Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 28

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 207-208).



CHAPITRE XXVIII.


Pourquoi les Romains furent moins ingrats envers leurs concitoyens que les Athéniens.


Lorsqu’on parcourt l’histoire des républiques, on voit qu’elles ont toutes montré de l’ingratitude envers leurs citoyens ; mais on en trouvera moins d’exemples à Rome que dans Athènes, et même que dans tout autre gouvernement populaire. Et, pour parler de Rome et d’Athènes, si l’on veut en trouver la cause, je crois qu’elle dépend de ce que les Romains avaient moins de motifs de craindre que les Athéniens l’ambition de leurs concitoyens. Rome, en effet, depuis l’expulsion des rois, jusqu’aux temps de Marius et de Sylla, ne vit aucun de ses citoyens usurper la liberté. Elle n’avait donc contre eux aucun motif de défiance, et par conséquent aucun motif de les outrager gratuitement.

Il arriva tout le contraire dans Athènes : sous le voile d’une fausse bonté, la liberté fut ravie à cette ville par Pisistrate, lorsqu’elle était encore dans toute sa fleur. Aussi dès qu’elle fut redevenue libre, le souvenir de ses offenses et de son esclavage la rendit extrêmement vindicative, et elle punit ses citoyens, non-seulement de leurs crimes, mais de l’ombre même d’une erreur. De là l’exil et la mort de tant d’hommes illustres ; de là l’institution de l’ostracisme ; de là toutes les violences exercées à tant d’époques diverses contre les habitants les plus distingués,

Et rien n’est plus vrai que ce que disent quelques écrivains politiques, que les peuples sont plus âpres dans leurs vengeances, lorsqu’ils ont recouvré leur liberté, que quand ils ne l’ont jamais perdue.

Si l’on réfléchit à ce que j’ai dit précédemment, il ne faut ni blâmer Athènes ni louer Rome de leur conduite ; il faut seulement en accuser la nécessité où les réduisirent les événements divers arrivés dans leur sein. On verra, en effet, si l’on examine attentivement la chose, que, si Rome s’était vue comme Athènes ravir sa liberté, elle n’eût pas été moins cruelle envers ses citoyens. Sa conduite à l’égard de Collatinus et de P. Valérius, lorsqu’elle eut chassé ses rois, en est une preuve évidente. Le premier, quoiqu’il eût contribué à la délivrance de Rome, fut envoyé en exil, seulement parce qu’il portait le nom de Tarquin ; le second fut sur le point de subir le même sort, pour avoir fait bâtir sur le mont Cœlius une maison qui éveilla les soupçons de ses compatriotes. On peut conclure de la conduite soupçonneuse et sévère de Rome, envers ces deux grands personnages, qu’elle n’eût pas été moins ingrate qu’Athènes, si, dans l’origine de sa liberté et à la naissance de sa grandeur, elle eût reçu de ses citoyens les mêmes offenses.

Et pour ne plus revenir sur ce qui regarde l’ingratitude, j’en ferai encore l’objet du chapitre suivant.