Discours à l’Assemblée législative 1849-1851 LA DÉPORTATION




Assemblée Législative 1849-1851
J Hetzel (Volume 2p. 47-63).


V

LA DÉPORTATION[1]

5 avril 1850.

Messieurs, parmi les journées de février, journées qu’on ne peut comparer à rien dans l’histoire, il y eut un jour admirable, ce fut celui où cette voix souveraine du peuple qui, à travers les rumeurs confuses de la place publique, dictait les décrets du gouvernement provisoire, prononça cette grande parole : La peine de mort est abolie en matière politique. (Très bien !) Ce jour-là, tous les cœurs généreux, tous les esprits sérieux tressaillirent. Et en effet, voir le progrès sortir immédiatement, sortir calme et majestueux d’une révolution toute frémissante ; voir surgir au-dessus des masses émues le Christ vivant et couronné ; voir du milieu de cet immense écroulement de lois humaines se dégager dans toute sa splendeur la loi divine (Bravo !) ; voir la multitude se comporter comme un sage ; voir toutes ces passions, toutes ces intelligences, toutes ces âmes, la veille encore pleines de colère, toutes ces bouches qui venaient de déchirer des cartouches, s’unir et se confondre dans un seul cri, le plus beau qui puisse être poussé par la voix humaine : Clémence ! c’était là, messieurs, pour les philosophes, pour les publicistes, pour l’homme chrétien, pour l’homme politique, ce fut pour la France et pour l’Europe un magnifique spectacle. Ceux mêmes que les événements de février froissaient dans leurs intérêts, dans leurs sentiments, dans leurs affections, ceux mêmes qui gémissaient, ceux mêmes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les révolutions peuvent mêler le bien à leurs explosions les plus violentes, et qu’elles ont cela de merveilleux qu’il leur suffit d’une heure sublime pour effacer toutes les heures terribles. (Sensation.)

Du reste, messieurs, ce triomphe subit et éblouissant, quoique partiel, du dogme qui prescrit l’inviolabilité de la vie humaine, n’étonna pas ceux qui connaissent la puissance des idées. Dans les temps ordinaires, dans ce qu’on est convenu d’appeler les temps calmes, faute d’apercevoir le mouvement profond qui se fait sous l’immobilité apparente de la surface, dans les époques dites époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées ; il est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie ! s’écrie-t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés. On ne fait cas que des gens d’affaires, des esprits pratiques, comme on dit dans un certain jargon (Très bien !), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes négatifs. (C’est vrai !)

Mais qu’une révolution éclate, les hommes d’affaires, les gens habiles, qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains ; toutes les réalités qui n’ont plus la proportion des événements nouveaux s’écroulent et s’évanouissent ; les faits matériels tombent, et les idées grandissent jusqu’au ciel. (Mouvement.)

C’est ainsi, par cette soudaine force d’expansion que les idées acquièrent en temps de révolution, que s’est faite cette grande chose, l’abolition de la peine de mort en matière politique.

Messieurs, cette grande chose, ce décret fécond qui contient en germe tout un code, ce progrès, qui était plus qu’un progrès, qui était un principe, l’assemblée constituante l’a adopté et consacré. Elle l’a placé, je dirais presque au sommet de la constitution, comme une magnifique avance faite par l’esprit de la révolution à l’esprit de la civilisation, comme une conquête, mais surtout comme une promesse, comme une sorte de porte ouverte qui laisse pénétrer, au milieu des progrès obscurs et incomplets du présent, la lumière sereine de l’avenir.

Et en effet, dans un temps donné, l’abolition de la peine capitale en matière politique doit amener et amènera nécessairement, par la toute-puissance de la logique, l’abolition pure et simple de la peine de mort ! (Oui ! oui !)

Eh bien, messieurs, cette promesse, il s’agit aujourd’hui de la retirer ! cette conquête, il s’agit d’y renoncer ! ce principe, c’est-à-dire la chose qui ne recule pas, il s’agit de le briser ! cette journée mémorable de février, marquée par l’enthousiasme d’un grand peuple et par l’enfantement d’un grand progrès, il s’agit de la rayer de l’histoire ! Sous le titre modeste de loi sur la déportation, le gouvernement nous apporte et votre commission vous propose d’adopter un projet de loi que le sentiment public, qui ne se trompe pas, a déjà traduit et résumé en une seule ligne, que voici : La peine de mort est rétablie en matière politique. (Bravos à gauche. — Dénégations à droite. — Il n’est pas question de cela ! — On comble une lacune du code ! voilà tout. — C’est pour remplacer la peine capitale !)

