Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 266-297).


VIII


Les événements allaient se précipiter coup sur coup avec une rapidité foudroyante. Et dès lors je ne vécus plus que dans le cauchemar.

Je rentrais de Paris, vers cinq heures du soir. Thuvin m’attendait devant sa porte. Avec une animation inhabituelle et beaucoup de gestes, il racontait au père Cornélius Fiston des histoires sans doute terribles ; car à chaque parole, à chaque geste, le garde champêtre sursautait et une expression d’effroi crispait son visage. Dès qu’il eut aperçu la voiture, le jardinier accourut au-devant de moi.

— Un malheur !… Monsieur… un grand malheur !… m’annonça-t-il d’une voix qui sonnait le glas de quelque chose, de quelqu’un, comme une tintenelle de bedeau.

J’avais bien remarqué son trouble, son effarement, ses yeux un peu hagards. Cela présageait un malheur, en effet. Mais les malheurs de Thuvin, j’en connaissais par expérience, depuis longtemps, les futilités cancanières. Et puis j’étais de mauvaise humeur. Je le reçus fort mal.

— Ah ! vous me chantez toujours la même chose… reprochai-je avec brutalité… Vous êtes assommant… Dingo a encore pissé sur vos glaïeuls ?… C’est entendu… Laissez-moi tranquille.

Cet homme acharné ne se formalisa pas. Il savait qu’il avait la conscience pure, la vérité pour lui. Sans se rebiffer, il dit d’une voix lente, très solennelle, en détachant chaque mot, chaque syllabe de chaque mot :

— Monsieur, le poulailler est détruit…

— Quoi ?… qu’est-ce que vous dites ?… Le poulailler ?… vous êtes fou ?

Nullement intimidé, il répéta fermement :

— Je dis à monsieur que le poulailler est détruit… Je ne sais si je me fais bien comprendre de monsieur… Il n’y a plus de poulailler… Plus une poule, plus un poulet… plus un poussin, dans le poulailler… plus rien… plus rien… plus rien.

— Dingo ?… demandai-je, la gorge serrée.

— Dingo !… Oui…

Ayant respiré très fortement, il expliqua après un court silence qui me parut infiniment tragique :

— Les dindons, eux… ah ! je ne sais pas comment… ont échappé au massacre… Ils se sont ensauvés dans le bois… Ils perchent dans les arbres… bon !… Mais…

Il prit un temps, secoua la tête et il dit encore :

— Si ce n’est pas pour aujourd’hui… allez, ce sera pour demain… Que monsieur vienne avec nous… Il faut que monsieur voie comment son chien travaille… Ah ! il travaille bien, là !…

Il ouvrit la portière, m’aida à descendre et m’entraîna vers la basse-cour. En dépit de ma mauvaise humeur, je subissais l’autorité évidente de cet homme.

Il marchait très vite ; j’avais peine à le suivre. Son sécateur et sa serpette faisaient en se heurtant dans la poche de son tablier un petit bruit qui m’agaçait. Des arbres voisins, les paons vinrent s’abattre autour de nous, et se mirent à nous suivre, en cortège.

— Tenez… fit-il, c’est comme ceux-là… Ah ! il n’en ont pas pour longtemps…

Certes, je ne pensais pas à innocenter Dingo complètement, mais j’étais bien décidé aussi à ce que cet insupportable Thuvin eût sa part — la plus grande part — dans ce drame dont j’ignorais encore les péripéties.

Je le réprimandai sévèrement, au hasard :

— Pourquoi aussi avez-vous laissé ouvertes les portes de la basse-cour ?… Je passe ma vie à vous le défendre… Mais, naturellement, vous n’en tenez aucun compte…

Le jardinier haussa les épaules, avec plus de pitié que d’irrespect. Il sentait combien cette observation était malveillante et injuste, combien surtout elle était inutile. Il répondit dignement, mais avec force :

— Ouvertes… fermées… qu’est-ce que ça fait à un chien comme ça ?… Ah ! les portes ne l’embarrassent guère… ni les murs. Il s’en faut… il s’en faut bien. Monsieur va voir…

C’était quelque chose d’horrible, en effet, ce que je vis et comme je n’eusse pas osé l’imaginer, moi qui pourtant ne recule pas devant l’horrible. Toutes les poules étranglées, éventrées, toutes les poules mortes, déjà raidies, étaient rangées, comme pour une exposition, côte à côte, méthodiquement, par rangs de taille, sous le hangar bouleversé de la basse-cour. Il y en avait cent. Les unes semblaient intactes, sauf leurs plumes qui étaient farouchement rebroussées et mouillées de bave sanglante. Des autres, aplaties, tordues, en bouillie, les entrailles sortaient et dévidaient sur le sable leurs anneaux ronds, ainsi que des pelotes de laine emmêlées par un chat. Les mangeoires renversées, les pondoirs arrachés de leurs crochets, les abreuvoirs siphoïdes roulant à terre et achevant de répandre leur eau, avec un petit bruit sinistre d’agonie, et les grillages tordus et les perchoirs brisés… tout cela ajoutait à la désolation du spectacle. On eût dit qu’une grande force de destruction, un formidable cyclone, une invasion de bêtes forcenées avaient passé par là.

