Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 35

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 225-227).



CHAPITRE XXXV.


Pourquoi la création du décemvirat fut nuisible dans Rome à la liberté de la république, quoique cette magistrature eut été établie par les suffrages libres du peuple.


Le choix de dix citoyens élus par le peuple romain pour donner des lois à Rome paraîtra contraire à ce que nous avons dit ci-dessus, que ce n’est que le pouvoir usurpé par la violence, et non celui que confèrent les suffrages de tout un peuple, qui peut nuire à un État. En effet, ces décemvirs devinrent bientôt des tyrans, et se jouèrent impudemment de la liberté. Sur cela, on doit faire attention à la manière de conférer l’autorité, et au temps pour lequel on l’accorde.

Si une autorité qui n’est limitée par aucune loi est accordée pour un long espace de temps, et j’appelle ainsi une année et davantage, elle sera toujours dangereuse ; et les résultats nuisibles ou avantageux qu’elle pourra avoir dépendront de la perversité ou de la vertu des hommes auxquels on l’aura confiée.

Si l’on fait attention au pouvoir qu’avaient les décemvirs et à celui des dictateurs, on verra combien celui des premiers était incomparablement supérieur. Le dictateur, laissant subsister les tribuns, les consuls, le sénat, avec toute leur autorité, ne pouvait ravir cette autorité ; et quand il aurait pu ôter le consulat à un citoyen, ou chasser un sénateur du sénat, il lui eût été impossible de détruire en entier cet auguste corps, et d’établir des lois nouvelles. Il en résultait que le sénat, les consuls et les tribuns, ayant toujours en main la même puissance, se trouvaient être comme ses surveillants, et l’empêchaient de s’écarter des bornes du devoir.

Mais la création des décemvirs offrit un spectacle tout opposé. A peine institués, ils abolirent les consuls et les tribuns, s’arrogèrent le droit de faire des lois, et affectèrent en tout l’autorité qui n’appartenait qu’au peuple. Placés seuls ainsi à la tête du gouvernement, délivrés des consuls, des tribuns, et de l’appel au peuple, aucun regard ne veilla plus sur leur conduite, et, dès la seconde année, l’ambition d’Appius suffit pour faire éclater toute leur insolence.

Il faut donc remarquer qu’en avançant qu’une autorité conférée par les libres suffrages d’un peuple ne pouvait offrir de dangers, je supposais l’exemple d’une république qui ne se décide à donner cette autorité qu’avec toutes les précautions nécessaires, et pour un temps toujours limité. Mais quand un peuple, ou séduit ou aveuglé, se résout à la confier aussi imprudemment que les Romains le firent aux décemvirs, on doit s’attendre aux mêmes conséquences.

La preuve en est facile à donner, si l’on veut considérer les causes qui maintinrent les dictateurs dans le devoir, et celles qui corrompirent les décemvirs, ainsi que la conduite qu’ont toujours tenue les républiques bien gouvernées, dans la délégation d’un long pouvoir, tel qu’était celui que les Spartiates donnaient à leurs rois, ou que les Vénitiens confèrent encore aujourd’hui à leurs doges. On verra, dans ces deux derniers gouvernements, des surveillants établis pour empêcher les rois ou les chefs d’abuser de leur autorité. Il ne suffit pas dans ce cas que l’État ne soit pas infecté par la corruption : le pouvoir absolu a bientôt corrompu le gouvernement, et ne se fait que trop aisément des amis et des complices. Peu importe au nouveau tyran d’être pauvre ou sans famille ; car toujours les richesses et les faveurs du peuple courent au-devant de la puissance. C’est ce que nous ferons voir spécialement en parlant de l’institution des décemvirs.