Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 01

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 297-302).



CHAPITRE PREMIER.


Quelle fut la cause la plus puissante de la grandeur des Romains, ou le courage ou la fortune.


Un grand nombre d’historiens, parmi lesquels on compte Plutarque, écrivain du plus grand poids, ont pensé que le peuple romain devait sa grandeur à la fortune plutôt qu’à la vertu. Parmi les raisons que Plutarque en donne, il s’appuie de l’aveu même de ce peuple, qui regardait comme la source de toutes ses victoires la Fortune, déesse à laquelle il avait élevé un plus grand nombre de temples qu’à toutes les autres divinités. Tite-Live paraît avoir partagé cette opinion ; car il est rare, lorsqu’il met dans la bouche d’un Romain le récit d’une action éclatante, qu’il ne lui en fasse pas attribuer quelque part à la fortune.

Non-seulement je ne veux sur aucun point me rendre à cette opinion, mais je ne crois pas qu’on puisse la soutenir. S’il n’a jamais existé une république qui ait fait les mêmes progrès que Rome, c’est que jamais république n’a reçu comme elle des institutions propres à lui faire faire des conquêtes. C’est au courage de ses armées qu’elle dut l’empire ; mais c’est à sa sagesse, à sa conduite, et au caractère particulier que sut lui imprimer son premier législateur, qu’elle dut la conservation de ses conquêtes, ainsi que nous le ferons amplement voir dans plusieurs des chapitres suivants.

Les uns regardent comme un effet du bonheur et non de la sagesse du peuple romain, de n’avoir jamais eu à soutenir en même temps deux guerres dangereuses ; car il n’eut la guerre avec les Latins que lorsque ces derniers eurent tellement battu les Samnites, que Rome crut devoir prendre leur défense. Il ne combattit les Toscans qu’après avoir d’abord subjugué les Latins, et affaibli par de fréquentes défaites la puissance des Samnites. Si deux de ces peuples s’étaient réunis lorsque leurs forces étaient intactes, on peut conjecturer sans peine que la ruine de la république romaine eût été la suite inévitable de cette alliance.

Mais, de quelque manière que cela soit arrivé, les Romains n’eurent jamais à porter en même temps le fardeau de deux guerres dangereuses ; et il semble que toujours la naissance de l’une fût l’extinction de l’autre, ou que l’extinction de la dernière donnât naissance à une nouvelle. Les guerres successives qu’ils eurent à soutenir sont la preuve de ce que j’avance ; et, sans parler de celles qui précédèrent la prise de Rome par les Gaulois, on voit que, tandis qu’ils combattirent contre les Éques et les Volsques, et que ces deux nations furent puissantes, aucun autre peuple ne s’éleva contre eux. Ces ennemis domptés, la guerre s’alluma contre les Samnites ; et, quoique avant qu’elle fût terminée, les peuples du Latium se fussent soulevés contre les Romains, néanmoins, comme les Samnites étaient alliés de Rome lorsque cette révolte éclata, leur armée aida les Romains à dompter l’insolence des Latins. Ces peuples subjugués à leur tour, les hostilités se réveillèrent dans le Samnium. Les armées samnites ayant été défaites dans plusieurs batailles, la guerre avec les Toscans prit naissance : elle venait de s’éteindre quand l’arrivée de Pyrrhus en Italie vint donner une force nouvelle aux Samnites. Ce prince ayant été repoussé et contraint de retourner dans la Grèce, on vit briller les premières étincelles de la guerre avec les Carthaginois : elle était à peine terminée lorsque tous les Gaulois établis au delà et en deçà des Alpes se liguèrent contre Rome, et furent exterminés après un carnage affreux, entre Populonie et Pise, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la tour de San-Vincenti. A la fin de cette guerre, toutes celles que les Romains soutinrent eurent pendant vingt ans offrent peu d’importance, parce qu’ils n’eurent à combattre que les Liguriens et les débris des Gaulois qui se trouvaient en Lombardie. Ils restèrent dans cet état jusqu’au moment où éclata la seconde guerre punique, dont pendant seize ans l’Italie fut le théâtre. Cette guerre, terminée avec tant de gloire, donna naissance à celle de la Macédoine, qui ne finit que pour voir s’allumer celle d’Antiochus et de l’Asie. Rome ayant remporté la victoire, il ne resta dans tout l’univers ni prince ni république, qui, seuls ou réunis, pussent s’opposer aux forces des Romains.