Thuvin attendit que l’horreur de ce spectacle eût bien pénétré en moi ; puis, lorsqu’il me jugea monté au point d’indignation qu’il fallait :

— Voilà ! fit-il… Je n’ai touché à rien… à rien… J’ai voulu que monsieur voie la belle ouvrage de son chien… Eh bien, la voilà !

Je ne pus m’empêcher de pousser ce cri désespéré :

— Le tableau de chasse… Lui aussi.

Il n’y avait plus à douter, plus à espérer. Dans un éclair de désastre, j’eus la divination du futur. Le malheur était sur Dingo et sur nous. Le malheur était sur Ponteilles. Le malheur était sur le monde.

Comme je restais muet, glacé d’épouvante, — n’exagérons rien, — comme j’étais très ennuyé, Thuvin, moitié content, parce qu’il triomphait, moitié triste, parce que c’était un bon serviteur, disait :

— Ça devait arriver, un jour ou l’autre. Ah ! ça devait arriver… Et qu’est-ce que monsieur va faire de Dingo, maintenant ? »

Je ne me demandais pas ce que j’allais faire de Dingo ; je me demandais plutôt ce que j’allais faire de Thuvin, coupable du plus grand des crimes : d’avoir eu raison contre moi.

Avec une merveilleuse injustice, je me disposais à prendre contre lui les mesures les plus sévères, quand un détail que nous n’avions encore remarqué ni l’un ni l’autre me frappa de stupéfaction et d’admiration.

Au milieu de ce carnage, sur le sol jonché de débris, rougi de sang, çà et là ouaté de plumes arrachées, dont quelques-unes soulevées par le vent voletaient dans l’air en flocons légers comme de la graine sèche de tremble, j’aperçus de place en place des œufs qui arrondissaient leur blancheur ovale, immaculée. Étonnant prodige : pas un seul de ces œufs pondus sous la pression féroce de la mâchoire de Dingo n’était cassé, n’était même taché. Leur coquille si fragile restait intacte, éblouissante sur le champ de massacre, comme s’ils eussent été posés par une main délicate sur un coquetier…

— Oh ! oh ! oh !… suffoquait Thuvin que cette infernale adresse de Dingo terrifiait.

Ces œufs le fascinaient. Il y voyait quelque chose de surnaturel, une preuve du diable. Plié en deux, la bouche ronde, les sourcils remontés jusqu’au haut du front, les paumes à plat sur ses cuisses tremblantes, il ne pouvait détacher ses regards de ces œufs qui l’affolaient et dont il n’eût voulu manger pour rien au monde. Et il gémissait :

— C’est le diable, monsieur… Je vous jure que c’est le diable !… Ah ! qu’est-ce qui va encore arriver ?

En me retournant brusquement, je vis Dingo à vingt pas de nous. Il devait être là depuis quelques minutes. Assis sur son derrière, bien tranquille, il nous regardait du coin de l’œil et il regardait les poules mortes, d’un air satisfait et en vérité ironique. Non seulement il ne semblait pas se douter du crime qu’il avait commis et le regretter, mais visiblement il en était fier. Qu’on me permette cette expression familière — la seule qui puisse peindre exactement son attitude — il rigolait. Cette bravade m’irrita au plus haut point. Est-ce que sincèrement elle m’irrita ? Je n’en suis pas très sûr.

En tout cas, pour sauvegarder la morale, je criai d’une voix molle :

— Misérable !… Ah ! misérable !

Puis je courus sur lui, brandissant un râteau qui se trouvait contre un arbre, à portée de ma main.

Mais Dingo se leva sans hâte, se dirigea vers le petit mur du fond, qui donnait sur le bois et le franchissant d’un bond léger, il disparut sous les feuilles, dans le taillis.

— Monsieur voit… dit Thuvin… Les portes… les murs… Monsieur voit… il s’en fout…

— Tout cela est de votre faute… répliquai-je… Désormais, je vous engage à faire attention…

Et je pris congé du jardinier, en lui tournant le dos grossièrement.

Ce soir-là, Dingo ne rentra pas à la maison. Je sus qu’il avait passé toute la nuit à rôder autour des sapins, où les dindons s’étaient perchés.

Deux jours après, le jardinier vint encore au-devant de moi. Il s’arrachait les cheveux de colère et de douleur.

— Les dindons, monsieur !… Ah ! je l’avais dit à monsieur… tous, tous, tous !… Et les paons !… nos paons si beaux !… tous, tous, tous !… C’est à vous crever le cœur… Et mes lapins de Sibérie… les pauvres petits lapins blancs, que monsieur m’avait donnés… tous, tous, tous !…

— Que voulez-vous que j’y fasse ? me contentai-je de répondre.

Et je le laissai à ses lamentations. D’ailleurs, je commençais à m’y faire, je commençais à m’habituer aux crimes de Dingo.

Et ce fut bientôt le tour des canards, des oies de Siam, des cygnes blancs, des cygnes noirs, des bernaches, sarcelles et de tous ces jolis volatiles qui ornaient la pièce d’eau.

Puis les bêtes du voisin y passèrent, et toutes celles du voisin de mon voisin.

