Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 40

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 239-245).


CHAPITRE XL.


De la création du décemvirat à Rome ; de ce que cette institution a de remarquable, et comment, entre une infinité d’autres considérations, le même événement peut sauver ou renverser un État.


Dans le dessein où je suis de m’étendre particulièrement sur les événements que produisit dans Rome l’établissement du décemvirat, je ne crois pas superflu de rapporter d’abord tout ce qui résulta de cette institution, et j’examinerai ensuite parmi tous ces résultats ceux qui me paraissent les plus dignes d’être remarqués ; ils sont en grand nombre, et méritent une attention particulière de la part de ceux qui veulent maintenir une république dans sa liberté, et de ceux qui formeraient le projet de l’asservir ; car la suite de mon discours mettra dans tout leur jour les nombreuses erreurs que le sénat et le peuple commirent au préjudice de la liberté, et les fautes non moins nombreuses par lesquelles Appius, chef des décemvirs, nuisit à la tyrannie qu’il croyait déjà pouvoir établir dans Rome.

Après des contestations infinies et des débats sans terme entre le peuple et la noblesse, pour établir dans Rome des lois capables de maintenir la liberté dans l’État, les deux partis convinrent d’un commun accord d’envoyer Spurius Posthumius, avec deux autres citoyens, à Athènes, afin d’y prendre pour modèle les lois de Solon, et de les faire servir de base à celles qu’il conviendrait de donner à la république romaine. Ces députés se rendirent à Athènes, et à leur retour on procéda à la nomination de ceux qui seraient chargés d’examiner et de rédiger ces lois ; on choisit dix citoyens qui devaient rester en fonction pendant un an. Parmi eux se trouvait Appius Claudius, homme éclairé, mais turbulent. Afin qu’ils pussent procéder sans obstacle à la rédaction de ces nouvelles lois, on supprima dans Rome tous les autres magistrats, particulièrement les tribuns et les consuls ; on abolit l’appel au peuple, en sorte que cette nouvelle magistrature vint à être maîtresse souveraine dans Rome.

Appius, comblé en toute occasion des faveurs du peuple, réunit bientôt dans ses seules mains l’autorité de ses collègues. Il affectait les manières les plus populaires, et chacun s’étonnait qu’il eût changé sitôt de nature et de caractère, après avoir passé jusqu’alors pour le persécuteur le plus impitoyable du peuple. Les décemvirs montrèrent d’abord une grande modération : ils n’avaient que douze licteurs qui précédaient ordinairement celui qu’ils choisissaient pour les présider. Quoiqu’ils fussent investis d’une autorité absolue, ayant eu à condamner un citoyen romain pour assassinat, ils le citèrent par-devant le peuple, auquel ils abandonnèrent le soin de le juger.

Ils écrivirent leurs lois sur dix tables, et ils commencèrent par les exposer en public, afin que le peuple pût les lire et les discuter, et que si l’on y remarquait quelque chose de défectueux, ils pussent les corriger avant de les promulguer. Sur cela, Appius fit circuler dans Rome le bruit que si à ces dix tables on en ajoutait deux nouvelles, on leur donnerait toute perfection ; cette opinion, accréditée dans la ville, servit de prétexte au peuple pour prolonger le décemvirat d’une année, et il s’y porta d’autant plus volontiers, qu’il espérait ne plus voir le rétablissement des consuls, pouvoir se passer de l’appui des tribuns, et, comme nous venons de le dire, rester juge des affaires.

Lorsqu’on eut pris la résolution de renommer les décemvirs, toute la noblesse s’empressa pour obtenir cette magistrature. Appius se mit le premier sur les rangs ; il affectait dans ses démarches une telle popularité, qu’il commença à devenir suspect à ses collègues : Credebant enim haud gratuitam in tanta superbia comitatem fore. Mais incertains de pouvoir lui résister ouvertement, ils résolurent d’employer l’artifice, et quoiqu’il fût le plus jeune de tous, ils lui donnèrent le pouvoir de proposer au peuple les décemvirs futurs. Ils croyaient que se conformant à la conduite des autres, il ne se proposerait point lui-même ; démarche inusitée jusqu’à cette époque dans Rome, et qu’on y regardait comme une ignominie : Ille vero impedimentum pro occasione arripuit. Il se nomma le premier, au grand mécontentement de toute la noblesse, étonnée de son audace, et désigna ensuite ceux qu’il voulut pour collègues.

