Librairie Hachette et Cie (p. 25-35).


III

Le Chemineau[1]


Félicie avait mangé ses cerises ; elle appela sa bonne.

« Ma bonne, il faut nous en aller ; il y a longtemps que nous sommes ici ; maman a dit que nous soyons revenus dans une heure.

Laurent.

Oh non ! pas encore, ma bonne ; nous ramasserons encore des cerises oubliées, et puis nous les mettrons sur des feuilles de chou, dans deux grands paniers, pour que Germain nous les apporte. N’est-ce pas, Germain, vous voulez bien les porter ? C’est trop lourd pour nous.

Germain.

Pour ça, oui, et de grand cœur, mon bon petit monsieur Laurent.

Félicie.

Tout cela sera trop long ; il faut nous en aller tout de suite.

Laurent.

Va-t’en seule si tu veux, nous restons avec ma bonne.

Félicie.

Je veux que ma bonne vienne avec moi.

Laurent.

Non, elle ne s’en ira pas ; elle n’est pas obligée de t’obéir… Anne, aide-moi à retenir ma bonne. »

Laurent se cramponna à la robe de sa bonne ; Anne fit de même de l’autre côté. La bonne se mit à rire et les embrassa en disant :

« Vous n’avez pas besoin de me retenir de force, mes enfants, je n’ai pas envie de m’en aller. Vous avez encore un bon quart d’heure à rester ici. Félicie nous attendra.

Félicie.

Je n’attendrai pas et je m’en irai seule.

La bonne.

Et votre maman vous grondera ; sans compter que vous pouvez faire quelque mauvaise rencontre en chemin.

Félicie.

Ça m’est bien égal ; je ne crains personne.

La bonne.

Mais, tout de même, vous nous attendrez ; je ne veux pas que vous vous en alliez seule, et je ne veux pas que Laurent et Anne soient privés pour vous de leur quart d’heure de récréation. »

Félicie jeta sur sa bonne un regard moqueur et courut à la barrière, qu’elle ouvrit ; elle se précipita dans un chemin tournant bordé de haies, qui menait jusqu’au château ; quand la bonne arriva à la barrière, Félicie avait disparu.

La bonne revint près des deux enfants.

« Au fait, dit-elle, je ne peux pas la retenir de force, et je ne peux pas laisser mes deux pauvres petits pour courir après elle ; elle court plus vite que moi. Je ne pense pas qu’il lui arrive d’accident ; il n’y a pas à se tromper de chemin ; d’ailleurs une petite fille de près de douze ans peut bien se tirer d’affaire, quand elle s’obstine à faire la grande dame.

Germain.

Tout de même, mademoiselle Valérie, j’ai bonne envie de lui faire escorte sans qu’elle s’en doute, en suivant l’autre côté de la haie jusqu’à l’avenue du château.

La bonne.

Je veux bien, père Germain : je serai plus tranquille quand je vous saurai là. Emportez, par la même occasion, un de nos paniers de cerises qui est prêt ; nous vous préparons l’autre pour un second voyage ; c’est lourd à porter, vous en aurez assez d’un à la fois. »

Germain alla chercher le panier et se dirigea par le même chemin qu’avait pris Félicie, mais de l’autre côté de la haie.

Il marcha assez longtemps et sans se dépêcher, pour ne pas trop secouer ses cerises ; il ne rattrapait pas Félicie. À plus de moitié chemin il crut entendre des cris ; il s’arrêta, prêta l’oreille.

« Bien sûr, c’est quelqu’un qui crie. Pourvu que ce ne soit pas un malheur arrivé à Mlle Félicie ! Ce n’est pas que je lui porte grande amitié, mais sa maman en souffrirait, et je l’aime bien, celle-là. »

Le père Germain s’était dépêché ; il n’entendait plus crier ; à un tournant du chemin il aperçut un chemineau qui arrivait en chancelant à sa rencontre.

