Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 380-409).


XII


À Paris, Dingo redevint triste. Il ne sut plus que faire. Trop de gens, trop de maisons, de rues encombrées, plus assez d’espaces et de grands horizons. Il languissait, s’étiolait, ne montrait aucun empressement à sortir, dormait presque tous les jours, roulé en boule, sur des coussins. Les promenades à travers les foules lui étaient devenues un supplice. Quand je l’obligeais à m’accompagner, il ne me suivait plus qu’à regret, tête basse, l’œil maussade, d’un pas lent et dolent.

Le printemps venu, craignant qu’il ne tombât malade, je louai une maison rustique, dans un joli village, ou plutôt à l’écart d’un joli village, Veneux-Nadon, près de Fontainebleau. Le jardin donnait sur la forêt, dont il était en quelque sorte le prolongement. Nulle clôture, nulle barrière ne l’en séparait… La solitude y était charmante. De longs, longs silences, et tout d’un coup, les voix du vent dans les arbres, des voix qui emplissaient les hautes voûtes, les vastes nefs de la forêt, comme des chants d’orgues qu’aurait animés le génie d’un Beethoven.

Instantanément, Dingo fut gai, actif, plus tendre aussi. Il semblait m’être reconnaissant de l’avoir amené là, où il pourrait vivre, respirer, courir, être heureux. Malgré les guinguettes éparses dans les futaies, malgré les affiches de publicité qui parsèment les clairières, encombrent les ronds-points, font de ces bois sacrés comme une sorte d’immense agence, où se brassent les affaires de M. Dufayel, je suis sûr que Dingo connut, savoura cette sensation nouvelle et forte d’avoir retrouvé le pays natal.

Désormais, il vécut presque exclusivement dans la forêt. Comment vécut-il ? Je ne le sus jamais bien. On le vit souvent très loin de la maison, sur le territoire de Melun, de Barbizon, de Marlotte, de Nemours, de Samois, filer rapidement, le nez au ras du sol, entre les troncs d’arbres. Un garde me dit :

— Il chasse on ne sait quoi… des fantômes… il a l’air d’un chien fou…

Un autre me conta :

— Il s’attaque dans la forêt à tout ce qu’il trouve : aux branches tombées, à de vieux ossements qu’il déterre, à de vieilles chaussures, de vieux torchons qu’il secoue, qu’il déchire dans sa gueule en grondant, et qu’il emporte comme une proie au fond des fourrés.

Moi-même, une après-midi, je l’aperçus, au haut d’un rocher. Il était tout rouge dans le soleil, et il hurlait à pleine gorge, il hurlait des appels rauques, des appels joyeux, des appels sans fin aux dingos inconnus et fraternels de l’Australie.

Dans ses courses vertigineuses, il ne nous oubliait pas. Cinq jours, six jours d’absence, et il revenait tout à coup, rapportant dans ses poils des odeurs puissantes de terreau, de fleurs sauvages et de feuilles mortes. C’étaient alors des gambades, des gentillesses, des caresses éperdues, un délire de joie. Il semblait qu’il ne voulût plus jamais nous quitter. Après s’être attendri, reposé, gavé de bonne nourriture, il repartait.

Je connaissais dans le village un braconnier. On l’appelait Victor Flamant. Il habitait, à deux cents mètres du bourg, une cabane faite de planches pourries, disjointes, à peine couverte, et il vivait là, dans la plus horrible misère, avec ses cinq enfants. Je lui avais acheté quelquefois du gibier et l’avais employé à des travaux de labour dans le jardin. Ce Flamant m’intéressait passionnément.

Vêtu d’une blouse et d’un pantalon d’un brun lavé et, sous la blouse, d’un tricot de laine fauve, coiffé d’une casquette dont la peau de lapin usée lui moulait le crâne, une cravate lâche, en corde rouge, autour du cou, il était de petite taille, sec, osseux, couleur d’écorce et de sous-bois. Ses yeux, des yeux très clairs, d’un gris très clair, mais fixes et ronds, étaient sans aucun rayonnement et pareils aux yeux des oiseaux nocturnes que blesse la lumière du jour. Sa face pointue, montée sur un col mince et long, était pour ainsi dire rongée, comme une plaie, par une barbe très courte, d’un gris roussâtre. Il avait des allures prudentes, obliques, l’oreille attentive, inquiète, un nez extrêmement mobile, dont les narines battaient sans cesse au vent comme celles des chiens. Ainsi que les animaux habitués à ramper, à se glisser dans le dédale des fourrés, il ondulait du corps en marchant. Ses chaussures ne faisaient aucun bruit sur le sol. On eût dit qu’elles étaient garnies d’ouate et de feutre. Enfin, il représentait pour moi quelque chose de plus ou de moins qu’un homme, quelque chose en dehors d’un homme, quelque chose dont je n’avais pas l’habitude et qui me hantait : un être de silence et de nuit.