Cette nouvelle nomination, faite pour une autre année encore, commença à dessiller les yeux de la noblesse et du peuple ; car aussitôt Appius (finem fecit ferendæ alienæ personæ) ne cacha plus son orgueil, et inspira bientôt aux autres décemvirs les sentiments qui l’animaient. Pour exciter plus d’épouvante parmi le peuple et le sénat, au lieu de douze licteurs, ils en prirent cent vingt. Les craintes furent générales pendant quelques jours. Ils commencèrent bientôt à tenir le sénat en alarmes et à opprimer le peuple ; et si un citoyen maltraité par l’un d’entre eux en appelait aux autres, il encourait dans son appel une sentence plus rigoureuse encore que dans le premier jugement. Le peuple alors, reconnaissant sa faute, commença, dans son désespoir, à tourner ses regards vers les nobles : et inde libertatis captare auram, unde servitutem timendo, in eum statum rempublicam adduxerant. La noblesse jouissait de sa douleur, ut ipsi, tædio præsentium, consules desiderarent.

L’année venait de finir ; les deux nouvelles tables des lois étaient terminées, mais non publiées. Les décemvirs saisirent ce prétexte pour se maintenir dans leur charge ; ils retinrent le gouvernement par la violence, et se firent des satellites de la jeune noblesse, en lui donnant les biens de ceux qu’ils avaient condamnés : Quibus donis juventus corrumpebatur, et malebat licentiam suam, quam omnium libertatem.

Dans ces entrefaites, les Sabins et les Volsques déclarérent la guerre aux Romains. Les craintes que cette guerre fit naître montrèrent aux décemvirs toute la faiblesse de leur autorité ; ils ne pouvaient soutenir la lutte sans le sénat, et réunir le sénat leur semblait la ruine de leur puissance. Cependant, pressés par la nécessité, ils embrassèrent ce dernier parti. Lorsque les sénateurs furent rassemblés, un grand nombre d’entre eux s’élevèrent contre la tyrannie des décemvirs, particulièrement Valérius et Horatius.

Le décemvirat touchait à sa fin ; mais le sénat, toujours jaloux du peuple, ne voulut pas user de toute son influence ; il espérait que si les décemvirs déposaient volontairement leur magistrature, il serait possible de ne point rétablir les tribuns du peuple. La guerre fut donc résolue, et on mit en campagne deux armées commandées par une partie des décemvirs. Appius demeura dans Rome, chargé de la gouverner. C’est alors qu’il s’éprit de Virginie, et que, voulant l’arracher par force à sa famille, il réduisit son père Virginius à la poignarder lui-même pour la délivrer de ses mains. De là les tumultes qui s’élevèrent dans Rome et dans les deux armées, qui, se réunissant au reste de la multitude, se retirèrent sur le Mont sacré, où elles restèrent jusqu’à ce que les décemvirs eussent déposé leur charge, qu’on eût rétabli les tribuns et les consuls, et que la république eût recouvré les anciennes institutions protectrices de sa liberté.

On peut conclure de ce passage que le malheur de voir naître dans Rome une semblable tyrannie eut pour origine les mêmes causes qui produisent presque toutes les autres tyrannies dans un gouvernement, c’est-à-dire le désir trop ardent du peuple d’être libre, et celui non moins vif de la noblesse de dominer. Lorsque les deux partis ne s’accordent point pour établir une loi en faveur de la liberté, mais que l’un d’entre eux se laisse emporter à favoriser un citoyen, la tyrannie élève soudain sa tête hideuse. Le peuple et le sénat s’entendirent pour instituer les décemvirs ; mais ils ne les revêtirent de tant d’autorité que parce que chaque parti avait l’espoir, l’un d’éteindre le nom de consul, l’autre le nom de tribun. Aussitôt qu’ils furent établis, le peuple, qui crut voir dans Appius le soutien de ses droits et le fléau de la noblesse, répandit sur lui toutes ses faveurs. Lorsqu’un peuple en est venu à se tromper au point de mettre en crédit un citoyen pour qu’il puisse abattre les objets de sa haine, si ce favori du peuple est habile, il ne peut manquer de devenir le tyran de l’État. Il se servira d’abord du peuple pour détruire la noblesse, ensuite ; mais seulement après l’avoir détruite, il entreprendra d’opprimer le peuple à son tour ; et le peuple alors se trouvera esclave, sans savoir à qui recourir.