En un mois, Dingo avait ravagé tous les poulaillers, tous les clapiers, toutes les volières, toutes les cages, toutes les mares du village. Un mois seulement et je crois bien que, de toutes les bêtes vivantes du village, il ne restait plus que les habitants.

Il y eut de terribles tragédies.

Comme je sortais de chez moi un après-midi, par la grille qui donne sur la grand’place, je vis que Ponteilles était en rumeur. À ce rassemblement inusité, à cette effervescence, je compris tout de suite qu’il s’agissait de Dingo. Heureusement, Dingo ne m’avait pas accompagné. Il était resté dans mon cabinet de travail, près de Miche qui avait grand mal au cœur, pour avoir dévoré une musaraigne le matin. Que serait-il advenu, s’il m’eût accompagné ? Je ne puis penser à cela sans un frisson.

Une grosse dame, une dame énorme et furibonde en qui je reconnus la belle Irma Pouillaud, pérorait, gesticulait violemment parmi d’autres femmes, des gamins, des chiens rassemblés. Dès qu’elle m’eut aperçu, elle resta d’abord interdite de ma présence et comme suffoquée de mon audace, puis elle se précipita sur moi, en agitant une écumoire de cuivre rouge, encore toute poisseuse de sirop de groseille. Elle était habillée à son ordinaire d’une vieille robe de soie noire, avec un tablier de cotonnade bleue, tout taché du jus des groseilles et dont un des coins se relevait sur ses hanches formidables. Comment ne pas rire à la vue de cette monstrueuse poitrine, de ce triple menton, de ces joues empourprées de colère et de couperose et de ce crâne dénudé d’où s’élançaient deux petites mèches grisâtres, en vrille ?

— Ah ! c’est vous ! glapit-elle.

Elle s’enhardit jusqu’à me tutoyer :

— Ah ! c’est toi !… toi !… ah ! te voilà ! Tu tombes bien, chameau, assassin… cochon !

S’excitant à ses propres injures, elle voulait me frapper… le voulait-elle vraiment ?… de son écumoire. Je reculai vivement, non par peur de l’écumoire. Mais je crus… ma parole d’honneur, je crus que, dans l’effort de son bras levé, le corsage de la dame allait soudainement éclater et que je serais roulé, emporté, englouti, dans le torrent de ses seins débordés. Elle hurlait :

— Mes cobayes !… Je veux mes cobayes… entends-tu ?… Tu vas me rendre mes cobayes…

Ses cobayes, maintenant… Allons, bon !

Tout à coup attendrie :

— J’élevais des cobayes, monsieur, pleura-t-elle, en hachant ses mots… de pauvres petits cobayes… pour l’institut Pasteur… C’était la curiosité du pays… Si vous les aviez vus, dans leur grande cage, sur la pelouse du jardin… au soleil !… Ah ! si vous les aviez vus !… C’était si gentil, si gentil…

Et elle s’adressait à tous :

— N’est-ce pas ! N’est-ce pas ?… Ils poussaient comme des anges, les amours… Ah ! les pauvres petites bêtes…

Elle souffla un peu. Je ne disais rien, je ne savais que dire. Et, d’ailleurs, quoi dire devant une si sincère douleur ? Je n’avais qu’à la respecter par mon silence. Elle reprit d’une voix qui recommençait à s’aigrir, mais d’où l’attendrissement n’était pas encore tout à fait parti.

— J’en avais deux cents, monsieur… Qu’est-ce que je dis ?… plus de deux cents… n’est-ce pas, m’ame Patard !… Elle peut vous le répéter, m’me Patard… plus de deux cents.

— Pour sûr… acquiesça Mme Patard… plus de deux cents…

— Et des frisés, monsieur… des angoras… des jaune et blanc, des blanc et noir… des tout blancs… des tout jaunes, des tout noirs… Oui, monsieur… Et je n’en ai plus… Ils sont tous morts… tous tués… C’est une vraie boucherie… Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant ?… Et l’Institut Pasteur… qu’est-ce qu’il va devenir lui aussi ?… Plus de cobayes ! Oh ! oh !… tous tués… tous morts… tous, tous !

Brusquement, l’écumoire redevint menaçante, les seins s’enflèrent sous le corsage, comme de grosses houles comprimées entre les murs d’un môle.

— Et c’est cet abominable chien !… Non… Non, on n’a pas le droit d’avoir un chien comme ça !… On n’a pas le droit !… Vous entendez, assassin !… On n’a pas le droit… On le tuera votre chien… Je le tuerai moi… Oui, oui, je le tuerai… chameau !

Pendant ce temps-là, la cuisinière du curé accourut. C’était une petite femme noiraude, et dont la paupière révulsée, paralysée, lui faisait sur la face comme une plaie. Des bras maigres, secs, couleur de cuivre rouge, sortaient de ses manches retroussées. Elle ne courait pas, elle dansait comme une sorcière, s’adressait à tous. Et des clefs tintaient dans la poche de son tablier soulevé.

— Ma pie !… hurlait-elle… Ma pie !… Une pie si tellement apprivoisée… qui chantait les vêpres !