Vous l’entendez, messieurs, les auteurs du projet, les membres de la commission, les honorables chefs de la majorité se récrient et disent : — Il n’est pas question de cela le moins du monde. Il y a une lacune dans le code pénal, on veut la remplir, rien de plus ; on veut simplement remplacer la peine de mort. — N’est-ce pas ? C’est bien là ce qu’on a dit ? On veut donc simplement remplacer la peine de mort, et comment s’y prend-on ? On combine le climat… Oui, quoi que vous fassiez, messieurs, vous aurez beau chercher, choisir, explorer, aller des Marquises à Madagascar, et revenir de Madagascar aux Marquises, aux Marquises, que M. l’amiral Bruat appelle le tombeau des européens, le climat du lieu de déportation sera toujours, comparé à la France, un climat meurtrier, et l’acclimatement, déjà très difficile pour des personnes libres, satisfaites, placées dans les meilleures conditions d’activité et d’hygiène, sera impossible, entendez-vous bien ? absolument impossible pour de malheureux détenus. (C’est vrai !)

Je reprends. On veut donc simplement remplacer la peine de mort. Et que fait-on ? On combine le climat, l’exil et la prison. Le climat donne sa malignité, l’exil son accablement, la prison son désespoir ; au lieu d’un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacée. (Profonde sensation.) Ah ! quittez ces précautions de paroles, quittez cette phraséologie hypocrite ; soyez du moins sincères, et dites avec nous : La peine de mort est rétablie ! (Bravo ! à gauche.)

Oui, rétablie ; oui, c’est la peine de mort ! et, je vais vous le prouver tout à l’heure, moins terrible en apparence, plus horrible en réalité ! (C’est vrai ! c’est cela.)

Mais, voyons, discutons froidement. Apparemment vous ne voulez pas faire seulement une loi sévère, vous voulez faire aussi une loi exécutable, une loi qui ne tombe pas en désuétude le lendemain de sa promulgation ? Eh bien ! pesez ceci :

Quand vous déposez un excès de sévérité dans la loi, vous y déposez l’impuissance. (Oui ! oui ! c’est vrai !) Vouloir faire rendre trop à la sévérité de la loi, c’est le plus sûr moyen de ne lui faire rendre rien. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que la peine juste a, au fond de toutes les consciences, de certaines limites qu’il n’est pas au pouvoir du législateur de déplacer. Le jour où, par votre ordre, la loi veut transgresser cette limite, cette limite sacrée, cette limite tracée dans l’équité de l’homme par le doigt même de Dieu, la loi rencontre la conscience qui lui défend de passer outre. D’accord avec l’opinion, avec l’état des esprits, avec le sentiment public, avec les mœurs, la loi peut tout. En lutte avec ces forces vives de la société et de la civilisation, elle ne peut rien. Les tribunaux hésitent, les jurys acquittent, les textes défaillent et meurent sous l’œil stupéfait des juges. (Mouvement.) Songez-y, messieurs, tout ce que la pénalité construit en dehors de la justice s’écroule promptement, et, je le dis pour tous les partis, eussiez-vous bâti vos iniquités en granit, à chaux et à ciment, il suffira pour les jeter à terre d’un souffle (Oui ! oui !), de ce souffle qui sort de toutes les bouches et qu’on appelle l’opinion. (Sensation.) Je le répète, et voici la formule du vrai dans cette matière : Toute loi pénale a de moins en puissance ce qu’elle a de trop en sévérité. (C’est vrai !)

Mais je suppose que je me trompe dans mon raisonnement, raisonnement, remarquez-le bien, que je pourrais appuyer d’une foule de preuves. J’admets que je me trompe. Je suppose que cette nouveauté pénale ne tombera pas immédiatement en désuétude. Je vous accorde qu’après avoir voté une pareille loi, vous aurez ce grand malheur de la voir exécutée. C’est bien. Maintenant, permettez-moi deux questions : Où est l’opportunité d’une telle loi ? où en est la nécessité ?

L’opportunité ? nous dit-on. Oubliez-vous les attentats d’hier, de tous les jours, le 15 mai, le 23 juin, le 13 juin ? La nécessité ? Mais est-ce qu’il n’est pas nécessaire d’opposer à ces attentats, toujours possibles, toujours flagrants, une répression énorme, une immense intimidation ? La révolution de février nous a ôté la guillotine. Nous faisons comme nous pouvons pour la remplacer ; nous faisons de notre mieux. (Mouvement prolongé.)

Je m’en aperçois. (On rit.)