Il était haï, redouté de tous. Personne ne lui parlait jamais et il ne parlait à personne. Chacun s’écartait de lui. La terreur qu’il répandait était telle, que non seulement les gens du pays ne lui parlaient pas, mais qu’ils évitaient de parler de lui. On disait seulement : « Il a été en justice. » J’appris qu’il avait été condamné plusieurs fois pour délits de braconnage. Il y avait aussi une histoire de garde assassiné. Flamant avait été arrêté, aucune preuve ne fut relevée contre lui. On le relâcha.

Lui ne se disculpait pas. Il ne disait rien. Non par ruse de paysan, mais par une sorte de fierté morne, où il y avait autant de tristesse que de dédain. Et d’ailleurs ce n’était pas un paysan, cet homme de la forêt qui avait dressé sa cabane de planches pourries dans un communal, près de la berge. Dans le village, où le garde champêtre et la gendarmerie pourchassaient les Romanichels et les roulottiers, on respectait le droit qu’il avait pris d’occuper ce bout de terrain.

J’aimais Flamant pour son apparence sauvage, pour sa vie solitaire, pour le mépris et pour la peur qu’avaient de lui les paysans et les boutiquiers. J’avais essayé en vain de causer avec lui. Je ne sais s’il comprit ou non ma sympathie. Mais il ne répondit à mes questions les plus amicales que par des oui ou des non. À peine me montrait-il un peu plus de confiance qu’aux paysans du village. Il avait consenti à venir travailler chez moi. C’était tout. Quand je lui parlais, il me regardait de ses yeux ronds et clairs, avec une expression de tristesse profonde, presque animale. Je ne sus rien de lui, sinon qu’il aimait ses enfants. Ces gosses sans mère, mal tenus, débraillés, chapardeurs, étaient souvent embrassés par leur père. Il ne les frappait jamais. Parfois, il les regardait se rouler dans l’herbe autour de la cabane. Souvent, ils venaient se jeter dans ses jambes et jouaient à cache-cache derrière lui.

On le voyait peu. Sans doute, la nuit, il braconnait, et le jour il se reposait. C’est pourquoi il refusait de venir chez moi régulièrement. Il refusait simplement, sans penser même à donner une excuse ou une explication.

Quand il travaillait dans le jardin, Dingo lui tenait volontiers compagnie. Mais il ne lui prodiguait pas d’inutiles marques de tendresse. Dingo respectait le silence de Flamant. Il ne jappait pas, il ne sautait pas. Il se posait près de lui. Si Flamant poussait au fond du jardin une brouette chargée de mauvaises herbes, Dingo le suivait avec calme, attendait qu’il l’eût déchargée et revenait avec lui, la gueule entr’ouverte, l’air sage. Un jour que Flamant, avec une serpe, s’entailla légèrement la peau d’un doigt, Dingo vint lécher le sang de la blessure.

Par une calme soirée, j’étais descendu jusqu’à la Seine. J’entendis des sons bizarres que le vent, par bribes, m’apportait. Ils venaient de la cabane de Flamant. Je m’approchai. Immobile, dans l’obscurité, j’écoutai. Quelqu’un jouait de l’accordéon. Mais qui ? Était-ce bien d’un accordéon que venait cette musique ? L’accordéon est un instrument pour polkas dans les bals, un orgue de barbarie timide ; sa sonorité est mal posée, comme la voix d’un adolescent qui mue. Mais les sons que j’entendais étaient pleins comme les sons d’un orgue. S’ils devenaient plus rapides, leur sautillement était allègre et libre. C’était une musique humaine et profonde comme celle de Moussorsghi. On eût dit qu’elle enlevait au paysage son caractère familier et qu’elle l’éloignait dans l’espace. Étais-je bien sur la lisière de Fontainebleau ? N’étais-je pas plutôt un voyageur en exploration ayant marché des jours et des nuits dans un désert et qui, brusquement, retrouvait tous les soucis, toutes les angoisses mystérieuses et les humbles joies des autres hommes ?

J’entrai dans la cabane. Flamant était assis sur un escabeau, les yeux calmes et levés au plafond, le buste remué d’un mouvement de balancier.

— Qu’est-ce que vous jouez là ?… lui demandai-je.

— Je m’amuse… répondit-il.

J’insistai :

— Mais, enfin, de qui est cette musique ?