Et elle prit à témoin Mme Pouillaud :

— Vous l’avez entendue cent fois, Mme Pouillaud…

Et comme je souriais, à force de stupéfaction :

— Oui… qui chantait les vêpres… hérétique… et qui criait : « À bas la République ! »… Une pie si instruite… si tellement mignonne.

— Mes cobayes… Mes cobayes, appelait sans cesse Mme Pouillaud, qui ne voulait pas distraire l’attention de la foule au profit de la pie du curé.

Mais la cuisinière hurlait plus fort :

— Ma pie !… Ma pie !

Une autre pleurait.

— Mes petites souris blanches !

Une autre encore, en fausset :

— Mon écureuil ! mon écureuil !

Le groupe des femmes avait grossi autour de moi. Des visages indignés se montraient aux fenêtres, entre des pots de fleurs. Sur le pas des portes, on gesticulait. Les gamins, soufflant dans leurs mains en cornet, faisaient :

— Hou !… Hou !… Hou !

Des hommes en tricot de laine, le cou nu, le ventre serré par un tablier de cuir, sifflaient :

— Étranger !… L’étranger !… Le sale étranger !

Les chiens aboyaient :

— Oua !… Oua !… Oua !

Et, dominant tous ces bruits, la voix de Mme Irma Pouillaud :

— Mes cobayes… Mes cobayes !

Et, dominant celle de Mme Irma Pouillaud, la voix plus stridente de la cuisinière du curé.

— Ma pie !… Ma pie !

Un caillou lancé je ne sais d’où, par je ne sais qui, effleura le bord de mon chapeau. Je vis une fourche osciller par-dessus les têtes, ses dents briller dans le soleil.

J’eus beaucoup de peine à me débarrasser de ces femmes, de ces chiens, de ces gamins et de la foule qui s’ameutait de plus en plus contre moi.

Et cela finit, comme finissent toutes ces histoires tragiques, comme finissent toutes les révolutions : amicalement. Je payai.

Le lendemain de bon matin, je reçus la visite de M. Théophile Lagniaud.

Je ne doutai pas un instant qu’il ne vînt m’apporter les revendications et les plaintes des habitants de Ponteilles, à propos de mon chien. Mais je connaissais assez M. le Maire pour savoir qu’il ne serait question au cours de cette visite ni de mon chien, ni de revendications, ni des habitants de Ponteilles. Jamais il n’abordait de front un fait, une affaire ou une idée. Il tournait, tournait autour avec une lenteur prudente et une abondante prolixité, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le moyen d’en parler d’une manière évasive et même de n’en pas parler du tout, tout en en parlant. Quand il n’avait pas trouvé ce moyen, il ne pensait plus qu’à trouver le moyen de s’en aller, qu’il ne trouvait jamais qu’au bout d’une heure ou deux. Et afin que vous ne puissiez soupçonner qu’une grave question l’eût amené chez vous, il ne cessait de répéter :

— Je passais… Je suis entré… Il y a si longtemps que je n’ai eu le plaisir de causer avec vous… Je suis entré… Voilà !

Nous échangeâmes quelques paroles insignifiantes et courtoises, quelques vagues souhaits sur nos santés réciproques, quelques pronostics, ni bons, ni mauvais, sur la récolte prochaine. Et quand cela fut fini, quand ce sujet eut été épuisé, nous le reprîmes sous une autre forme. M. Lagniaud était gêné, comme toujours, et comme toujours souriant. La tête un peu baissée, il était assis à l’extrême bord du fauteuil et, les coudes aux cuisses, il pétrissait d’une main molle son chapeau entre ses mollets écartés.

— Je passais… Je vous sais matinal… alors, voilà !

Bien qu’il se fût toute sa vie ingénié à ce qu’aucune expression ne vînt dénoncer la moindre pensée, le moindre désir sur sa physionomie, ce perpétuel sourire qu’il avait le rendait avenant, sympathique. Mais un homme habitué à l’observation humaine n’eût pas été long à découvrir, derrière ce sourire volontairement inexpressif, tout un fonds de ruses médiocres et même de fortes préoccupations ambitieuses. Il connaissait admirablement, jusque dans le tréfonds de leurs âmes ténébreuses, les paysans. Et son succès auprès d’eux, il le devait à ce qu’il était bien résolu à ne jamais les froisser, à entrer dans toutes leurs manies croupissantes, dans toutes leurs passions haineuses et cupides qu’il flattait, qu’il exaltait, d’autant plus qu’il simulait quelquefois de les combattre.

En politique, il était radical et, si on le poussait un peu, radical-socialiste, ma foi ! Pourquoi pas ? D’ailleurs il admirait fervemment Méline et son œuvre économique. Il allait à la messe, communiait à Pâques pour plaire à sa femme et pour plaire à tout le monde, surtout à ceux qui l’attaquaient ; il défendait l’idée de la propriété individuelle, avec une férocité meurtrière, si toutefois M. Lagniaud eût été capable de commettre un meurtre autrement qu’en pensée et en souriant.

L’existence de M. Lagniaud était simple. Elle n’avait pas d’histoire, pas d’autre histoire que des histoires rassurantes. Elle s’écoulait harmonieusement, sans autres accidents que du bonheur, un constant bonheur. En apparence du moins, car ce qui se passe dans l’âme des gens heureux, ce n’est pas toujours du bonheur. Et ils ne savent pas ce que c’est, et ils croient souvent que c’est du malheur.