Avant d’aller plus loin, un mot d’explication.

Messieurs, autant que qui que ce soit, et j’ai le droit de le dire, et je crois l’avoir prouvé, autant que qui que ce soit, je repousse et je condamne, sous un régime de suffrage universel, les actes de rébellion et de désordre, les recours à la force brutale. Ce qui convient à un grand peuple souverain de lui-même, à un grand peuple intelligent, ce n’est pas l’appel aux armes, c’est l’appel aux idées. (Sensation.) Pour moi, et ce doit être, du reste, l’axiome de la démocratie, le droit de suffrage abolit le droit d’insurrection. C’est en cela que le suffrage universel résout et dissout les révolutions. (Applaudissements.)

Voilà le principe, principe incontestable et absolu ; j’y insiste. Pourtant, je dois le dire, dans l’application pénale, les incertitudes naissent. Quand de funestes et déplorables violations de la paix publique donnent lieu à des poursuites juridiques, rien n’est plus difficile que de préciser les faits et de proportionner la peine au délit. Tous nos procès politiques l’ont prouvé.

Quoi qu’il en soit, la société doit se défendre. Je suis sur ce point pleinement d’accord avec vous. La société doit se défendre, et vous devez la protéger. Ces troubles, ces émeutes, ces insurrections, ces complots, ces attentats, vous voulez les empêcher, les prévenir, les réprimer. Soit ; je le veux comme vous.

Mais est-ce que vous avez besoin d’une pénalité nouvelle pour cela ? Lisez le code. Voyez-y la définition de la déportation. Quel immense pouvoir pour l’intimidation et pour le châtiment !

Tournez-vous donc vers la pénalité actuelle ! remarquez tout ce qu’elle remet de terrible entre vos mains !

Quoi ! voilà un homme, un homme que le tribunal spécial a condamné ! un homme frappé pour le plus incertain de tous les délits, un délit politique, par la plus incertaine de toutes les justices, la justice politique !… (Rumeurs à droite. — Longue interruption.)

Messieurs, je m’étonne de cette interruption. Je respecte toutes les juridictions légales et constitutionnelles ; mais quand je qualifie la justice politique en général comme je viens de le faire, je ne fais que répéter ce qu’a dit dans tous les siècles la philosophie de tous les peuples, et je ne suis que l’écho de l’histoire.

Je poursuis.

Voilà un homme que le tribunal spécial a condamné.

Cet homme, un arrêt de déportation vous le livre. Remarquez ce que vous pouvez en faire, remarquez le pouvoir que la loi vous donne ! Je dis le code pénal actuel, la loi actuelle, avec sa définition de la déportation.

Cet homme, ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les autres, car c’est là le malheur des temps… (Explosion de murmures à droite.)

M. le président. — Quand la justice a prononcé, le criminel est criminel pour tout le monde, et ne peut être un héros que pour ses complices. (Bravos à droite.)

M. Victor Hugo. — Je ferai remarquer ceci à monsieur le président Dupin : le maréchal Ney, jugé en 1815, a été déclaré criminel par la justice. Il est un héros, pour moi, et je ne suis pas son complice. (Longs applaudissements à gauche.)

Je reprends. Ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les autres, vous le saisissez ; vous le saisissez au milieu de sa renommée, de son influence, de sa popularité ; vous l’arrachez à tout, à sa femme, à ses enfants, à ses amis, à sa famille, à sa patrie ; vous le déracinez violemment de tous ses intérêts et de toutes ses affections ; vous le saisissez encore tout plein du bruit qu’il faisait et de la clarté qu’il répandait, et vous le jetez dans les ténèbres, dans le silence, à on ne sait quelle distance effrayante du sol natal. (Sensation.’) Vous le tenez là, seul, en proie à lui-même, à ses regrets, s’il croit avoir été un homme nécessaire à son pays ; à ses remords, s’il reconnaît avoir été un homme fatal. Vous le tenez là, libre, mais gardé, nul moyen d’évasion, gardé par une garnison qui occupe l’île, gardé par un stationnaire qui surveille la côte, gardé par l’océan, qui ouvre entre cet homme et la patrie un gouffre de quatre mille lieues. Vous tenez cet homme là, incapable de nuire, sans échos autour de lui, rongé par l’isolement, par l’impuissance et par l’oubli, découronné, désarmé, brisé, anéanti !

Et cela ne vous suffit pas ! (Mouvement.)