— De personne…

— Mais qui donc vous a appris ?…

— Personne… je m’amuse…

Et je ne pus tirer de lui d’autres mots que ceux-ci :

— Je m’amuse…

Un jour que je passais à Fontainebleau avec Dingo, je fus hélé de la terrasse d’un café. Je me retournai. Et parmi les têtes de rentiers locaux, de cyclistes s’épongeant, d’automobilistes poussiéreux, je reconnus, dressé devant sa chaise et me faisant des signes cordiaux et comiques, mon ami Pierre Barque.

— Eh ! vieux zèbre, me cria-t-il…

Il y avait bien six ans que je ne l’avais pas vu. Il me serra la main si fort que je faillis pousser un cri de douleur.

— Comment… c’est toi ? Quelle chance… Ah ! vieux zèbre !…

Vieux zèbre, c’était le mot familier de mon ami Pierre Barque, qui lui servait à désigner à la fois ses amis, les grands peintres, les grands poètes, les grands généraux et les garçons de café complaisants.

Il répéta :

— Vieux zèbre, va…

Il n’y avait place en sa figure pour aucune amertume, pour aucun souci, j’allais dire pour aucune pudeur. Il était petit et corpulent. Son visage était rond, terriblement rond, franc, terriblement franc. Il y avait dans la cordialité de Pierre Barque quelque chose d’absolu et de démesuré. On comprenait qu’en lui enlevant sa cordialité, on lui enlèverait aussi la vie. Barque était cordial, comme l’eau est mouillée, comme la pierre est dure. Ah ! que je l’ai souvent envié ! Que j’ai envié son calme moral et sa force d’âme et ses chansons ! Car il chantait toujours… Je me souviens qu’il avait, durant l’espace d’une année, perdu successivement son père, sa mère, ses deux sœurs, une maîtresse qu’il adorait, trois mille francs de rente engagés dans une spéculation hasardeuse et, loin de se laisser abattre par le malheur, il savait, au contraire, y puiser une gaîté plus bruyante. À chaque coup du destin, il disait :

— Soyons un zèbre, nom d’un chien !

Je lui demandai :

— Pourquoi ne te voit-on plus ? Qu’est-ce que tu deviens ?

— Ce que je deviens… Tu ne sais pas ?… Elle est bonne celle-là… Ah ! par exemple, elle est très bonne… Tu ne sais pas ?

— Mais non !

— Ta parole ?

— Je t’assure.

— Mais j’ai quitté les affaires.

Ces simples mots : « j’ai quitté les affaires », prononcés par Pierre Barque, avaient un accent, une sonorité toute particulière. Barque est bavard, et les affaires, telles qu’il les entend, sont un merveilleux sujet de conversation. Les affaires l’occupent, mais sans danger aucun, puisqu’il y gagne et n’y perd jamais d’argent. Barque n’a jamais songé à fonder une société de mines ou à bâtir une ville dans l’Afrique du Sud. Les affaires qu’il propose sont, comme lui-même, modestes et cordiales. On les tient tout entières dans sa main, comme on peut suivre, d’un trait à l’autre, sa figure sympathique et sans mystère. Elles n’exigent pas de grands capitaux, ne ruinent pas des sociétés adverses. Elles doivent tout à l’ingéniosité de l’idée, à la solidité de la combinaison. Il n’est pas nécessaire, pour réaliser les affaires de Pierre Barque, de louer un bureau au rez-de-chaussée sur la cour, d’engager une dactylographe et un groom. On les noue, on les traite, on les dénoue au café.

Barque, autrefois, avait toujours une affaire en train. Il ne disait pas :

— Tu devrais bien m’offrir l’apéritif…

Il ne disait pas non plus :

— Prête-moi vingt francs.

Il glissait son bras sous le bras d’un ami, l’entraînait au café le plus proche et lui disait :

— Asseyons-nous là… je vais te raconter la combinaison…

Et quand il avait exposé la combinaison, quand l’ami avait payé les consommations, Barque ajoutait :

— Je vais télégraphier pour le droit d’option… Passe-moi un louis… je n’ai pas de monnaie…

Pierre Barque m’a proposé autrefois l’achat d’un Stradivarius, qui appartenait à un de ses amis, musicien d’orchestre. Un Américain, que Barque avait connu aux Folies-Bergère, et qui était l’intermédiaire d’un roi du métal, était prêt à acheter ce Stradivarius à n’importe quel prix. Il m’a proposé l’achat d’un jardinet de dix mètres, sur la Butte-Montmartre, naturellement situé à l’intersection de deux rues projetées.

— En plein maquis… vieux zèbre… on l’aurait pour une croûte de pain, et tu parles d’une expropriation !…

Un petit café où Barque avait coutume de jouer à la manille pouvait aussi être l’objet d’une opération magnifique…

— C’est un zinc, un simple zinc… On aurait le fonds pour le prix des canettes et des siphons.

