XIII


Après la soupe, Georges Rozel, capitaine de mobiles, avait fait sonner le départ. Il voulait rejoindre l’autre bataillon français, et marcher avec lui, sur Lomont, reprendre le village et s’ouvrir ainsi un passage sur la ligne de Belfort. Là il espérait rencontrer le général Ulric et se joindre à sa troupe ; mais il avait compté sans le renseignement fourni par le général, et quand il voulut sortir du bois, il était cerné. Au lieu de rencontrer Max et sa bande, il donna en plein dans l’embuscade allemande.

« Rendez-vous ! » crièrent les Prussiens.

Pour toute réponse, les Français épaulèrent leurs armes.

« Feu ! commanda Georges, et à la baïonnette passons ! »

Les braves Français, ayant déchargé leurs armes, s’élancèrent sur l’ennemi à fond de train.

Ébranlés aux premiers rangs, les Prussiens se reformèrent tout de suite, renforcés à l’arrière, et ce fut une boucherie, un massacre : les pauvres moblots français jonchèrent le sol. Tout ceci se passait dans la plaine, à deux kilomètres du refuge des Hartfeld. Mais ils n’entendaient rien, endormis, inertes, épuisés…

Ce ne fut que le soir, quand ils s’éveillèrent, qu’un officier vint prévenir Hans :

« Mon général, encore une victoire, et grâce à vous !

— Pendant que je dormais, alors.

— Juste, mon général, vous nous avez envoyé surprendre l’ennemi, nous l’avons battu à plate couture ; du bataillon, rien ne reste : tous tués, ou blessés, ou prisonniers. »

Michelle, heureusement dans la pièce voisine, n’avait rien entendu ; mais, en sortant de sa chambre, elle se croisa avec une civière, sur laquelle un pauvre Français agonisait, et elle cacha sa tête dans ses mains, avec des sanglots de désespoir.

Une femme, déjà près d’eux, leur prodiguait des soins ; Michelle reconnut Mme Freeman, la propriétaire de l’immeuble, déjà entrevue le jour de son premier passage au château de Lomont. Elle s’approcha de l’Alsacienne :

« Madame, laissez-moi vous aider, je suis de France aussi. »

L’autre femme la regarda avec une infinie tristesse :

« Le mal est immense, ces mourants sont le reste d’une vaillante troupe sur laquelle je comptais pour reprendre notre village. Mon fils est parmi eux, il a les jambes brisées. Là, dans la cour, sont les prisonniers. Voyez avec quelle cruauté on traite les vaincus, en attendant leur expédition dans une forteresse. »

Michelle regarda.

Un petit groupe de soldats couverts de sang et de poussière se tenait immobile dans un coin. Autour d’eux, des sentinelles prussiennes, fusil chargé, allaient et venaient. Un amas d’armes françaises, arrachées aux prisonniers, se voyaient à quelques pas.

Au moindre mouvement des vaincus pour fuir, les soldats allemands avaient ordre de tirer sur eux sans merci.

Dans les salles des blessés, c’étaient des cris, des appels, des exclamations de colère.

Comme elle passait près d’une civière encore, Michelle entendit ces mots, prononcés avec un accent d’indescriptible haine :

« Voilà l’espionne ! »

C’était un des soldats rencontrés par elle le matin, dans le bois.

« Seigneur Jésus, murmura la malheureuse française, ma croix est bien lourde, aidez-moi à la porter ! »

Cependant, avec son intelligente douceur, elle aidait les infirmiers, et une consolation lui vint le soir de ce jour odieux. Mme Freeman alla vers elle, la main tendue :

« Vous êtes réellement ma compatriote ! » dit l’Alsacienne.

Michelle se jeta dans les bras de l’Alsacienne en pleurant :

« Ah ! si vous saviez ! »

Et, peu à peu, dans les moments libres qu’elles avaient, Michelle conta sa misère, l’écrasement de son cœur, et l’excellente créature comprit, sympathisa, s’émut devant l’impuissance d’une consolation en un pareil moment.

Parmi les blessés qu’on expédiait en Allemagne, pour les y garder prisonniers, se trouvait Georges Rozel. Michelle l’aperçut, assis à terre, saignant d’une large entaille au poignet. Elle alla vers lui, avec des compresses, des bandes ; mais il eut, à sa vue, un geste d’éloignement et détourna la tête.

« Monsieur, je vous en supplie, demanda-t-elle doucement, laissez-moi faire un pansement, arrêter le sang ! »

Il ne répondait toujours pas, elle voulut prendre cette pauvre main pendante.