Ce vaincu, ce proscrit, ce condamné de la fortune, cet homme politique détruit, cet homme populaire terrassé, vous voulez l’enfermer ! Vous voulez faire cette chose sans nom qu’aucune législation n’a encore faite, joindre aux tortures de l’exil les tortures de la prison ! multiplier une rigueur par une cruauté ! (C’est vrai !) Il ne vous suffit pas d’avoir mis sur cette tête la voûte du ciel tropical, vous voulez y ajouter encore le plafond du cabanon ! Cet homme, ce malheureux homme, vous voulez le murer vivant dans une forteresse qui, à cette distance, nous apparaît avec un aspect si funèbre, que vous qui la construisez, oui, je vous le dis, vous n’êtes pas sûrs de ce que vous bâtissez là, et que vous ne savez pas vous-mêmes si c’est un cachot ou si c’est un tombeau ! (Mouvement prolongé.)

Vous voulez que lentement, jour par jour, heure par heure, à petit feu, cette âme, cette intelligence, cette activité, — cette ambition, soit ! — ensevelie toute vivante, toute vivante, je le répète, à quatre mille lieues de la patrie, sous ce soleil étouffant, sous l’horrible pression de cette prison-sépulcre, se torde, se creuse, se dévore, désespère, demande grâce, appelle la France, implore l’air, la vie, la liberté, et agonise et expire misérablement ! Ah ! c’est monstrueux ! (Profonde sensation.) Ah ! je proteste d’avance au nom de l’humanité ! Ah ! vous êtes sans pitié et sans cœur ! Ce que vous appelez une expiation, je l’appelle un martyre ; et ce que vous appelez une justice, je l’appelle un assassinat ! (Acclamations à gauche.)

Mais levez-vous donc, catholiques, prêtres, évêques, hommes de la religion qui siégez dans cette assemblée et que je vois au milieu de nous ! levez-vous, c’est votre rôle ! Qu’est-ce que vous faites sur vos bancs ? Montez à cette tribune, et venez, avec l’autorité de vos saintes croyances, avec l’autorité de vos saintes traditions, venez dire à ces inspirateurs de mesures cruelles, à ces applaudisseurs de lois barbares, à ceux qui poussent la majorité dans cette voie funeste, dites-leur que ce qu’ils font là est mauvais, que ce qu’ils font là est détestable, que ce qu’ils font là est impie ! (Oui ! oui !) Rappelez-leur que c’est une loi de mansuétude que le Christ est venu apporter au monde, et non une loi de cruauté ; dites-leur que le jour où l’Homme-Dieu a subi la peine de mort, il l’a abolie (Bravo ! à gauche) ; car il a montré que la folle justice humaine pouvait frapper plus qu’une tête innocente, qu’elle pouvait frapper une tête divine ! (Sensation.)

Dites aux auteurs, dites aux défenseurs de ce projet, dites à ces grands politiques que ce n’est pas en faisant agoniser des misérables dans une cellule, à quatre mille lieues de leur pays, qu’ils apaiseront la place publique ; que, bien au contraire, ils créent un danger, le danger d’exaspérer la pitié du peuple et de la changer en colère. (Oui ! oui !) Dites à ces hommes d’être humains ; ordonnez-leur de redevenir chrétiens ; enseignez-leur que ce n’est pas avec des lois impitoyables qu’on défend les gouvernements et qu’on sauve les sociétés ; que ce qu’il faut aux temps douloureux que nous traversons, aux cœurs et aux esprits malades, ce qu’il faut pour résoudre une situation qui résulte surtout de beaucoup de malentendus et de beaucoup de définitions mal faites, ce ne sont pas des mesures de représailles, de réaction, de rancune et d’acharnement, mais des lois généreuses, des lois cordiales, des lois de concorde et de sagesse, et que le dernier mot de la crise sociale où nous sommes, je ne me lasserai pas de le répéter, non ! ce n’est pas la compression, c’est la fraternité ; car la fraternité, avant d’être la pensée du peuple, était la pensée de Dieu ! (Nouvelles acclamations.)

Vous vous taisez ! — Eh bien ! je continue. Je m’adresse à vous, messieurs les ministres, je m’adresse à vous, messieurs les membres de la commission. Je presse de plus près encore l’idée de votre citadelle, ou de votre forteresse, puisqu’on choque votre sensibilité en appelant cela une citadelle. (On rit.)