M. Lagniaud « était un enfant du pays ».

Fils d’un gros cultivateur de Ponteilles, le jeune Théophile avait reçu exceptionnellement un commencement d’instruction. Mis au collège de Beauvais, il avait poussé ses études sans éclat et bravement jusqu’à la troisième. Ensuite de quoi il avait été renvoyé pour des faits sur lesquels la famille garda le plus strict secret. Comme il ne montrait aucun goût pour la culture, il fut placé en apprentissage, à Cortoise, chez un de ses oncles qui fabriquait des paniers, des séchoirs, des éclisses, toute sorte d’appareils qui servent à l’industrie fromagère. Il fut actif, ingénieux, discipliné, empressé de plaire — il avait déjà son sourire — et, à la mort de son oncle, qui était veuf et sans enfants, il hérita de la petite usine. Il avait alors vingt ans. Grâce à cette industrie qu’il sut développer, il se tint en contact permanent, par de fréquentes visites commerciales, avec les paysans de la région, épousa à vingt-quatre ans une jeune fille des environs de Dieppe, affligée d’une coxalgie, qui ne lui apporta pas moins de six belles mille livres de rentes et dont il eut une fille scrofuleuse, aux trois quarts idiote. À quarante ans, riche, considéré, décoré du mérite agricole, il revendit son usine. Il vint s’installer à Ponteilles, où il se fit bâtir la plus importante maison du pays. Son père était mort, sa ferme louée avantageusement. D’autres terres qu’il acquit à bon compte furent louées également. Il n’avait plus qu’à se laisser vivre. Ce qu’il fit et la vie qu’il mena était en apparence oisive, mais en réalité très laborieuse. Deux ans après, il était nommé maire, ensuite conseiller d’arrondissement, président d’un comité électoral. Sans l’avouer, il ambitionnait le Conseil général, la députation, tout, il ambitionnait tout, sans jamais cesser de sourire même à ses ennemis, car un homme si parfaitement heureux a toujours des ennemis.

— Je passais… Alors, je suis entré… Voilà ! répétait M. Lagniaud, pour la dixième fois…

Dingo somnolait, étendu sur le divan, fatigué peut-être de tous ses crimes. M. Lagniaud ne le regarda pas, affecta de ne pas le regarder, car un regard — si indifférent qu’il fût — de M. Lagniaud sur Dingo aurait pu me donner une indication sur le but de sa visite. Avec un intérêt exagéré, il regarda Miche qui, près de moi sur mon bureau, était immobile comme une statuette de bronze noir et songeait, les yeux mi-clos :

— Je passais… et savez-vous une idée qui m’est venue ?

— Enchanté de la connaître…

— Oui… une excellente idée, je crois… excellente… Alors, vous me permettez de vous en faire part ?

— Je vous en prie…

— C’est que, vraiment je n’ose pas… je n’ose plus…

— Allez donc !

— Eh bien je me décide…

Dingo réveillé se mit à s’étirer, en bâillant bruyamment. Puis, sans s’occuper de M. Lagniaud, il alla gratter à la porte qui donnait sur la terrasse.

Pour ne pas être forcé de le voir, le maire poussa son fauteuil face au mur, de manière à tourner le dos au chien. Miche, d’un bond leste, sauta sur le tapis et suivit Dingo. Je leur ouvris la porte et ils disparurent en courant.

M. Lagniaud avait le menton et les yeux méditativement levés vers le plafond.

Quand je fus revenu à ma place, le maire dérangé par ce petit incident resta silencieux quelques secondes. Il cherchait à renouer le fil cassé de son discours.

— Eh bien ? dis-je… Votre idée, mon cher maire ?

— Ah ! Oui… c’est juste… Eh bien voilà ce que c’est… Nous allons avoir dans un mois et demi la distribution des prix, à notre École… Oui… j’ai pensé… et je puis vous le dire… le Conseil municipal a pensé… nous avons tous pensé… vous comprenez ?… Enfin, nous serions heureux si vous vouliez bien présider cette petite solennité laïque…

Il appuya sur le mot, en le répétant :

— Laïque… remarquez… laïque… tout ce qu’il y a de plus laïque… Et en outre si vous vouliez prononcer, à cette occasion, un de ces discours… un de ces discours…

Ne trouvant pas d’épithète assez forte, pour qualifier comme il convenait ce discours futur, il se frotta les mains vigoureusement, comme s’il avait des joies immenses en perspective…

— Oui… Oui… un de ces discours… mettons, pour ne pas être trop gourmands… une allocution… une de ces allocutions… comme vous seul… Ah ! cher monsieur, quel plaisir !… Quel honneur pour nous !… J’insiste encore, sur le caractère de la solennité… tout ce qu’il y a de plus laïque…

Il ajouta, en s’inclinant légèrement :

— La population tout entière, dont je suis ici l’interprète… le faible interprète, hélas ! la population tout entière, qui vous aime… qui vous estime… vous serait infiniment reconnaissante…

Quoi qu’il fît, il y avait une pointe d’ironie dans son sourire et dans sa voix. Une petite lueur jaune, un rayon trouble brillaient au coin de ses yeux.