Et dans un an le métro passera devant… Le métro… On revendrait le prix qu’on voudrait…

Mais le plus souvent, il s’agissait d’un tableau ancien.

— Ancien… j’n’t… dis qu’ça… Chez la veuve d’un capitaine en retraite… Elle le donnerait pour mille francs.

D’une pesée sur mon épaule, Barque, sans un mot, m’avait fait asseoir sur la chaise à côté de la sienne. Dingo s’installa près de moi.

— Et que fais-tu maintenant ? demandai-je.

Avec orgueil, il me répondit :

— Je suis peintre…

— Allons donc !

Il eut des airs de doux reproche, des regards amicalement étonnés.

— Tu ne sais donc pas, fit-il en se rengorgeant, que j’ai obtenu cette année au salon une troisième médaille ! Voyons… Voyons… c’était dans tous les journaux…

Je m’excusai, comme je pus, maladroitement, du reste. Et sentant que je l’avais peiné en ignorant sa gloire nouvelle, je m’écriai enthousiaste :

— Oh ! ce vieux zèbre… Est-il assez épatant !

— Ce vieux zèbre !… répéta, la figure tout épanouie, mon ami Pierre Barque, qui se mit à me tapoter les genoux, geste par où s’exprimait le meilleur et le plus tendre de son émotion.

Après quoi, il travailla d’une main adroite et savante l’absinthe que le garçon venait de verser dans son verre.

Quand il en eut savouré, selon ses rites, quelques gorgées :

— Es-tu content ? lui demandai-je.

— Mais oui… mais oui… toujours content.

— Et qu’est-ce que tu peins ?

— Des fleurs, des bêtes, des gens, des arbres, des ciels… je peins de tout.

— Ce vieux zèbre !

— Ça t’épate, hein ? Au fond, tu ne te doutais pas que je deviendrais, comme tout le monde, un artiste. Allons, avoue-le. Ça ne m’humilie point. Et tu sais, ça ne chôme pas, chez moi, les tableaux. Aussitôt faits, aussitôt vendus. Je ne te dirai pas que ça enfonce Botticelli et ce zèbre de Velasquez… non bien sûr… mais ça vaut bien Jean Béraud. Ce que je réussis le mieux, ce sont les lièvres, mon vieux lapin ! Tu vois cela hein ? Des lièvres pendus à un clou, par la patte de derrière, sur un fond de serviette éponge… Je puis en faire dix par jour… et je les vends deux louis pièce… Avec ça, on est un zèbre dans la vie.

Et il m’appliqua une forte claque sur la cuisse.

Puis il se renversa sur sa chaise, la maintenant en équilibre instable sur les deux pieds de derrière, et il s’écria en désignant Dingo :

— Ah ! qu’il est beau… c’est un zèbre.

Il passa sa main sur l’échine, puis sur la tête de Dingo, qui accueillit cette caresse cordiale et tapotée avec une remarquable indifférence. Dingo, d’ordinaire, manifestait ses sentiments, et ses sentiments étaient violents, prompts et sans nuances. Il aimait ou détestait, grognait ou jappait, montrait les dents ou léchait. Mais Pierre Barque eût pu le caresser une journée entière, sans que Dingo s’en aperçût. Ainsi, je l’avais vu un jour, immobile sous la pluie. Les petites tapes amicales de Pierre Barque ne le troublaient pas davantage que les gouttes de pluie.

Par politesse, je reprochai à Pierre Barque de n’être pas venu me voir, de ne m’avoir même pas écrit.

— Ah ! mon vieux, me répondit-il, ce n’est pas mon fort… Quant à venir te voir, je vais te dire… Depuis que je suis un artiste, c’est à peine si je passe trois mois de l’année à Paris… Les autres mois, je voyage…

— Et où vas-tu ?

— Partout !…

— Ça doit te coûter cher ?

— Pas un sou, mon vieux… je vais te dire… j’ai horreur des hôtels… On y mange mal et on y est très mal couché… et l’on n’y voit que des raseurs… Jamais je ne fourre le pied dans un hôtel… Non, je descends chez des amis, chez de vieux zèbres d’amis.

— Mazette ! Tu dois avoir beaucoup d’amis.

— Oui. Et quand je n’ai pas d’amis dans un pays… tu vas voir… Je suis un artiste, c’est vrai… Mais je suis resté un homme d’affaires…

Les joues gonflées, les yeux diminués, il éclata de rire :

— Je débarque dans une ville, je n’y connais personne… Suis-moi bien… La première chose que je fais, c’est d’aller immédiatement au meilleur café de l’endroit…

Il s’interrompit un instant. Son visage exprimait toujours une irrésistible hilarité.