« Mon brave homme, dit-il quand ils se furent rejoints, j’ai entendu crier tout à l’heure ; sauriez-vous ce que c’est ? »

Le chemineau, d’une voix avinée.

Si je le sais ! Je crois bien que je le sais ! Ah ! ah ! ah ! elle en a eu et c’était bien fait.

Père Germain, inquiet.

Qui ça, elle ? Qu’est-il arrivé ?

Le chemineau.

Elle ! La petite, donc. Elle avait beau gigoter, me cracher à la figure, elle l’a eu tout de même.

Germain.

Mais quoi ? Qu’a-t-elle eu ? Expliquez-vous donc, que je vous comprenne.

Le chemineau.

Il y a qu’une petite demoiselle courait ; le chemin était juste pour passer, à cause d’un tas de fagots versés au milieu du passage. La petite était embarrassée pour enjamber les fagots. Moi qui suis bonhomme et affectionné aux enfants, je lui prends les mains pour lui venir en aide ; elle me dit :

« — Ne me touchez pas, vieux sale ! »

« Elle arrache ses mains des miennes ; la secousse la fait tomber. Moi qui suis bonhomme et affectionné aux enfants, je lui pardonne sa sottise et veux la relever ; elle me détale un coup de pied en plein visage en criant :

« — Je ne veux pas qu’un paysan me touche ; laissez-moi, malpropre, grossier, dégoûtant ! »

« Ah mais ! c’est que, moi qui suis bonhomme, je commençais à ne pas être trop content. Plus je la tirais, plus elle m’agonisait de sottises, plus elle jouait des pieds et des mains.

« — Finissez, mam’selle, que je lui dis ; je suis bonhomme et j’affectionne les enfants, mais quand ils sont méchants, je les corrige, toujours par affection.

« — Osez me toucher, rustre, et vous verrez. »

« Puis la voilà qui se met à me cracher à la figure. Pour le coup, c’était trop fort ; je casse une baguette, j’empoigne la petite et je la corrige. Quand je vois qu’elle en a assez, je la pose à terre.

« — Vous voyez, mam’selle, que je lui ai dit, comme j’affectionne les enfants. Vous voilà corrigée ; je suis bonhomme, je n’ai pas été trop fort ; ne recommencez pas. »

« Elle est partie comme une flèche, et voilà. »

Le chemineau riait ; Germain était consterné. Ce chemineau, qu’il ne connaissait pas, était évidemment ivre et n’avait pas son bon sens. Il oublierait sans doute ce qui s’était passé.

Germain pensa que pour lui-même le mieux était de n’en pas parler.

« Mlle Félicie ne s’en vantera pas, je suppose ; elle serait trop humiliée d’avouer qu’elle a été battue par un chemineau ; monsieur et madame en seraient désolés. Décidément je n’en dirai rien. »

Et le brave Germain continua son chemin. En approchant de l’avenue du château, il trouva Félicie assise au pied d’un arbre. Il s’approcha d’elle.

Félicie, durement.

Que voulez-vous ? Pourquoi venez-vous ici ? Pourquoi êtes-vous venu avant ma bonne ?

Germain.

J’apporte un panier de cerises, mademoiselle. Il y en a un second ; ils étaient un peu lourds, j’ai mieux aimé faire deux voyages que les mettre ensemble sur une brouette ; les cerises n’aiment pas à être secouées, vous savez. Où faut-il les porter ?

Félicie, de même.

Je n’en sais rien ; demandez aux domestiques. Pourquoi me regardez-vous ? Pourquoi m’avez-vous suivie ? Avez-vous rencontré quelqu’un ?

Germain.

Personne que je connaisse, mademoiselle. Et mademoiselle n’a besoin de rien ?

Félicie.

Je n’ai besoin de personne ; j’attends ma bonne. Laissez-moi. »

Le père Germain salua et continua son chemin.