Après l’espèce d’émeute qui, la veille sur la place, avait si bien mis à nu les sentiments de la population de Ponteilles à mon égard, venir me parler de sa reconnaissance, de son affection, c’était un peu bien hardi, un peu bien excessif. Je flairais un traquenard, un guet-apens, dont monsieur le maire pourrait se laver facilement au cas qu’il réussît. Peut-être était-ce simplement, un détour tortueux pour aborder cette question du chien qu’il ne voulait pas, à son habitude, aborder franchement ? Sans doute, il espérait que j’allais protester contre l’attitude de la population et, d’incidence en incidence, en arriver à me dire les choses qu’il désirait me dire, qu’il était chargé de me dire évidemment. Je répondis avec beaucoup de naturel, en simulant les plus profonds regrets :

— Ah ! mon cher maire ! Combien j’eusse été heureux de manifester publiquement, moi aussi, mes sentiments affectueux envers cette vaillante population de Ponteilles… que j’estime… que j’aime… Mais, impossible !… Je dois m’absenter… Un voyage indispensable… indispensable…

— C’est fâcheux… très fâcheux, dit le maire déçu.

— Fâcheux pour moi… surtout… Remettons cela à l’année prochaine… si vous le voulez bien…

— Oui… oui, certainement… c’est fâcheux… Voyons… voyons… Si j’insistais encore… ?

— Vous me donneriez encore de plus pénibles regrets… voilà tout.

— Excessivement fâcheux…

Et il se tut. Le silence qui suivit fut un peu gênant. La tête un peu plus baissée, les coudes plus lourdement appuyés sur ses cuisses, le maire donnait, en le tapotant, les formes les plus étranges, les plus imprévues à son chapeau. Il avait repris son sourire.

Après quoi, nous échangeâmes à nouveau des paroles insignifiantes et courtoises, de vagues souhaits sur nos santés réciproques, quelques pronostics ni bons ni mauvais sur la récolte prochaine. Et voyant qu’il n’y avait plus à retrouver une conversation définitivement égarée, il se décida à prendre congé.

Je vis que le maire, en sortant de chez moi, allait, non pas directement, mais en faisant de nombreux détours, chez Jaulin, où l’attendaient quelques personnalités importantes de la commune.

— Eh bien ?… Eh bien ?… demanda-t-on.

— Je lui ai rivé son clou… répondit le maire… Ça n’a pas traîné… Et voilà ce que j’ai décidé… Aujourd’hui même, je vais faire prendre par l’adjoint un arrêté obligeant les chiens — sauf les chiens de berger, les chiens de ferme, les chiens de garde — à porter des muselières sous peine d’amende.

— Sous peine de confiscation, fit une voix…

— Oui, oui… sans doute… mais plus tard… Attendons… attendons… N’allons pas si vite !…

Jaulin versa du vin blanc et ils trinquèrent.

Le soir même, je rencontrai le père Cornélius Fiston, sortant par la petite porte de la grille. Il avait sous le bras, enveloppés dans du papier, des salades et un chou que lui avait donnés en cachette le jardinier. Se croyant en faute, le vieux garde champêtre voulut m’éviter, chercha à s’esquiver. Je l’appelai.

— Hé, père Fiston… lui dis-je amicalement… vous savez… le jardin est à vous… J’ai prévenu Thuvin… Tout ce que vous voudrez. Et tenez…

Je lui mis dans la main une pièce de vingt francs.

— C’est Dingo qui vous les offre… père Fiston… C’est Dingo… Rappelez-vous.

Il était stupéfait, ahuri. Ses regards vacillants allaient de moi à la pièce qu’il avait dans la main. Et ses paupières battaient et ses gros doigts tremblaient, comme s’il venait d’être frappé d’un étourdissement.

— C’est Dingo… père Fiston…

Il ne pouvait pour ainsi dire pas parler. Et il hoquetait :

— Ah ! sacristi ! ah ! sacristi !… à la bonne heure !

Dès le lendemain en effet, l’arrêté de l’adjoint — car afin de justifier cette signature insolite, le maire était parti la veille au soir pour Cortoise — fut tambouriné dans tout le village par le père Cornélius Fiston, puis affiché dans un cadre grillagé à la porte de la mairie. De cet arrêté, il s’ensuivait que tous les chiens du pays, à l’exception de Dingo, qui n’était d’ailleurs désigné que par une allusion incompréhensible, étaient exonérés de la muselière. Bien qu’il fût nul, on le célébra par une approbation générale.

Et il arriva aussitôt une chose épouvantable.

En dépit de l’arrêté de l’adjoint, et comme si le malheur n’eût attendu que lui pour se manifester, on apprit brusquement ceci : toute la campagne, les campagnes avoisinantes étaient terrorisées. Bientôt fermes, champs, prairies, bocqueteaux se couvrirent de cadavres et de blessés : moutons égorgés dans leurs parcs, cochons râlant au fond des fossés, chèvres expirant sur le talus des routes, au bout de leur piquet, vaches attaquées dans les pâtures, ânes éclopés, chevaux rompant leurs entraves et galopant, crinière horrifiée, à travers la plaine. Quelques-uns, plus stupides que les autres, s’allèrent noyer au loin, dans la Viorne. On raconta que trois poulains de demi-sang, trois magnifiques antenais, avaient disparu par les trous béants des carrières de marne.