— Je vois une bonne tête de consommateur… J’ai l’habitude des visages humains… Au bout de cinq minutes, je sais leur histoire par A plus B, s’ils sont mariés ou célibataires, riches ou pauvres, généreux ou avares, s’ils ont des bonnes…

Il hésita, cherchant son mot :

— Des bonnes… des bonnes salaces ou d’infâmes torchons de cuisinières. L’examen passé, carrément je vais à celui que j’ai choisi… je lui tape sur la cuisse et je lui dis : « Toi, tu es un zèbre… » Je l’étourdis de paroles, de chansons, de flatteries… « Et je ferai ton portrait… » Si bien que le soir, je suis installé chez lui et que sa maison est la mienne… Deux jours après, tout est à moi, même sa femme, s’il est marié, ou sa bonne, s’il ne l’est pas… Et voilà, ce que c’est que d’être un zèbre !

Pierre Barque commanda une seconde absinthe.

— Mais j’y pense, fit-il tout à coup… ce matin, j’ai donné congé de mon appartement, parce que je désire changer de quartier, et après-demain on vend mes meubles… Est-ce que tu pourrais me donner l’hospitalité pour deux ou trois semaines ?

— Tu sais… enfin, je…

Il ne me laissa pas le temps de trouver une phrase.

— Mais non… mais non… je ferai ton portrait…

— Tu es bien gentil… mais…

— Et celui de Dingo…

— Enfin… viens…

— Ah ! vieux zèbre !

Il ne voulut pas s’apercevoir de mon peu d’enthousiasme. Il poursuivit :

— Ta cuisinière est bonne au moins ?

— Dame… tu sais…

— Et ton valet de chambre… est-ce qu’il vole les cigares ?

— Heu… heu… je ne m’y fie pas.

J’ajoutai :

— Tu sais que je suis marié.

Alors le brave garçon me tapa de nouveau sur les genoux et il me dit en accentuant son rire :

— Oh, les vrais amis, les vieux amis… jamais… Vieux zèbre… va.

Il empoigna la carafe et il laissa tomber l’eau, goutte à goutte, dans l’absinthe qui surnageait.

Le soir même, il arrivait chez moi avec ce qu’il appelait ses malles.

— Tu vois, mon vieux… Je ne fais pas d’histoires, moi… Je suis gentil avec les amis. Je suis un zèbre… moi !

Pierre Barque s’installa. Le matin, il descendait en pantoufles et en chemise de nuit prendre son chocolat. Il beurrait ses tartines avec le même soin qu’il préparait ses absinthes au café. Il les beurrait, comme un garçon honnête qui a sa conscience pour lui. C’était un véritable travail d’art. Il beurrait son pain comme un ouvrier habile ripoline une planchette. Enfin, il montrait un goût très vif pour la vie de famille. Si ma femme tardait à descendre, il posait sa tartine sur la table, allait dans l’antichambre et, appuyé à la pomme de la rampe, il criait dans l’escalier :

— Hé la bourgeoise… y a plus moyen ?…

Il imitait les cris d’animaux, tous les cris d’animaux. Il jouait avec la vaisselle, les couteaux, les fourchettes. Il savait, en pliant sa serviette, lui donner à volonté l’aspect d’une tête de cochon ou d’un prédicateur dans sa chaire. Au dessert, il dessinait, avec son crayon, des rébus grivois sur la nappe.

Il remplit la maison d’une si terrible gaîté que nous en étions réduits, ma femme et moi, à espérer, à désirer, à souhaiter un malheur, n’importe lequel, un incendie, une ruine, une mort.

Un jour que Flamant travaillait au jardin, Pierre Barque tomba en admiration devant lui.

— Ah ! le gaillard… me dit-il, un portrait épatant !…

Il alla à Flamant, qui bêchait, et se posa devant lui, comme un officier qui surveille un soldat en corvée. Et du ton cordial et crâne qui lui était familier, il lui dit :

— Hé mon brave… ah… ah… vous allez poser pour moi… Veinard… va… comme les jolies femmes.

Flamant se redressa, s’appuya sur sa bêche et regarda simplement Barque de ses yeux gris, sans colère d’ailleurs et comme s’il n’avait pas compris, comme s’il avait dédaigné de comprendre. La sueur coulait en larges gouttes sur son front et brillait sur ses joues rongées par la barbe. Il ne répondit pas, regarda Pierre Barque encore, cracha dans ses doigts et reprit sa bêche.

Barque revint vers moi, un peu gêné, et me dit :

— Pas commode, le bougre… pas causeur…

Après le déjeuner, Pierre Barque me disait :

— Allons… aujourd’hui… ton portrait.

Je prétextais une excuse.

— Alors Dingo…

Mais Dingo n’était jamais là.

