutenir contre les Latins, les Samnites et les Toscans. Si l’on fait attention à toutes celles qu’ils firent depuis la fondation de Rome jusqu’à la prise de Véïes, on verra qu’elles furent toutes achevées en six, en dix ou en vingt jours ; car, suivant l’usage qu’ils avaient adopté, dès que la paix était rompue, ils s’avançaient sans délai à la rencontre de l’ennemi et lui livraient immédiatement la bataille. S’ils triomphaient, l’ennemi, pour préserver son territoire des ravages de la guerre, demandait à faire la paix ; et les conditions qu’imposaient ordinairement les Romains étaient une cession de terrain, que l’on convertissait en domaines particuliers, ou que l’on consignait à des colonies, qui, placées sur les frontières des États vaincus, servaient de rempart à celles des Romains, au grand avantage des colons qui possédaient ces terres, et à celui même du peuple de Rome, qui y trouvait une défense qui ne lui coûtait rien.

Nul moyen ne pouvait être plus sûr, plus puissant, ni plus utile. Tant que l’ennemi n’était point en campagne, cette simple défense suffisait ; s’il levait une nombreuse armée pour attaquer cette colonie, les Romains mettaient sur pied une armée non moins forte ; ils lui livraient bataille, et, une fois victorieux, ils lui imposaient de plus rudes conditions, et rentraient soudain dans leurs foyers. C’est ainsi que par degrés ils étendaient leur influence sur leurs ennemis, et augmentaient leurs propres forces.

Ils suivirent cette marche jusqu’à ce qu’ils eurent changé leur système militaire, changement qui eut lieu après la prise de Véïes. C’est alors que, pour pouvoir prolonger la guerre, ils ordonnèrent qu’on accordât une paye au soldat, qui jusqu’à cette époque n’avait pas été payé, la courte durée des guerres n’en ayant pas fait sentir la nécessité. Mais, quoique les Romains accordassent une paye à leurs troupes ; que par ce moyen ils pussent faire des guerres plus longues, et que la nécessité d’en entreprendre de lointaines exigeât qu’ils restassent plus longtemps en campagne, néanmoins ils ne varièrent jamais dans leur système de les terminer aussi promptement que le permettaient et les lieux et les temps, et n’abandonnèrent jamais non plus l’usage d’envoyer des colonies dans les provinces conquises. Outre cette méthode qu’ils avaient adoptée, il faut encore attribuer la brièveté de leurs guerres à l’ambition des consuls, qui, ne conservant leur autorité qu’une année, dont ils devaient même passer la moitié dans Rome, voulaient, en terminant la guerre, mériter les honneurs du triomphe. L’usage d’envoyer des colonies se maintint par l’utilité et les avantages considérables qu’on en retirait.

Quant à la distribution du butin, ils y firent bien quelques changements, et n’en furent plus aussi prodigues que dans le commencement, et parce que cela ne leur paraissait plus si nécessaire depuis que les soldats recevaient une paye, et parce que les dépouilles des vaincus étant plus considérables, ils préféraient enrichir le trésor public, afin de ne plus être obligés de consacrer les tributs de la république aux dépenses de leurs entreprises. En peu de temps cette mesure combla l’État de richesses.

Ainsi, par les deux méthodes suivies pour la distribution des dépouilles des peuples vaincus et pour l’envoi des colonies sur le territoire ennemi, les Romains trouvèrent dans la guerre une source de richesse, tandis qu’une foule de princes et de républiques imprudentes n’y rencontrent que la pauvreté. Cela en vint au point qu’un consul ne croyait point véritablement triompher s’il n’enrichissait le trésor d’immenses sommes d’or et d’argent, et de toutes sortes de dépouilles des nations vaincues.

C'est par cette conduite, c’est en précipitant l’issue de la campagne, en épuisant à la longue l’ennemi par des guerres renouvelées sans cesse, en détruisant ses armées, en ravageant son territoire, et en lui arrachant des traités avantageux, que les Romains virent de jour en jour s’accroître et leurs richesses et leur puissance.