Telle est la marche qu’ont suivie tous les tyrans pour enchaîner une république. Si Appius avait su s’y conformer, sa tyrannie aurait jeté de plus profondes racines, et elle n’eût point été si promptement renversée ; mais sa conduite fut toute différente, et l’on ne pouvait agir avec plus d’imprudence. Pour retenir la tyrannie, il se fit l’ennemi de tous ceux qui la lui avaient mise entre les mains, et qui pouvaient la lui conserver, et l’ami de ceux qui n’avaient concouru en aucune manière à la lui donner, et qui n’auraient jamais pu le maintenir. Il perdit ainsi l’amitié de ceux qui d’abord avaient été ses amis, et chercha à gagner l’affection de ceux qui ne pouvaient pas l’être. Et, en effet, quoique les nobles aiment à tyranniser, ceux d’entre eux qui ne participent pas à la tyrannie sont toujours ennemis du tyran, qui ne peut jamais les gagner entièrement, tant sont vastes leur ambition et leur insatiable avarice ; car de quelques richesses, de quelques honneurs que puisse disposer un tyran, jamais il ne peut satisfaire au désir de tous. C’est ainsi qu’Appius, abandonnant le peuple pour se rapprocher de la noblesse, commit une erreur manifeste : pour retenir l’autorité par la force, il faut être plus fort que celui contre lequel on la dispute. Aussi les tyrans que favorise la multitude, et qui n’ont d’ennemis que la noblesse, jouissent d’une bien plus grande sécurité, parce que leur violence est soutenue par de plus grandes forces que ceux qui n’ont d’appui contre l’inimitié du peuple que l’amitié de la noblesse. Favorisés par le peuple, il leur suffit, pour se maintenir, des forces intérieures. C’est ainsi que Nabis, tyran de Sparte, attaqué par la Grèce entière et le peuple romain, put résister à leurs efforts. Après s’être assuré du petit nombre des nobles, et soutenu par l’affection du peuple, il ne craignit pas de se défendre. Il n’aurait osé l’entreprendre si le peuple avait été son ennemi.

D’un autre côté, lorsqu’on n’a que peu d’amis au dedans, les forces du pays ne peuvent suffire ; il faut aller chercher des appuis au dehors. Il y en a de trois espèces : l’une consiste dans les satellites étrangers destinés à la garde de votre personne ; l’autre dans les armes qu’on donne aux habitants des campagnes pour qu’ils rendent les mêmes services qu’auraient rendus les citoyens ; la troisième enfin, dans l’alliance avec des voisins puissants qui vous défendent. Celui qui suivrait cette marche sans s’en écarter pourrait encore, quoiqu’il eût le peuple pour ennemi, parvenir à se sauver.

Mais Appius ne pouvait gagner les habitants de la campagne ; car la montagne et Rome ne formaient qu’un même peuple, et ce qu’il pouvait, il ne sut point le faire : aussi son pouvoir s’écroula lorsqu’il s’élevait à peine.

Le peuple et le sénat commirent des erreurs graves dans l’institution des décemvirs. Et quoique, dans le chapitre qui traite du dictateur, j’aie avancé que les seuls magistrats dangereux pour la liberté sont ceux qui s’emparent eux-mêmes du pouvoir, et non ceux que nomme le peuple, néanmoins ce dernier, quand il établit de nouveaux magistrats, doit les instituer de manière à ce qu’ils éprouvent quelque crainte à se laisser corrompre.

Une surveillance active aurait dû entourer sans cesse les décemvirs, et les maintenir dans le devoir ; les Romains ne les surveillèrent pas. Ils devinrent dans Rome l’unique tribunal ; tous les autres furent abolis. Et, comme nous l’avons déjà dit, c’est ainsi que l’extrême désir qu’avaient, et le sénat d’abolir les tribuns, et le peuple de détruire les consuls, aveugla tellement le peuple et le sénat, qu’ils ne balancèrent point à concourir tous deux au désordre général.

Aussi, le roi Ferdinand disait que les hommes imitent souvent ces faibles oiseaux de rapine, qui poursuivent avec un tel acharnement la proie que la nature leur indique, qu’ils ne s’aperçoivent pas d’un autre oiseau plus fort et plus puissant qui s’élance sur eux pour les déchirer.

On verra donc par ce que je viens de dire, ainsi que je me l’étais proposé en commençant ce chapitre, dans quelles fautes le désir de sauver la liberté précipita le peuple romain, et celles que commit Appius pour s’emparer de la tyrannie.