Pierre Barque se décidait quand même à aller travailler dans la forêt. Il choisissait un motif, après avoir longuement regardé dans sa main ployée en longue-vue. Mais le motif ne lui servait que d’inspiration. Il peignait non pas les rochers et les arbres, mais des marines, avec une mer grise ou bleue et des bateaux à voiles. D’autres jours, il peignait des lièvres, sur le fameux fond de serviette éponge, ou des homards, de magnifiques homards rouges sur une nappe ou sur un plat. Et il me disait :

— Tu crois que je ne suis pas mieux là qu’enfermé dans un atelier ?… Ah, ils ont raison les bonshommes du plein air…

Un jour, cependant, Dingo consentit à nous accompagner. Barque commença aussitôt son portrait. Il eut quelque peine à ne pas lui faire le poil d’un lièvre. Barque avait l’habitude du poil de lièvre. Ce fut d’abord sur la toile la tache énorme d’un chien-lièvre. Avec des coulées de jaune de chrome, Barque éclaira le ton. Dingo tenait maintenant du canari.

Barque s’était reculé pour mieux juger de l’effet…

Dingo s’approcha et vint flairer la toile.

— Comment trouves-tu ça, mon vieux zèbre de Dingo ?… demanda Pierre Barque, le visage épanoui.

Dingo flairait, flairait toujours. Soudain, il saisit la toile dans sa gueule et l’agita violemment, comme il avait fait autrefois des fourrures qu’il déchiqueta. Barque cria.

— Sacré zèbre… veux-tu !…

Il voulut lui arracher la toile. Mais déjà Dingo avait fui. Barque courut derrière lui, ses pinceaux et sa palette à la main.

— Sacré cochon !… hurlait-il.

Mais Dingo avait disparu dans la forêt, emportant la toile.

Il ne revint que deux jours après. Barque était parti.

Par une fraîche matinée, où le soleil oblique piquait les plantes encore humides, Flamant bêchait dans le jardin. Il enfonçait la bêche d’un petit coup sec du pied. Bêchage du matin, exercice rapide et souple. Flamant parfois se redressait et, appuyé à sa bêche, regardait devant lui un peu fixement, on ne savait où. Il semblait de bonne humeur. D’autres jours, je l’avais vu, par le plein soleil, enfoncer la bêche lourdement, du poids de tout son corps, comme si tout son corps allait pénétrer dans la terre par la fente qu’il venait de creuser. Ce matin-là, il avait l’air seulement de diriger sa bêche, avec la liberté d’un bon mécanicien qui règle une machine.

Dingo vint près de Flamant et s’étendit, devant lui, les deux pattes en avant. Il était rentré, la veille au soir, après une fugue de trois jours. Flamant, qui ne parlait jamais, lui parla :

— Tu as chassé… hein ?…

Dingo dressa les oreilles.

— Tu les connais, toi, les bonnes places !… Tu sais où sont les lièvres… Dingo remua la queue.

Et Flamant répéta plusieurs fois :

— Tu les connais… toi… les bonnes places…

Il laissa sa bêche plantée en terre, s’approcha de Dingo, se courba vers lui, lui saisit la tête entre ses deux mains, brusquement. D’une voix un peu voilée, les yeux tout près des yeux de Dingo, il lui disait :

— Ah sacré chien !…

Il venait d’apercevoir à l’angle des mâchoires une petite touffe de poils plus grise, agglutinée de salive et de sang, mêlée aux poils de Dingo :

— C’est du lièvre… ça, dit-il, c’est du lièvre…

On eût dit qu’il se découvrait avec Dingo une parenté. L’un et l’autre, ils savaient attraper les bêtes. Flamant les guettait. Dingo les forçait. Un semblable instinct les rapprochait. Ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, de ces chasseurs à carnassière et cartouchière qui chassent le dimanche, comme on pêche à la ligne. Ils chassaient, quand il leur plaisait, pour eux-mêmes.

Depuis deux jours, Dingo a disparu. Je suis habitué à ses fugues. Je ne m’inquiète pas. J’irai, sans lui, voir la chasse à courre dont parle tout le village et qui ramène les gens riches dans le pays.

