Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 58

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 281-287).



CHAPITRE LVIII.


La multitude est plus sage et plus constante qu’un prince.


Tite-Live et tous les autres historiens affirment qu’il n’y a rien de plus inconstant et de plus léger que la multitude. Souvent dans le récit qu’ils font des actions des hommes, on voit la multitude, après avoir condamné quelqu’un à mort, le pleurer bientôt, et l’appeler de tous ses regrets. C’est ainsi que Rome se conduisit envers Manlius Capitolinus, qu’elle regretta amèrement après lui avoir arraché la vie. Voici quelles sont à ce sujet les paroles de l’historien : Populum brevi, posteaquam ab eo periculum nullum erat. desiderium ejus tenuit. Et dans un autre endroit, lorsqu’il raconte les événements qui suivirent à Syracuse la mort d’Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, il dit : Hœc natura multitudinis est, aut humiliter servit, aut superbe dominatur.

Je ne sais si ce n’est point entreprendre une tâche pénible et tellement remplie de difficultés, que je sois obligé ou de l’abandonner honteusement, ou de la poursuivre au risque de succomber sous le fardeau, que de m’efforcer de défendre une cause qui, ainsi que je viens de le dire, a été attaquée par tous les historiens. Mais, quoi qu’il en soit, je ne regarderai jamais comme un tort de s’appuyer de la raison pour combattre une opinion, lorsqu’on n’y veut employer ni l’autorité ni la force.

Je dirai donc que le défaut dont les historiens accusent la multitude peut être imputé aux hommes en général, et aux princes en particulier : en effet, tous ceux que ne retient pas l’autorité des lois se livreraient aux mêmes erreurs que la multitude sans frein. On peut facilement s’en convaincre : il y a eu et il existe encore beaucoup de princes, mais on en compte parmi eux bien peu de bons ou de sages. Je parle ici des princes qui pouvaient briser tous les freins qui auraient été capables de les retenir. Je n’y comprends pas les rois que vit naître l’Égypte, lorsque ce royaume si ancien se gouvernait sous l’empire des lois ; ni ceux que Sparte a produits ; ni ceux qui de notre temps ont vu la lumière en France, dans ce royaume où les lois ont plus de puissance que dans aucun des empires qui existent de nos jours.

Les rois qui naissent sous de semblables institutions ne sauraient être comptés parmi ceux dont on puisse examiner le caractère naturel pour le comparer à celui de la multitude, parce qu’on ne saurait leur opposer qu’une multitude également soumise aux lois, dont les bonnes qualités seront aussi grandes que les leurs et qui ne montrera ni orgueil dans le pouvoir, ni bassesse dans la servitude. C’est ainsi que parut le peuple romain tant que la république eut des mœurs pures ; jamais il n’obéit d’une manière vile et lâche, et ne commanda avec orgueil ; mais, dans ses rapports avec les différents ordres et avec ses magistrats, il sut garder honorablement le rang qu’il tenait dans l’État. Fallait-il se soulever contre un factieux puissant ; il ne balançait pas. Manlius, les décemvirs, tous ceux qui tentèrent d’opprimer la république, en offrent une preuve. Fallait-il obéir, pour le salut commun, au dictateur ou aux consuls ; les magistrats étaient assurés de son obéissance.

Il ne faut pas s’étonner si le peuple romain regretta la mort de Manlius Capitolinus. C’était ses grandes qualités dont il déplorait la perte, ces qualités si éclatantes, et dont le souvenir excitait les regrets universels. Elles auraient eu le même empire sur un prince ; car tous les historiens s’accordent à penser qu’on admire et qu’on loue la vertu jusque dans ses ennemis mêmes. Si Manlius, au milieu de tant de regrets, avait revu le jour, le peuple romain aurait encore rendu contre lui le même jugement ; il l’eût, comme alors, arraché de sa prison et livré au supplice. On a vu néanmoins des princes réputés sages se souiller du sang de ceux qu’ils aimaient, et se livrer ensuite aux plus amers regrets : comme Alexandre, après la mort de Clytus et de quelques autres de ses amis ; comme Hérode, après celle de Mariamne.