Jamais personne n’avait rien vu de pareil depuis la guerre.

Dans le premier moment, on crut à une bande de loups. Et puis un cri s’éleva sur la campagne :

— Dingo !… Dingo ! Dingo !

D’une lieue à la ronde, chaque jour m’arrivèrent les plus sinistres récits et des réclamations folles, des paroles fiévreuses, des menaces, des procès et des procès, des cris de mort.

Un jour, c’était une vieille sorcière d’un hameau voisin qui venait se plaindre à moi, menaçante ou pleurarde, impérieuse ou suppliante selon le cas, et qui me disait :

— C’te nuit, ma vache a avorté, de la frayeur de vot’chien… Aussi vrai que le bon Dieu existe !… Je le prouverai… là, j’ai des témoins… Elle est ben bas ma vache… Elle va crever,

I pour sûr… Bon Dieu de bon Dieu !… Si c’est pas malheureux !… Une si belle vache… qui donnait vingt litres par jour… Et je n’avais qu’elle pour vivre…

Celle-ci, si tassée, si ratatinée que le nez, les yeux, le menton, tout le visage avaient presque entièrement disparu, n’était plus rien… rien que des plis rugueux, accidents difformes, végétations cornées, bosses de la peau couleur de terre.

— Le lait s’est aigri dans le pis de ma vache. Du vinaigre. C’est plus que du vinaigre, son lait… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, à c’t’heure ? Elle n’est plus bonne que pour l’équarrisseur…

Je revois encore une grande blondine, le nez crochu qui coulait comme une fontaine et dont les lèvres étaient pour ainsi dire avalées par une bouche sans gencives et sans dents. Elle criait :

— Mon viau est mort… un viau si ben grainé qui m’avait coûté tant d’argent, et tous les œufs de mes poules… L’vétérinaire m’a bien dit que c’est vot’chien… vot’sacré chien de malheur… qui lui a tourné les sangs… Si c’est Dieu possible !… J’l’avais vendu quatre-vingts francs au boucher d’Ambleville… Il devait venir l’prendre, à c’matin… Et voilà, il est mort !… Et mon p’tit gars qu’est à l’armée… Je lui avais promis cent sous, à mon p’tit gars… Qu’est-ce qu’il va penser de ça, lui ?… J’peux même plus payer le percepteur… Avec quoi que j’paierais, maintenant que mon viau est mort… On va me saisir… Et mon petit gars… On va m’saisir… oh ! oh ! oh !…

La maladie de la vigne, des pommes de terre, la grêle, le vent d’orage qui couche les récoltes et déracine les arbres, cette épidémie de scarlatine et de suette miliaire qui sévissait aux Quatre Fétus, on les attribuait à la perversité, à l’influence démoniaque de Dingo. Leurs petit malheurs de famille, leurs déceptions, leurs coups manqués, la baisse du foin, l’enchérissement du pétrole et du sucre, les paysans en rendaient responsable le pauvre Dingo, comme s’il n’avait pas assez de ses propres crimes. Il faut que les hommes, les paysans, surtout, qui sont toujours menés par l’idée de la divinité et qui n’admettent point la puissance et l’anonymat de l’élément, incarnent dans une figure haïe leurs mécomptes et leurs misères. Le curé parlait enfin d’organiser des processions pieuses, pour délivrer le pays de l’esprit du diable, qui s’était réfugié dans Dingo.

Je connus enfin ce que c’est que la popularité et quelle sueur mortelle dut baigner le corps de Jésus, défaillant sous les outrages, à toutes les stations du chemin de la Croix. Je n’osai plus sortir de chez moi, traverser le village, me montrer aux gens. Quand j’étais obligé d’aller à Paris, je gagnais, au bout de l’enclos, une vieille porte condamnée depuis des années et perdue dans les ronces et les rejets épineux d’acacias. Par des détours fatigants, évitant tout ce qui pouvait ressembler à des hommes, je retrouvais la route de Cortoise ou de Montbiron, où je prenais le train.

Quant à Dingo, je l’enchaînais dans une chambre comme dans une prison. Inutiles précautions, peines perdues ! Comment faisait-il ? De même que Latude, il trouvait le moyen de s’évader des endroits les mieux fermés. Et laissant là chaîne, collier, prison, sans bruit, caché à tous les yeux, il profitait d’un relâchement de surveillance pour descendre, sortir, gagner la campagne, où souvent il restait trois ou quatre jours, sans que j’eusse de lui d’autres nouvelles que les recrudescences de clameurs et les cris de mort.

Piscot avait du bon sens, de l’imagination et une certaine aptitude à l’ironie. Il se refusait à tenir pour possible que ce fût Dingo qui causât ces dévastations. Chez Jaulin, il le défendait courageusement, contre les buveurs indignés.

— Allons donc ! allons donc !… faisait-il… Une bête si douce !… Je le connais bien, voyons.