Quand vous aurez institué ce pénitentiaire des déportés, quand vous aurez créé ce cimetière, avez-vous essayé de vous imaginer ce qui arriverait là-bas ? Avez-vous la moindre idée de ce qui s’y passera ? Vous êtes-vous dit que vous livriez les hommes frappés par la justice politique à l’inconnu et à ce qu’il y a de plus horrible dans l’inconnu ? Êtes-vous entrés avec vous-mêmes dans le détail de tout ce que renferme d’abominable cette idée, cette affreuse idée de la réclusion dans la déportation ? (Murmures à droite.)

Tenez, en commençant, j’ai essayé de vous indiquer et de caractériser d’un mot ce que serait ce climat, ce que serait cet exil, ce que serait ce cabanon. Je vous ai dit que ce seraient trois bourreaux. Il y en a un quatrième que j’oubliais, c’est le directeur du pénitencier. Vous êtes-vous rappelé Jeannet, le bourreau de Sinnamari ? Vous êtes-vous rendu compte de ce que serait, je dirais presque nécessairement, l’homme quelconque qui acceptera, à la face du monde civilisé, la charge morale de cet odieux établissement des îles Marquises, l’homme qui consentira à être le fossoyeur de cette prison et le geôlier de cette tombe ? (Long mouvement.)

Vous êtes-vous figuré, si loin de tout contrôle et de tout redressement, dans cette irresponsabilité complète, avec une autorité sans limite et des victimes sans défense, la tyrannie possible d’une âme méchante et basse ? Messieurs, les Sainte-Hélène produisent les Hudson Lowe. (Bravo !) Eh bien ! vous êtes-vous représenté toutes les tortures, tous les raffinements, tous les désespoirs qu’un homme qui aurait le tempérament de Hudson Lowe pourrait inventer pour des hommes qui n’auraient pas l’auréole de Napoléon ?

Ici, du moins, en France, à Doullens, au Mont-Saint-Michel…. (L’orateur s’interrompt. Mouvement d’attention.)

Et puisque ce nom m’est venu à la bouche, je saisis cette occasion pour annoncer à M. le ministre de l’intérieur que je compte prochainement lui adresser une question sur des faits monstrueux qui se seraient accomplis dans cette prison du Mont-Saint-Michel. (Chuchotements. — À gauche : Très bien ! — L’orateur reprend. ) Dans nos prisons de France, à Doullens, au Mont-Saint-Michel, qu’un abus se produise, qu’une iniquité se tente, les journaux s’inquiètent, l’assemblée s’émeut, et le cri du prisonnier parvient au gouvernement et au peuple, répercuté par le double écho de la presse et de la tribune. Mais dans votre citadelle des îles Marquises, le patient sera réduit à soupirer douloureusement : Ah ! si le peuple le savait ! (Très bien !) Oui, là, là-bas, à cette épouvantable distance, dans ce silence, dans cette solitude murée, où n’arrivera et d’où ne sortira aucune voix humaine, à qui se plaindra le misérable prisonnier ? qui l’entendra ? Il y aura entre sa plainte et vous le bruit de toutes les vagues de l’océan. (Sensation profonde)

Messieurs, l’ombre et le silence de la mort pèseront sur cet effroyable bagne politique.

Rien n’en transpirera, rien n’en arrivera jusqu’à vous, rien !… si ce n’est de temps en temps, par intervalles, une nouvelle lugubre qui traversera les mers, qui viendra frapper en France et en Europe, comme un glas funèbre, sur le timbre vivant et douloureux de l’opinion, et qui vous dira : Tel condamné est mort ! (Agitation.)

Ce condamné, ce sera, car à cette heure suprême on ne voit plus que le mérite d’un homme, ce sera un publiciste célèbre, un historien renommé, un écrivain illustre, un orateur fameux. Vous prêterez l’oreille à ce bruit sinistre, vous calculerez le petit nombre de mois écoulés, et vous frissonnerez ! (Long mouvement. — À gauche : Ils riront !)

Ah ! vous le voyez bien ! c’est la peine de mort ! la peine de mort désespérée ! c’est quelque chose de pire que l’échafaud ! c’est la peine de mort sans le dernier regard au ciel de la patrie ! (Bravos répétés à gauche.)

Vous ne le voudrez pas ! vous rejetterez la loi ! (Mouvement.) Ce grand principe, l’abolition de la peine de mort en matière politique, ce généreux principe tombé de la large main du peuple, vous ne voudrez pas le ressaisir ! Vous ne voudrez pas le reprendre furtivement à la France, qui, loin d’en attendre de vous l’abolition, en attend de vous le complément ! Vous ne voudrez pas raturer ce décret, l’honneur de la révolution de février ! Vous ne voudrez pas donner un démenti à ce qui était plus même que le cri de la conscience populaire, à ce qui était le cri de la conscience humaine ! (Vive adhésion à gauche. — Murmures à droite.)