De même qu’une fête votive ou les péripéties des manœuvres militaires, cela a mis en rumeur ce coin de forêt ordinairement si calme et si plein de silence. Toute la forêt retentit de l’aboi des chiens, du galop des chevaux et du son du cor. Elle est envahie… Elle crie, elle appelle, elle hurle… J’ai vu passer, emportés dans un galop, des messieurs très élégants, de belles et souples brutes humaines, vêtues de rouge, comme les bourreaux anciens. Et j’ai vu passer aussi, les unes à cheval, bien cambrées sur la selle, les autres mollement étendues sur les coussins de leur automobile, des femmes jolies, des petites femmes blondes et roses, aux prunelles douces, et qui, le soir, langoureuses, pâmées, chuchotent des mots d’amour et parlent, parlent de leur âme… ah ! oui, de leur âme blessée, de leur âme meurtrie, de leur pauvre âme assoiffée d’idéal… les chers cœurs. Et j’ai vu passer encore, endimanchées et fébriles, des familles entières de petits bourgeois, et des paysans et des ouvriers qui sont venus, en foule, de la ville, des villages voisins, attirés par les promesses d’un double spectacle : contempler de près des personnes riches dans le brillant exercice de leur richesse, et, peut-être, assister à la mort, au dépècement de quelque chose de vivant par des chiens…

Quelques-uns se sont arrêtés devant l’auberge des Plâtreries… C’est un bon endroit, et l’hallali y sonne souvent. Ces braves gens mêlés, oisifs et prolétaires, sont impatients, anxieux. Les petits trépignent, les grands ont des figures graves. Joies de carnassiers, admiration servile devant le luxe et ses manifestations meurtrières, je ne surprends rien d’autre sur ces visages… Une jeune fille dit :

— Pourvu qu’on le prenne au milieu de la Seine… c’est bien plus beau !

— Oui… le soir… avec des torches !… accentue la mère.

Un gamin aux joues boutonneuses, aux jambes torses, dit ensuite :

— Moi… je voudrais qu’on fît la curée dans la forêt… L’année dernière, nous ne l’avons pas vue…

Le père — un excellent homme — s’inquiète de savoir où aura lieu l’hallali. Il ne veut pas se priver et priver sa progéniture de ce qui est le plus beau dans une chasse… la bête forcée… les chiens fouillant les entrailles chaudes de la bête, les valets fouaillant les chiens… la mort… le sang… les lambeaux de viande rouge.

— Avec des torches…, répète la mère.

— Oui… oui… avec des torches.

Et, tous les quatre, l’oreille aux aguets, la bouche sèche, les yeux luisants, ils suivent les appels, les clameurs, les hurlements de la chasse… Tantôt elle se rapproche…

— Ah la voilà !… la voilà ! Elle vient par ici.

Tantôt elle s’éloigne…

— Ah zut !…

Et toutes les mines s’allongent, déçues et hideuses…

Un ouvrier, tout blanc de poussière de plâtre, dit avec désespoir :

— Il est bien capable d’aller se faire prendre là-bas, aux étangs, cette saleté-là !…

« Cette saleté-là », c’est le cerf, derrière lequel hurlent soixante gueules de chiens. On se rassure entre soi…

— Mais non !… Mais non !…

Mais non, le cerf ne leur fera pas « cette sale blague » de mourir aux étangs… Il mourra, là, devant eux, en pleine Seine.

— Avec des torches !… Avec des torches ! s’obstine la grosse dame.

— Certainement, car c’est un bon cerf, soucieux des plaisirs du peuple, que diable !

Et devant moi, de l’autre côté du fleuve qui la reflète, la forêt étage somptueusement, déroule comme une magnifique tapisserie ses houles d’or et ses moutonnements pourprés… La chasse est loin maintenant. Ce n’est plus, sous cette riche parure, qu’un petit cri là-bas… que de petites clameurs indistinctes, étouffées, des souffles qui vont s’éteignant, très loin, sous les futaies…

Je me souviens que, la veille, je me suis promené dans la forêt et que j’ai aperçu dans une allée une bande de cerfs et de biches qui broutaient l’herbe, tranquillement, sans se douter de ce qui les menaçait. C’était le soir avant le coucher du soleil. Un soir immobile, où pas une feuille ne bougeait. Toute la forêt semblait de feu, de soufre et de sang aussi. Les troncs des arbres s’enlevaient, colonnades énormes et toutes noires, sur les pentes rouges et les feuilles tombées rendaient sourd, comme un épais tapis, le bruit de mes pas. Et caché derrière le fût d’un hêtre, longtemps j’avais admiré la beauté libre de ces animaux, leur souplesse nerveuse, leur élégance fine. Et je me sens triste davantage, à la pensée que c’est peut-être une de ces belles créatures pacifiques que j’ai vues et que j’ai aimées qui fuit, en ce moment, affolée, devant les chiens, devant les cors, devant les brutes en habit rouge, devant les douces femmes blondes…

Les promeneurs arrivent sans cesse, emplissent la route…

— Où est la chasse ?… Où est la chasse ? Nous avons perdu la chasse…

Le boucher, qui a fini sa tournée dans les bourgs avoisinants, arrête sa voiture. On voit aller et venir son tablier blanc taché de sang. Et ses bras nus s’agitent parmi la foule. Car c’est une foule maintenant. Une foule qui s’impatiente davantage, qui s’exaspère. Des propos s’échangent, plus nerveux, des probabilités se colportent. On discute. On dit du cerf que « c’est un cochon » et que c’est mal à lui d’être parti si loin. On proclame que telle place est meilleure que telle autre. Le boucher énonce :

— L’endroit est bon… Je vous dis que l’endroit est bon.