Il croyait, lui, à l’existence quelque part d’un animal fabuleux, d’une piterne, d’une espèce de dragon, avec une bouche de feu, une longue queue garnie de suçoirs, des ailes griffues, des pattes ailées, comme il y en avait autrefois du temps des dieux et comme il en avait vu en Chine. Il parlait de s’armer, de fouiller les bois, les carrières abandonnées, les ruines du château de Reverchemont. Les autres haussaient les épaules par bravade, riaient, un peu pâles pourtant.

— Ah ! sacré Piscot !

— Puisque j’en ai vu en Chine comme ça…

— Allons donc ! allons donc !… sacré Piscot I

— Oui, oui… rigolez… Vous avez tout de même peur.

Au fond, il n’était pas fâché que tant de catastrophes s’abattissent sur des gens qui le laissaient croupir dans la plus noire misère et lui refusaient du travail. Il espérait bien, dans le fond de son âme, que Dingo fût la cause de ces désastres, et il l’aimait davantage pour le mal qu’il faisait à « tous ces salauds-là ».

Il raillait, blaguait, s’amusait. Mais à la fin on le renvoyait un peu rudement à l’huissier, au juge de paix, au marchand de nouveautés. Est-ce qu’on a le droit de parler, quand on doit à tout le monde ?

— Enfin quoi !… expliquait Piscot, repris par sa marotte… C’est pourtant simple… J’dois neuf francs…

Quant au garde champêtre, à qui je faisais porter clandestinement des salades et toutes sortes de légumes, il racontait avec des détails tragiques qu’il avait « raté ce sacré chien, d’une seconde ».

— Ma foi ! oui… Une seconde de plus… il y était !…

Et les journaux de la région s’en mêlèrent. On put y lire d’éloquents rapprochements historiques entre Dingo et les seigneurs de l’ancien Régime, qui buvaient le sang des paysans. On put y admirer des appels enflammés à la démocratie insultée, maltraitée par un chien de bourgeois. D’ailleurs, qu’est-ce que je faisais dans ce pays ? Quelle ambition saugrenue, quel intérêt secret m’y avaient amené ? Je n’avais donc pas un pays à moi ?… Je n’étais donc né nulle part ?… Et puis… et puis est-ce qu’on ne savait pas très bien que je recevais souvent des personnages louches, mystérieux, des personnages qui parlaient des langues étrangères ?…

Quant à Dingo, il restait calme au milieu de cette tempête, méprisant ces insinuations et ces calomnies, indifférent à la haine qu’il déchaînait contre lui et contre moi, heureux, de plus en plus heureux. Ce qui m’irritait le plus en cette attitude effrontée, ce que je ne pouvais pas lui pardonner, c’est que non seulement il ne dissimulait pas ses mauvais coups, ne les regrettait point, mais au contraire qu’il s’en vantait, qu’il en était fier. Au fond peut-être ne lui reprochais-je pas ses crimes, mais la manière dont il les accomplissait. C’est qu’il ne semblait pas se douter un instant de la situation intolérable où me mettaient toutes ces folies et de ce que j’y perdais chaque jour de tranquillité morale et de considération. Le plus grave aussi, c’est que rien ne diminuait mon attachement — et comment en étais-je tombé à cet état d’impuissance ? — mon respect pour lui.

Je le vois encore sur la terrasse après le dîner, humant à pleines narines les odeurs qui circulent dans les nuits d’été et qui apportent aux chiens les nouvelles de la plaine et des bois. Je suis sûr qu’il songeait d’un cœur réjoui aux campagnes du lendemain. Je suis sûr aussi qu’il les racontait à Miche, à sa petite amie Miche qui exprimait son enthousiasme par des rampements onduleux, par des étirements lascifs autour de ce grand corps, allongé sur les marches encore chaudes du perron, puis par des bondissements frénétiques, que rendaient impressionnants, comme un rite démoniaque ou comme une danse sacrée son pelage noir, les signes cabalistiques de sa queue et ses yeux de jade vert, fantastiquement illuminés par la lune.

Je le vois encore au retour de ses expéditions, dont il sortait indemne à force de ruse, de courage, d’audace et d’esprit. La gueule encore bourrée de plumes baveuses ou de la laine sanglante des moutons, il débordait de joie bruyante, de gaieté ivre, de tendresse exaltée envers tout le monde. Il me léchait les pieds, les mains, se frottait à mes jambes, me sautait au menton, à la poitrine, comme pour me remercier, m’étreindre, m’embrasser. Et il me parlait… me parlait. Et je l’entendais vraiment, qui me disait :

— Ah ! je me suis bien amusé, aujourd’hui !… Quelle bonne journée, si tu savais !… Je vais te raconter ça, tout à l’heure… C’est d’un comique ! Ne fais donc pas la tête !… Qu’est-ce que tu as ?… Puisque je te dis que je me suis follement amusé… Allons, voyons… caresse-moi… Pourquoi ne me caresses-tu pas ?…

Je voulais l’envoyer à tous les diables, prononcer un discours irrité. Finalement, je passais ma main sur son beau poil doré, qui sentait l’herbe, la terre grasse… et le sang.

— Ah ! Dingo… Dingo !…

Et se renversant sur le dos, les pattes en l’air, et Miche comme une balle entre ses pattes, il se roulait avec volupté sur le plus beau de mes tapis persans…