Mais ce que dit notre historien du caractère de la multitude ne concerne pas celle que gouvernent les lois, comme on le voit des Romains, mais celle qui s’abandonne sans frein à tous ses mouvements, comme le peuple de Syracuse, et qui se précipite dans tous les excès où se plongent des hommes effrénés et furieux, tels qu’Alexandre et Hérode dans les circonstances dont j’ai parlé.

Ainsi l’on ne doit pas accuser le caractère de la multitude plus que celui des princes : tous sont sujets aux mêmes erreurs quand rien ne les empêche de se livrer à leurs passions. Et combien ne pourrais-je pas encore citer d’exemples à l’appui de tous ceux que j’ai déjà rapportés ! Combien d’empereurs romains, de tyrans et de rois ont déployé plus d’inconstance et de légèreté dans le cours de leur vie, que n’en offre le peuple le plus frivole !

Ainsi, je conclus contre cette opinion générale, qui veut que les peuples, lorsqu’ils sont les maîtres, soient toujours légers, inconstants et ingrats, en soutenant que ces défauts ne leur sont pas plus naturels qu’aux princes. Accuser à la fois et le peuple et les princes, c’est avancer une vérité ; mais on se trompe si l’on excepte les princes. Un peuple qui commande, sous l’empire d’une bonne constitution, sera aussi stable, aussi prudent, aussi reconnaissant qu’un prince ; que dis-je ? il le sera plus encore que le prince le plus estimé pour sa sagesse. D’un autre côté, un prince qui a su se délivrer du joug des lois sera plus ingrat, plus mobile, plus imprudent que le peuple. La différence qu’on peut remarquer dans leur conduite ne provient pas du caractère, qui est semblable dans tous les hommes, et qui sera même meilleur dans le peuple ; mais de ce que le respect pour les lois sous lesquelles ils vivent réciproquement est plus ou moins profond. Si l’on étudie le peuple romain, on le verra pendant quatre cents ans ennemi de la royauté, mais passionné pour la gloire et la prospérité de sa patrie ; et l’on trouvera dans toute sa conduite une foule d’exemples qui viennent à l’appui de ce que j’avance.

On m’objectera peut-être l’ingratitude dont il usa envers Scipion ; mais je ne ferai que répéter ce que j’ai déjà exposé au long sur ce sujet dans un des précédents chapitres, où j’ai prouvé que les peuples sont moins ingrats que les princes. Quant à la sagacité et à la constance, je soutiens qu’un peuple est plus prudent, moins volage et d’un sens plus droit qu’un prince. Et ce n’est pas sans raison que l’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit, en effet, l’opinion universelle produire des effets si merveilleux dans ses prédictions, qu’il semble qu’une puissance occulte lui fasse prévoir et les biens et les maux. Quant au jugement que porte le peuple sur les affaires, il est rare, lorsqu’il entend deux orateurs qui soutiennent des opinions opposées, mais dont le talent est égal, qu’il n’embrasse pas soudain la meilleure, et ne prouve point ainsi qu’il est capable de discerner la vérité qu’il entend. Si, comme je l’ai dit, il se laisse quelquefois séduire par les résolutions qui montrent de la hardiesse, ou qui présentent une apparence d’utilité, combien plus souvent encore un prince n’est-il pas entraîné par ses propres passions, qui sont bien plus nombreuses et plus irrésistibles que celles du peuple ! Dans l’élection de ses magistrats, on voit encore ce dernier faire de bien meilleurs choix qu’un prince ; et jamais on ne persuadera au peuple d’élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l’infamie de ses mœurs, tandis qu’il y a mille moyens de le persuader à un prince. Lorsqu’un peuple a pris quelque institution en horreur, on le voit persister des siècles dans sa haine : cette constance est inconnue chez les princes ; et sur ces deux points le peuple romain me servira encore d’exemple.