— Savoir… Savoir.

— Sur dix cerfs… il y en a huit qui viennent se faire prendre ici…

Et voilà que, tout à coup, et peu à peu, la voix de la forêt se réveille et gronde. Les voix des chiens se rapprochent, à chaque seconde plus rauques, plus terribles. Le cor fait rage. On entend ici et là des appels, de grandes clameurs et des galops et des roulements.

— Elle revient… elle revient…

Le boucher triomphe.

— Puisque je vous dis qu’il n’y a pas un meilleur endroit… Tenez !

Et montrant le fleuve, à droite, il crie :

— Tenez !… le voilà…

En effet, j’ai entendu comme la chute d’une grosse pierre dans le fleuve. Je distingue des bouillonnements… des remous blanchâtres qui vont s’élargissant. Tout en avant, une sorte de branchage semble flotter sur l’eau. Dans la lumière atténuée du soir tombant, on croirait qu’on a jeté dans le fleuve un débris de bois mort et qu’un chien s’est mis à la nage, pour le rapporter dans sa gueule. On dirait que le vent seul et le balancement de l’eau agitent cette ramure dépouillée. Mais bientôt, au-dessus de l’eau blanche de remous, j’aperçois un angle noir : le dos du cerf. Un chien, d’une nage saccadée, la gueule levée, le poursuit, un seul chien tout d’abord. Une meute cependant est arrivée jusqu’à la rive, mais n’est pas encore à l’eau. Je ne puis encore distinguer le chien, le meilleur de la meute, sans doute. Mais le boucher dit, dans un groupe :

— Ah mais… c’est le chien de Veneux-Nadon…

Et bientôt, moi aussi, j’ai reconnu Dingo. Je l’appelle… Je ne me suis jamais indigné de ses meurtres et de ses chasses. Mais, en cet instant, j’ai honte de lui. Dingo complice des habits rouges et des femmes roses ! Je l’appelle… Mais il ne m’entend pas. Il est tout entier à sa poursuite. Il frappe l’eau maintenant avec une sorte de rage. Il avance, le cou tendu. Le cerf nage moins vite. La meute a rejoint et se presse derrière Dingo, comme si elle était une seule bête, plaquant sur le fleuve son dos onduleux et contracté.

Alors, c’est le délire, la bousculade, des cris, des vociférations, des voix furieuses d’hommes encourageant les voix hurlantes des chiens… Et des cavaliers débouchant de tous les côtés. Les sabots des chevaux sonnent sur la route empierrée. D’autres chevaux se cabrent parmi des voitures. On agite des mouchoirs, des chapeaux… Des gestes violents, des gestes crispés. On dirait un massacre, un pillage, le sac d’une ville conquise, tant tous ces bruits, toutes ces voix, tous ces gestes ont un caractère de sauvagerie, d’exaltation homicide.

Et je ne vois plus bien ce qui se passe. De temps en temps, sur la surface blanche, je vois encore le cerf qui s’engourdit dans le froid de l’eau. Et je vois autour de lui les gueules féroces des chiens, au-dessus de l’eau… Et je vois un piqueur qui a détaché une barque de la rive, et qui, conduit par un rameur en habit rouge, s’avance sur le cerf, la dague au point.

Les cris redoublent, des cris de victoire forcenés.

Et tout près de moi, une femme du peuple, une paysanne, regardant les piqueurs, regardant les cavaliers, regardant les douces femmes et la foule, crie, en leur montrant le poing, d’une voix de sublime haine :

— Ah ! les salauds !…

J’eus beaucoup de peine à retrouver Dingo qui, les poils trempés, se promenait avec agitation dans la foule. Un piqueur me dit :

— Ah ! c’est votre chien… Eh bien, il est propre… C’est lui qui a mené la chasse. On a tout fait pour l’éloigner… On lui a même tiré des coups de carabine… Mais ouatt… Ah sacré nom de Dieu !…

Je l’interrompis :

— Mais dites donc… vous jurez… Dans une aussi grande maison ?…

Je passai une corde au collier de Dingo et je l’emmenai. Il marchait, tête baissée et langue pendante. Mais parfois, tirant sur la laisse et flairant rageusement, il semblait vouloir s’élancer pour une poursuite nouvelle.