« Je ne veux pas qu’un paysan me touche. »

« Si j’avais une fille comme Mlle Félicie, pensa-t-il, c’est elle qui en recevrait ! Le chemineau a bien fait de boire un coup de trop ; s’il avait été dans son bon sens, il n’aurait jamais osé, … et pourtant elle le méritait bien. »

Félicie resta assise au pied de son arbre, réfléchissant sur ce qui s’était passé ; parfois des larmes de rage s’échappaient de ses yeux.

« Pourvu qu’on ne le sache pas ! se disait-elle. Je mourrais de honte !… Moi, fille du comte d’Orvillet, battue par un paysan !… Jamais je ne sortirai seule… Ma bonne aurait dû me reconduire ; c’est très mal à elle de m’avoir laissée revenir seule… Et ces imbéciles de Germain qui n’avaient rien à faire, ils auraient bien pu m’accompagner… Et comme c’est heureux que ce Germain ne soit pas venu cinq minutes plus tôt, pendant que ce brutal paysan me battait ! Il aurait été enchanté ; il l’aurait raconté à tout le village. C’est si grossier, ces paysans ! Clodoald me le disait bien l’autre jour. Ils ne sentent rien, ils ne comprennent rien… Aïe ! le dos et les épaules me font un mal ! Je ne peux pas me redresser… J’ai mal partout. Ce méchant homme ! Si je pouvais me venger, du moins… Mais je ne peux pas ; il faut que je me taise… Tout le monde se moquerait de moi. »

Félicie se mit à pleurer, le visage caché dans ses mains. Elle ne vit pas approcher sa bonne, son frère et sa sœur, qui s’étaient arrêtés devant elle et qui la regardaient pleurer.

Laurent.

Qu’est-ce que tu as donc ? Pourquoi pleures-tu ?

Félicie se leva avec difficulté.

Félicie.

Je ne pleure pas, pourquoi veux-tu que je pleure ?

Anne.

Mais ton visage est tout mouillé, pauvre Félicie.

Félicie, embarrassée.

Je m’ennuie. Vous avez été si longtemps à revenir.

Anne.

Pourquoi n’es-tu pas rentrée à la maison ?

Félicie, de même.

J’avais peur que maman ne… ne… grondât ma bonne pour m’avoir laissée revenir seule.

Laurent.

Mais ce n’était pas la faute de ma bonne. C’est toi qui t’es sauvée ; ma bonne ne pouvait pas nous laisser chez Germain pour courir après toi.

La bonne.

Si c’est pour moi que vous pleuriez, Félicie, vous pouvez sécher vos larmes, car je n’ai rien fait pour être grondée, et je ne crains rien.

Laurent.

Dis tout simplement la vérité : c’est toi qui as peur d’être grondée.

Félicie.

Pas du tout ; tu m’ennuies.

Laurent, riant.

Parce que je te dis la vérité.

La bonne

Allons, rentrons, mes enfants ; je crois que nous sommes en retard. »

Félicie se remit à marcher, mais elle allait lentement et restait en arrière.

Laurent.

Avance donc ! Comme tu vas lentement ! Maman ne sera pas contente ; tu vas nous faire arriver trop tard. »

Anne se retournait de temps en temps.

Anne.

Ma bonne, je t’assure que Félicie a mal ; je crois qu’elle est tombée et qu’elle ne veut pas le dire. »

La bonne regarda Félicie.

La bonne.

Non ; elle boude et fait semblant d’être fatiguée, comme tantôt avec votre maman.

Ils arrivèrent enfin ; Mme d’Orvillet gronda un peu, parce qu’on était en effet en retard d’une demi-heure. Personne ne dit rien ; la bonne ne parla pas de ce qui s’était passé chez les Germain, ni de l’escapade de Félicie.



  1. Dans les campagnes on appelle chemineaux les ouvriers étrangers au pays, qui travaillent aux chemins de fer.