Pendant cette longue suite de siècles qui furent témoins de tant d’élections de consuls et de tribuns, on n’en connaît pas quatre dont Rome ait eu lieu de se repentir. Et, comme je l’ai dit, sa haine pour le nom de roi était tellement invétérée, que quelque éclatants que fussent les services d’un citoyen, dès qu’il tenta d’usurper ce nom, il ne put échapper aux supplices.

D’ailleurs, les États gouvernés populairement font en bien moins de temps des conquêtes plus rapides et bien plus étendues que ceux où règne un prince : comme on le voit par l’exemple de Rome après l’expulsion des rois et par celui d’Athènes dès qu’elle eut brisé le joug de Pisistrate. Cela ne provient-il pas de ce que le gouvernement des peuples est meilleur que celui des rois ? Et qu’on ne m’oppose point ici ce que dit notre historien dans le texte que j’ai déjà cité, et dans une foule d’autres passages ; mais qu’on parcoure tous les excès commis par les peuples, et ceux où les princes se sont plongés, toutes les actions glorieuses exécutées par les peuples, et celles qui sont dues à des princes, et l’on verra combien la vertu et la gloire des peuples l’emportent sur celles des princes. Si les derniers se montrent supérieurs aux peuples pour former un code de lois, créer les règles de la vie civile, établir des institutions ou des ordonnances nouvelles, les peuples à leur tour sont tellement supérieurs dans leur constance à maintenir les constitutions qui leur sont données, qu’ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs.

Enfin, et pour épuiser ce sujet, je dirai que si des monarchies ont duré pendant une longue suite de siècles, des républiques n’ont pas existé moins longtemps, mais que toutes ont eu besoin d’être gouvernées par les lois ; car un prince qui peut se livrer à tous ses caprices est ordinairement un insensé ; et un peuple qui peut tout ce qu’il veut se livre trop souvent à d’imprudentes erreurs. Si donc il s’agit d’un prince soumis aux lois et d’un peuple qu’elles enchaînent, le peuple fera briller des vertus supérieures à toutes celles des princes ; si, dans ce parallèle, on les considère comme affranchis également de toute contrainte, on verra que les erreurs du peuple sont moins nombreuses que celles des princes ; qu’elles sont moins grandes, et qu’il est plus facile d’y remédier. Les discours d’un homme sage peuvent ramener facilement dans la bonne voie un peuple égaré et livré à tous les désordres ; tandis qu’aucune voix n’ose s’élever pour éclairer un méchant prince ; il n’existe qu’un seul remède, le fer. Quel est celui de ces deux gouvernements qu’un mal plus grand dévore ? La gravité du remêde l’indique. Pour guérir le mal du peuple, il suffit de quelques paroles ; il faut employer le fer pour extirper celui des princes. Il est donc facile de juger que là sont les plus grands maux où les plus grands remèdes sont nécessaires.

Quand un peuple est livré à toutes les fureurs des commotions populaires, ce ne sont pas ses emportements qu’on redoute ; on n’a pas peur du mal présent, mais on craint ses résultats pour l’avenir ; on tremble de voir un tyran s’élever du sein des désordres. Sous les mauvais princes, c’est le contraire que l’on redoute ; c’est le mal présent qui fait trembler ; l’espoir est tout dans l’avenir ; les hommes espèrent que de ses excès pourra naître la liberté. Ainsi, la différence de l’un à l’autre est marquée par celle de la crainte et de l’espérance.

La cruauté de la multitude s’exerce sur ceux qu’elle soupçonne de vouloir usurper le bien de tous ; celle du prince poursuit tous ceux qu’il regarde comme ennemis de son bien particulier. Mais l’opinion défavorable que l’on a du peuple ne prend sa source que dans la liberté avec laquelle on en dit du mal sans crainte, même lorsque c’est lui qui gouverne ; au lieu qu’on ne peut parler des princes sans mille dangers et sans s’environner de mille précautions.

Je ne crois donc pas inutile, puisque mon sujet m’y conduit, d’examiner dans le chapitre suivant quelles sont les alliances sur lesquelles on peut le plus s’appuyer, ou celles que l’on fait avec une république, ou celles que l’on contracte avec un prince.