Mais, avant ces derniers triomphes, si l’on examine la marche des événements militaires et la manière dont ils furent conduits, on y verra un rare mélange de bonheur, de courage et de sagesse : aussi, celui qui voudrait approfondir les causes d’une telle fortune, les découvrirait facilement. C’est une chose certaine que lorsqu’un prince ou un peuple s’est acquis une telle réputation, que tous ses voisins le redoutent et tremblent de l’attaquer, on peut être assuré que jamais aucun d’eux ne lui fera la guerre que par nécessité. Ainsi, le plus puissant sera libre toujours de déclarer la guerre à celui de ses voisins qu’il lui plaira d’attaquer, et d’employer son art à calmer la terreur des autres, qui, retenus en partie par sa puissance, et en partie séduits par les moyens dont il aura cherché à endormir leur prudence, se laisseront facilement apaiser ; et les autres princes qui, placés plus loin de ses États, n’ont aucun rapport avec lui, regarderont le danger comme trop éloigné d’eux pour se croire dans le cas de le redouter.

Leur aveuglement ne cesse que lorsque l’incendie les atteint : alors ils n’ont pour l’éteindre que leurs propres ressources, et elles deviennent insuffisantes lorsque leur ennemi est devenu tout-puissant.

Je ne parlerai pas de l’indifférence avec laquelle les Samnites regardèrent les Romains triompher des Volsques et des Éques ; et, pour ne pas perdre le temps en discours superflus, je me bornerai aux Carthaginois. Ce peuple était déjà puissant et jouissait d’une juste célébrité lorsque les Romains disputaient encore l’empire avec les Samnites et les Toscans : il possédait déjà toute l’Afrique ; il était maître de la Sardaigne et de la Sicile, et dominait sur une partie de l’Espagne ; sa puissance, son éloignement des frontières des Romains, écartaient de lui la pensée que jamais ces peuples pussent l’attaquer, et il ne songea à secourir ni les Samnites, ni les Toscans : bien au contraire, il se conduisit avec les Romains comme il est ordinaire de le faire avec tout ce qui s’élève ; il entra dans leur alliance et rechercha leur amitié. Il ne s’aperçut de sa faute que lorsque Rome, ayant subjugué tous les peuples qui se trouvaient placés entre elle et Carthage, commença à disputer la possession de la Sicile et de l’Espagne.

La même erreur aveugla les Gaulois, Philippe de Macédoine et le roi Antiochus : chacun d’eux s’imagina que, tandis que le peuple romain combattait contre ses voisins, la victoire pourrait l’abandonner, et qu’on serait toujours à temps d’échapper à sa puissance ou par la paix ou par la guerre ; de sorte que, dans ma conviction, le bonheur qu’ont eu les Romains dans ces circonstances serait le partage de tout prince qui se conduirait comme eux et saurait déployer le même courage.

Ce serait ici le lieu de montrer la conduite que tenaient les Romains lorsqu’ils pénétraient dans un pays ennemi, si je n’en avais parlé longuement dans mon Traité du prince, où j’ai approfondi cette matière. Je dirai seulement en peu de mots qu’ils cherchèrent toujours à avoir dans leurs nouvelles conquêtes quelque ami qui fût comme un degré ou une porte pour y parvenir ou y pénétrer, ou qui leur donnât le moyen de s’y maintenir. C’est ainsi qu’ils se servirent des habitants de Capoue pour entrer dans le Samnium ; des Camertins, dans la Toscane ; des Mamertins, dans la Sicile ; des Sagontins, dans l’Espagne ; de Massinissa, dans l’Afrique ; des Étoliens, dans la Grèce ; d’Eumène et de quelques autres princes, dans l’Asie ; des Marseillais et des Éduens, dans la Gaule. Ils ne manquèrent jamais d’appuis de cette espèce pour faciliter leurs entreprises, faire de nouvelles conquêtes, et consolider leur puissance. Les peuples qui observeront une conduite semblable auront moins besoin des faveurs de la fortune que ceux qui s’en écarteront.

Pour qu’on puisse mieux connaître combien le courage fut plus puissant dans Rome que la fortune pour conquérir un empire, je développerai dans le chapitre suivant les qualités que possédaient les peuples avec lesquels cette république eut à combattre, et quelle opiniâtreté ils mirent à défendre contre elle leur liberté.