Je sais, messieurs, que toutes les fois que nous tirons de ce mot, la conscience, tout ce qu’on en doit tirer, selon nous, nous avons le malheur de faire sourire de bien grands politiques. (À droite : C’est vrai ! — À gauche : Ils en conviennent !) Dans le premier moment, ces grands politiques ne nous croient pas incurables, ils prennent pitié de nous, ils consentent à traiter cette infirmité dont nous sommes atteints, la conscience, et ils nous opposent avec bonté la raison d’état. Si nous persistons, oh ! alors ils se fâchent, ils nous déclarent que nous n’entendons rien aux affaires, que nous n’avons pas le sens politique, que nous ne sommes pas des hommes sérieux, et… comment vous dirai-je cela ? ma foi ! ils nous disent un gros mot, la plus grosse injure qu’ils puissent trouver, ils nous appellent poètes ! (On rit.)

Ils nous affirment que tout ce que nous croyons trouver dans notre conscience, la foi au progrès, l’adoucissement des lois et des mœurs, l’acceptation des principes dégagés par les révolutions, l’amour du peuple, le dévouement à la liberté, le fanatisme de la grandeur nationale, que tout cela, bon en soi sans doute, mène, dans l’application, droit aux déceptions et aux chimères, et que, sur toutes ces choses, il faut s’en rapporter, selon l’occasion et la conjoncture, à ce que conseille la raison d’état. La raison d’état ! ah ! c’est là le grand mot ! et tout à l’heure je le distinguais au milieu d’une interruption.

Messieurs, j’examine la raison d’état, je me rappelle tous les mauvais conseils qu’elle a déjà donnés. J’ouvre l’histoire, je vois dans tous les temps toutes les bassesses, toutes les indignités, toutes les turpitudes, toutes les lâchetés, toutes les cruautés que la raison d’état a autorisées ou qu’elle a faites. Marat l’invoquait aussi bien que Louis XI ; elle a fait le deux septembre après avoir fait la Saint-Barthélemy ; elle a laissé sa trace dans les Cévennes, et elle l’a laissée à Sinnamari ; c’est elle qui a dressé les guillotines de Robespierre, et c’est elle qui dresse les potences de Haynau ! (Mouvement.)

Ah ! mon cœur se soulève ! Ah ! je ne veux, je ne veux, moi, ni de la politique de la guillotine, ni de la politique de la potence, ni de Marat, ni de Haynau, ni de votre loi de déportation ! (Bravos prolongés.) Et quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, toutes les fois qu’il s’agira de chercher une inspiration ou un conseil, je suis de ceux qui n’hésiteront jamais entre cette vierge qu’on appelle la conscience et cette prostituée qu’on appelle la raison d’état. (Immense acclamation à gauche.)

Je ne suis qu’un poëte, je le vois bien !

Messieurs, s’il était possible, ce qu’à Dieu ne plaise, ce que j’éloigne pour ma part de toutes mes forces, s’il était possible que cette assemblée adoptât la loi qu’on lui propose, il y aurait, je le dis à regret, il y aurait un spectacle douloureux à mettre en regard de la mémorable journée que je vous rappelais en commençant. Ce serait une époque de calme défaisant à loisir ce qu’a fait de grand et de bon, dans une sorte d’improvisation sublime, une époque de tempête. (Très bien !) Ce serait la violence dans le sénat, contrastant avec la sagesse dans la place publique. (Bravo à gauche.) Ce serait les hommes d’état se montrant aveugles et passionnés là où les hommes du peuple se sont montrés intelligents et justes ! (Murmures à droite.) Oui, intelligents et justes ! Messieurs, savez-vous ce que faisait le peuple de février en proclamant la clémence ? Il fermait la porte des révolutions. Et savez-vous ce que vous faites en décrétant les vengeances ? Vous la rouvrez. (Mouvement prolongé.)

Messieurs, cette loi, dit-on, n’aura pas d’effet rétroactif et est destinée à ne régir que l’avenir. Ah ! puisque vous prononcez ce mot, l’avenir, c’est précisément sur ce mot et sur ce qu’il contient que je vous engage à réfléchir. Voyons, pour qui faites-vous cette loi ? Le savez-vous ? (Agitation sur tous les bancs.)

Messieurs de la majorité, vous êtes victorieux en ce moment, vous êtes les plus forts, mais êtes-vous sûrs de l’être toujours ? (Longue rumeur à droite.)

