Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 11

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 166-170).



CHAPITRE XI.


De la religion des Romains.


Rome eut Romulus pour premier fondateur, et lui dut, comme à un père, et sa naissance et son éducation ; néanmoins les cieux ne jugeant pas que les institutions de ce prince pussent suffire aux grandes destinées de cet empire, inspirèrent au sénat l’idée de choisir Numa pour lui succéder, afin que toutes les lois que Romulus n’avait pas données fussent établies par ce nouveau monarque.

Il trouva un peuple farouche, et il voulut le plier au joug de l’obéissance civile, en lui faisant goûter les arts de la paix. Il tourna ses regards vers la religion, comme vers l’auxiliaire le plus puissant pour maintenir la société, et il la fonda sur de telles bases, que nulle république ne montra jamais plus de respect pour les dieux, ce qui facilita toutes les entreprises que le sénat ou les grands hommes que cette république vit naître dans son sein voulurent tenter dans la suite.

Quiconque examinera les hauts faits exécutés, ou par tout le peuple romain réuni, ou par une foule de simples citoyens, verra qu’ils craignaient bien plus encore de violer leurs serments que les lois, convaincus de cette vérité, que la puissance des dieux l’emporte sur celle des hommes. Scipion et Manlius Torquatus en offrent deux exemples éclatants.

Le premier, après la victoire de Cannes, remportée sur les Romains par Annibal, apprend qu’une foule de citoyens, épouvantés de cette défaite, se sont réunis, et, dans leur terreur, forment le projet d’abandonner l’Italie, et de chercher un refuge en Sicile : aussitôt il court les trouver, et, le fer nu à la main, il les force à jurer de ne point délaisser la patrie. Lucius Manlius, père de Titus Manlius, qui reçut dans la suite le surnom de Torquatus, avait été accusé par Marcus Pomponius, tribun du peuple. Avant le jour du jugement, Titus va trouver Marcus et le menace de le poignarder s’il ne jure d’abandonner l’accusation dirigée contre son père. Il le force à prêter serment, et Pomponius effrayé, après avoir donné sa parole, ne poursuivit point l’accusation. On voit par ces deux faits, d’un côté, que les citoyens que l’amour de la patrie et la force des lois n’auraient pu retenir en Italie, y furent enchaînés par un serment que leur arracha la force ; et de l’autre, que Pomponius oublia et la haine qu’il avait contre le père, et l’injure qu’il avait reçue du fils, et son propre honneur, pour garder la foi donnée. Fidélité sublime qui tirait sa source de la religion introduite par Numa dans le gouvernement.

Lorsqu’on examine l’esprit de l’histoire romaine, on reconnaît combien la religion servait pour commander les armées, ramener la concorde parmi le peuple, veiller à la sûreté des bons, et faire rougir les méchants de leur infamie. De sorte que s’il fallait décider à qui Rome eut de plus grandes obligations, ou à Romulus, ou à Numa, je crois que ce dernier obtiendrait la préférence. Dans les États où la religion est toute-puissante, on peut facilement introduire l’esprit militaire ; au lieu que chez un peuple guerrier, mais irréligieux, il est difficile de faire pénétrer la religion. On voit en effet que Romulus, pour organiser le sénat, établir l’ordre civil et militaire, n’eut pas besoin de s’appuyer de l’autorité des dieux, tandis que Numa dut recourir à leur intervention. Il feignit d’avoir des entretiens avec une nymphe, qui lui dictait les conseils qu’il devait donner au peuple, ce qui n’aurait point eu lieu s’il n’eût voulu établir dans l’État des institutions nouvelles et inusitées, et s’il n’eût douté que sa seule autorité pût lui suffire.

En effet, jamais aucun législateur ne donna à son peuple des lois hors de l’ordre commun, sans y faire intervenir la Divinité ; car on ne les eût point acceptées. Il est certain qu’il existe une foule d’avantages dont un homme sage et prudent prévoit les conséquences, mais dont l’évidence n’est cependant point assez frappante pour convaincre immédiatement tous les esprits. Pour résoudre cette difficulté, le sage a recours aux dieux. C’est ce que firent Lycurgue, Solon et la plupart de ceux qui se proposaient le même but.

Le peuple romain, admirateur des vertus et de la sagesse de Numa, s’empressa d’obéir à ses institutions. Il est vrai que l’empire exercé à cette époque par la religion, et la grossièreté des hommes qu’avait à policer Numa, lui donnèrent la facilité d’accomplir ses desseins, tant les esprits étaient préparés à recevoir des impressions nouvelles ; aussi est-il hors de doute que le législateur qui voudrait à l’époque actuelle fonder un État trouverait moins d’obstacles parmi les habitants grossiers des montagnes, où la civilisation est encore inconnue, que parmi ces peuples des villes, dont les mœurs sont déjà corrompues. Ainsi un sculpteur tirera plutôt une belle statue d’un bloc informe que d’un marbre ébauché par une main malhabile.

Tout bien examiné, je conclus que la religion mise en honneur à Rome par Numa fut une des principales causes du bonheur de cette illustre cité, parce qu’elle introduisit dans son sein d’utiles règlements, qui enfantèrent à leur tour une heureuse fortune, et de cette fortune favorable découlèrent tous les succès qui couronnèrent ses entreprises. Et comme l’observance du culte divin est la source de la grandeur des États, de même la négligence pour le culte est la cause de la ruine des peuples. Où la crainte de Dieu n’existe pas, il faut que l’empire succombe, ou qu’il soit soutenu par celle d’un prince capable de tenir lieu de la religion. Et comme la vie d’un prince ne dure pas longtemps, ses États s’écroulent inévitablement sur leur base, aussitôt que l’appui de ses vertus vient à leur manquer. D’où il résulte que les gouvernements dont le sort dépend de la sagesse d’un seul homme sont de peu de durée, parce que cette vertu s’éteint avec la vie du prince, et que rarement sa vigueur épuisée reprend une nouvelle vie dans le successeur, ainsi que Dante l’a sagement exprimé dans les vers suivants :


« Rade volte discende per li rami
« L’omana probitate, e questo vuole
« Quel che la dà, perchè da lui si chiami. »


Il ne suffit donc point pour le bonheur d’une république ou d’un royaume d’avoir un prince qui gouverne avec sagesse pendant sa vie ; il est nécessaire d’en posséder un qui organise l’État de manière que même après sa mort le gouvernement demeure plein de vie. Quoiqu’il soit plus facile de faire goûter à des hommes encore barbares les douceurs de l’ordre et des institutions nouvelles, il n’est cependant pas impossible d’en inspirer l’amour à ceux qui sont civilisés ou qui se flattent de l’être. Les Florentins ne se croient ni ignorants ni grossiers, et cependant le frère Jérôme Savonarola leur fit accroire qu’il avait des entretiens avec Dieu. Je ne prétends pas décider s’il avait tort ou raison, car on ne doit parler qu’avec respect d’un homme aussi extraordinaire. Je dis seulement qu’une infinité de personnes le croyaient sans avoir rien vu de surnaturel qui pût justifier leur croyance ; mais sa vie entière, sa science, le sujet de ses discours, auraient suffi pour qu’on ajoutât foi à ses paroles. Toutefois il ne faudrait point s’étonner d’échouer aujourd’hui dans des entreprises où tant d’autres ont réussi jadis ; car les hommes, ainsi que je l’ai dit dans ma préface, naissent, vivent et meurent toujours d’après les mêmes lois.