Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 33

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 218-222).



CHAPITRE XXXIII.


Lorsque quelque grand danger s’est élevé, soit au dedans, soit au dehors, contre un État, il vaut mieux temporiser avec le mal que de le heurter de front.


A mesure que la république romaine croissait en puissance, en force et en étendue, ses voisins, qui d’abord n’avaient pas prévu tous les dommages que pouvait leur apporter cet état nouveau, commencèrent, mais trop tard, à reconnaître leur erreur ; ils voulurent remédier alors à ce qu’ils n’avaient point su empêcher dès le principe, et plus de quarante peuples conjurèrent la perte de Rome. Les Romains alors, entre autres remèdes qu’ils avaient coutume d’employer dans leurs dangers les plus pressants, prirent le parti de créer un dictateur, c’est-à-dire de donner à un simple citoyen le droit de prendre une résolution sans consulter l’avis de personne, et de l’exécuter sans qu’on pût en appeler. Cette mesure, qui fut utile en cette occasion et fit surmonter les périls les plus imminents, fut également de la plus grande utilité dans toutes les circonstances critiques qu’amena l’agrandissement de l’empire, pour repousser les périls qui menacèrent tant de fois l’existence de la république.

Cette circonstance me fournit d’abord l’occasion d’établir que, quelle que soit la cause des dangers qui menacent une république, soit au dedans, soit au dehors, si ces dangers s’accroissent de manière à donner à tout citoyen des motifs de trembler, c’est un parti plus sûr de temporiser avec le mal que de chercher à l’étouffer sur-le-champ. Les efforts qu’on fait pour le détruire ne font qu’ajouter à ses forces et qu’en précipiter l’explosion.

Les accidents de cette nature que l’on signale au sein des républiques dérivent plutôt de quelque source intérieure que d’une cause étrangère ; ils naissent le plus souvent ou de ce qu’on souffre qu’un citoyen prenne une plus grande autorité qu’il n’est convenable, ou de ce qu’on laisse altérer une loi qui était le nerf et la vie de la liberté. On souffre que le mal s’étende au point qu’il devient plus dangereux de tenter d’y remédier, que de l’abandonner à son cours. Il est d’autant plus difficile de discerner ces dangers à leur naissance, que les hommes ont un penchant naturel qui les porte à favoriser toutes les nouveautés. Cette faveur éclate surtout lorsqu’il s’agit de ces entreprises qui annoncent du courage et qu’exécutent des jeunes gens. En effet, si l’on voit s’élever au sein d’une république un jeune homme doué d’un esprit noble et d’un courage extraordinaire, tous les regards des citoyens commencent à se tourner sur lui ; on lui prodigue imprudemment les honneurs, et s’il ressent l’aiguillon de l’ambition, profitant avec habileté et des dons de la nature et de la faveur des circonstances, il arrive bientôt à un point où les citoyens, revenus trop tard de leur erreur, ne peuvent lui opposer que de faibles obstacles, dont l’emploi même ne fait que l’élever au dernier degré du pouvoir. On pourrait en citer une foule d’exemples ; je me contenterai d’en rapporter un seul qui s’est passé dans notre ville.

Côme de Médicis, qui jeta dans Florence les fondements de la grandeur de sa famille, parvint, par sa sagesse et l’aveuglement de ses concitoyens, à un tel degré d’autorité qu’il commença à inspirer des craintes au gouvernement, de sorte que les autres citoyens pensaient que s’il était dangereux de l’offenser, il l’était bien plus encore de le laisser se maintenir. Niccolô da Uzzano, qui vivait à cette époque, et qui possédait une grande expérience des affaires, ne voulut point, tant qu’il vécut, qu’à la première faute que l’on avait commise en s’aveuglant sur les dangers qui pouvaient résulter de l’influence de Côme, on en ajoutât une seconde, en cherchant à le renverser, convaincu que cette tentative serait la ruine de l’État. Cette prédiction ne s’accomplit que trop après sa mort ; car les citoyens qui lui survécurent, loin de suivre ses conseils, armèrent toutes leurs forces contre Côme et le chassèrent de Florence, où bientôt son parti, qu’avait irrité cette injure, le rappela et le fit pour ainsi dire prince de la république ; élévation à laquelle il n’eût jamais pu atteindre sans l’opposition manifeste qui s’était prononcée contre lui.

La même chose arriva dans Rome avec César. Pompée et les autres citoyens avaient d’abord favorisé son courage ; mais leur bienveillance se changea bientôt en craintes, ainsi que le témoigne Cicéron, lorsqu’il dit que Pompée commença trop tard à se méfier de César. La crainte leur fit penser aux remèdes, mais ceux qu’ils employèrent ne firent qu’accélérer la ruine de la république.

Ainsi, puisqu’il est difficile de prévoir, à leur origine, des maux que cache l’illusion qui environne toutes les institutions nouvelles, il est plus prudent de les endurer avec patience lorsqu’ils deviennent manifestes, que de vouloir les combattre imprudemment. En prenant le temps pour auxiliaire, ces maux s’évanouissent d’eux-mêmes, ou du moins on recule la catastrophe. Il faut donc que les chefs de l’État aient toujours les yeux ouverts sur les dangers qu’ils cherchent à éloigner, ou dont ils veulent réprimer la force ou la violence. Qu’ils craignent, en cherchant à les affaiblir, de leur donner une nouvelle force, de les attirer sur leur tête en croyant les repousser, d’étouffer la plante en pensant l’arroser. Mais il faut bien sonder la profondeur de la plaie : si vous croyez pouvoir la guérir, que nulle considération ne vous arrête, sinon il faut l’abandonner à la nature et ne tenter aucun remède ; autrement il en résulterait tous les inconvénients que j’ai déjà rapportés, et ce qui arriva aux peuples voisins de Rome.

Cette ville étant devenue pour eux trop puissante, il leur eût été bien plus avantageux de chercher à l’apaiser et à la retenir en arrière par les avantages de la paix, que de lui donner, par la guerre, la pensée d’employer de nouveaux moyens d’attaque et de défense. La ligue de tant de peuples contre sa liberté ne fit que fortifier dans Rome la concorde et le courage, et la porter à chercher de nouveaux moyens d’accroître le plus promptement possible sa puissance. La création d’un dictateur fut du nombre de ces moyens. Cette institution fit surmonter les dangers les plus imminents, et permit d’obvier à une infinité de malheurs dont la république eût été accablée sans un tel secours.