Ne l’oubliez pas, le glaive de la pénalité politique n’appartient pas à la justice, il appartient au hasard. (L’agitation redouble.) Il passe au vainqueur avec la fortune. Il fait partie de ce hideux mobilier révolutionnaire que tout coup d’état heureux, que toute émeute triomphante trouve dans la rue et ramasse le lendemain de la victoire, et il a cela de fatal, ce terrible glaive, que chaque parti est destiné tour à tour à le tenir dans sa main et à le sentir sur sa tête. (Sensation générale.)

Ah ! quand vous combinez une de ces lois de vengeance (Non ! non ! à droite), que les partis vainqueurs appellent lois de justice dans la bonne foi de leur fanatisme (mouvement), vous êtes bien imprudents d’aggraver les peines et de multiplier les rigueurs. (Nouveau mouvement.) Quant à moi, je ne sais pas moi-même, dans cette époque de trouble, l’avenir qui m’est réservé. Je plains d’une pitié fraternelle toutes les victimes actuelles, toutes les victimes possibles de nos temps révolutionnaires. Je hais et je voudrais briser tout ce qui peut servir d’arme aux violences. Or cette loi que vous faites est une loi redoutable qui peut avoir d’étranges contre-coups, c’est une loi perfide dont les retours sont inconnus. Et peut-être, au moment où je vous parle, savez-vous qui je défends contre vous ? C’est vous ! (Profonde sensation.)

Oui, j’y insiste, vous ne savez pas vous-mêmes ce qu’à un jour donné, ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous ! (Agitation inexprimable. Les interruptions se croisent.)

Vous vous récriez de ce côté, vous ne croyez pas à mes paroles. (À droite : Non ! non !) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux à l’avenir ; mais les fermerez-vous au passé ? L’avenir se conteste, le passé ne se récuse pas. Eh bien ! tournez la tête, regardez à quelques années en arrière. Supposez que les deux révolutions survenues depuis vingt ans aient été vaincues par la royauté, supposez que votre loi de déportation eût existé alors, Charles X aurait pu l’appliquer à M. Thiers, et Louis-Philippe à M. Odilon Barrot. (Applaudissements à gauche.)

M. Odilon Barrot, se levant. — Je demande à l’orateur la permission de l’interrompre.

M. Victor Hugo. — Volontiers.

M. Odilon Barrot. — Je n’ai jamais conspiré ; j’ai soutenu le dernier la monarchie ; je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas plus m’atteindre dans l’avenir qu’elle n’aurait pu m’atteindre dans le passé. (Très bien ! à droite.)

M. Victor Hugo. — M. Odilon Barrot, dont j’honore le noble caractère, s’est mépris sur le sens de mes paroles. Il a oublié qu’au moment où je parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice injuste, de la justice politique, de la justice des partis. Or la justice injuste frappe l’homme juste, et pouvait et peut encore frapper M. Odilon Barrot. C’est ce que j’ai dit, et c’est ce que je maintiens. (Réclamations à droite.)

Quand je vous parle des revanches de la destinée et de tout ce qu’une pareille loi peut contenir de contrecoups, vous murmurez. Eh bien ! j’insiste encore ! et je vous préviens seulement que, si vous murmurez maintenant, vous murmurerez contre l’histoire. (Le silence se rétablit. — Écoutez !)

De tous les hommes qui ont dirigé le gouvernement ou dominé l’opinion depuis soixante ans, il n’en est pas un, pas un, entendez-vous bien ? qui n’ait été précipité, soit avant, soit après. Tous les noms qui rappellent des triomphes rappellent aussi des catastrophes ; l’histoire les désigne par des synonymes où sont empreintes leurs disgrâces, tous, depuis le captif d’Olmutz, qui avait été La Fayette, jusqu’au déporté de Sainte-Hélène, qui avait été Napoléon. (Mouvement.)

Voyez et réfléchissez. Qui a repris le trône de France en 1814 ? L’exilé de Hartwell. Qui a régné après 1830 ? Le proscrit de Reichenau, redevenu aujourd’hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment ? Le prisonnier de Ham. (Profonde sensation.) Faites des lois de proscription maintenant ! (Bravo ! à gauche.)

Ah ! que ceci vous instruise ! Que la leçon des uns ne soit pas perdue pour l’orgueil des autres !

L’avenir est un édifice mystérieux que nous bâtissons nous-mêmes de nos propres mains dans l’obscurité, et qui doit plus tard nous servir à tous de demeure. Un jour vient où il se referme sur ceux qui l’ont bâti. Ah ! puisque nous le construisons aujourd’hui pour l’habiter demain, puisqu’il nous attend, puisqu’il nous saisira sans nul doute, composons-le donc, cet avenir, avec ce que nous avons de meilleur dans l’âme, et non avec ce que nous avons de pire ; avec l’amour, et non avec la colère !

Faisons-le rayonnant et non ténébreux ! faisons-en un palais et non une prison !

Messieurs, la loi qu’on vous propose est mauvaise, barbare, inique. Vous la repousserez. J’ai foi dans votre sagesse et dans votre humanité. Songez-y au moment du vote. Quand les hommes mettent dans une loi l’injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l’ont faite. (Mouvement général et prolongé.)

Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une dernière prière, une dernière supplication.

Ah ! croyez-moi, je m’adresse à vous tous, hommes de tous les partis qui siégez dans cette enceinte, et parmi lesquels il y a sur tous ces bancs tant de cœurs élevés et tant d’intelligences généreuses, croyez-moi, je vous parle avec une profonde conviction et une profonde douleur, ce n’est pas un bon emploi de notre temps que de faire des lois comme celle-ci ! (Très bien ! c’est vrai !) Ce n’est pas un bon emploi de notre temps que de nous tendre les uns aux autres des embûches dans une pénalité terrible et obscure, et de creuser pour nos adversaires des abîmes de misère et de souffrance où nous tomberons peut-être nous-mêmes ! (Agitation.)

Mon Dieu ! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous déchirer ? Nous avons pourtant autre chose à faire ! Nous avons autour de nous les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui demandent des écoles, les vieillards qui demandent des asiles, le peuple qui demande du pain, la France qui demande de la gloire ! (Bravo ! à gauche. — On rit à droite.)

Nous avons une société nouvelle à faire sortir des entrailles de la société ancienne, et, quant à moi, je suis de ceux qui ne veulent sacrifier ni l’enfant ni la mère. (Mouvement.) Ah ! nous n’avons pas le temps de nous haïr ! (Nouveau mouvement.)

La haine dépense de la force, et, de toutes les manières de dépenser de la force, c’est la plus mauvaise. (Très bien ! bravo !) Réunissons fraternellement tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le bien du pays. Au lieu d’échafauder péniblement des lois d’irritation et d’animosité, des lois qui calomnient ceux qui les font (mouvement), cherchons ensemble, et cordialement, la solution du redoutable problème de civilisation qui nous est posé, et qui contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les plus fatales ou le plus magnifique avenir. (Bravo ! à gauche.)

Nous sommes une génération prédestinée, nous touchons à une crise décisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants devoirs que nos pères. Nos pères n’avaient que la France à servir ; nous, nous avons la France à sauver. Non, nous n’avons pas le temps de nous haïr ! (Mouvement prolongé.) Je vote contre le projet de loi ! (Acclamations à gauche et longs applaudissements. — La séance est suspendue, pendant que tout le côté gauche en masse descend et vient féliciter l’orateur au pied de la tribune.)

  1. Note : Par son message du 31 octobre 1849, M. Louis Bonaparte avait congédié un ministère indépendant et chargé un ministère subalterne de l’exécution de sa pensée.

    Quelques jours après, M. Rouher, ministre de la justice, présenta un projet de loi sur la déportation.

    Ce projet contenait deux dispositions principales, la déportation simple dans l’île de Pamanzi et les Marquises, et la déportation compliquée de la détention dans une enceinte fortifiée, la citadelle de Zaoudzi, près l’île Mayotte.

    La commission nommée par l’assemblée adopta la pensée du projet, l’emprisonnement dans l’exil. Elle l’aggrava même en ce sens qu’elle autorisait l’application rétroactive de la loi aux condamnés antérieurement à sa promulgation. Elle substitua l’île de Noukahiva à l’île de Pamanzi, et la forteresse de Vaithau, îles Marquises, à la citadelle de Zaoudzi.

    C’était bien là ce que le déporté Tronçon-Ducoudray avait qualifié la guillotine sèche.

    M. Victor Hugo prit la parole contre cette loi dans la séance du 5 avril 1850.

    Le lendemain du jour où ce discours fut prononcé, une souscription fut faite pour le répandre dans toute la France. M. Émile de Girardin demanda qu’une médaille fût frappée à l’effigie de l’orateur, et portât pour inscription la date, 5 avril 1850, et ces paroles extraites du discours :

    « Quand les hommes mettent dans une loi l’injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l’ont faite. »

    Le gouvernement permit la médaille, mais défendit l’inscription.

    (Note de l’éditeur.)