« Non, je vous en prie, fit-il enfin. Je suis blessé, vaincu, épargnez-moi. Ma plaie est au cœur ; c’est de la déception et du remords qui en découlent. Rien, jamais ne pourra l’étancher ; sans moi, sans ma faiblesse insensée à votre égard, ce matin, ces jeunes gens ne seraient ni battus, ni blessés… Assez, retirez-vous, Madame, votre vue me fait mal.

— Mais, qu’ai-je fait ? »

Il leva sur elle ses yeux éteints, creusés d’une incroyable douleur :

« Oui, dit-il, maudite soit l’heure où je vous ai connue. »

Michelle tourna sur elle-même, comme prise de vertige et s’enfuit épouvantée.

Mais il avait raison. En effet, c’était elle qui avait causé la défaite des siens, de ses Français.

Alors, elle courut se jeter au fond de la chapelle, sous le grand Christ de l’abside, où elle pleura, pleura…

Quelques jours s’écoulèrent. Hans allait mieux. Il comptait repartir. Sa plaie cicatrisée était horrible, mais à peine douloureuse.

Toutes les instances demeuraient vaines. Il voulait rejoindre son corps en marche sur Paris.

« Partez, dit-il à Michelle, le convoi des prisonniers blessés sera dirigé sur Rantzein où Edvig a installé une ambulance. Vous profiterez de l’escorte. Je vous confie au lieutenant Pilter, qui m’est dévoué. »

Ceci organisé, le général partit, suivi des officiers guéris et capables de retourner au combat.

Le voyage de la triste colonne des prisonniers blessés s’effectua sans trop de peine, cependant. Ils étaient, le mieux possible, installés dans des voitures d’ambulance et souffraient, d’ailleurs héroïquement, sans se plaindre. Michelle était devenue une vraie Sœur de Charité ; elle se prodiguait envers tous, s’efforçant d’alléger tant de misère, s’effaçant, dès que la reconnaissance voulait se manifester. Ce qui lui était le plus horrible, c’était le supplice de la rancune de Georges Rozel, qui restait convaincu de sa trahison, ainsi qu’un concours fatal de circonstances pouvait le lui faire croire en effet. Le jeune homme ne lui adressait ni un regard, ni un mot : la plupart du temps, il priait en silence, méditant les souffrances du divin Maître, auquel il offrait les siennes.

Après de longs jours de marche, ils arrivèrent à Ludow, forteresse où les prisonniers valides devaient être internés, tandis que les blessés fileraient sur Rantzein. Georges Rozel était du nombre de ces derniers. Depuis quelques jours, en proie à une fièvre ardente, il s’était laissé approcher, ne reconnaissant plus personne, couché dans le cadre de la voiture, entre deux autres soldats. Il appelait sa mère…

Ce fut ainsi que le triste cortège entra dans l’avenue du château des Hartfeld. Un courrier avait précédé le convoi et tout était prêt pour l’arrivée. Michelle fit prendre la tête à sa voiture et arriva d’une allure plus rapide. À moitié route, Wilhem et Heinrich, accourus au-devant de leur mère avec leurs bonnes, s’élancèrent près d’elle.

« Mes chers petits ! »

Et elle les pressa longuement contre son cœur.

« Enfin, mère, tu reviens, dit Wilhem, tu ramènes pas papa ?

— Non, mais il va revenir bientôt.

— Il est général, papa, tante Edvig dit que c’est un héros.

— Et vous, chers enfants, vous êtes heureux, vous jouez…

— Oui mère, nous faisons la guerre, nous aussi. Tante Edvig nous a donné cent soldats français.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Tu vas voir : j’en ai un dans ma poche. »

À ces mots, l’enfant tira de sa poche une petite poupée habillée en costume d’infanterie française.

« Tu les reconnais, hein, les ennemis ? Tous les jours, nous les rossons. Heinrich les bouscule à coups de pied, et moi je les tue à coups de fusil.

— Tais-toi, Wilhem ! c’est un vilain jeu, tu me fais mal, mon fils, toi aussi tu as dans les veines du sang français.

— Mais, je suis le fils d’un général allemand, d’un héros, et moi aussi, quand je serai grand, je battrai les Français pour de bon.

— Alors, tu ne m’aimes pas ? »

Pour toute réponse, l’enfant jeta ses bras autour du cou de sa mère et l’embrassa à plein cœur.

« Mon Wilhem, tu ne sais pas ce que tu me fais de peine en parlant ainsi, tiens, de malheureux Français me suivent. Il faut respecter le malheur, mon enfant, et prier le bon Dieu d’ôter la haine des âmes.

— Tous les jours, nous le prions, le bon Dieu, mère ; tante Edvig nous conduit au temple et noue répétons après le pasteur :

« Christ, fais-nous vaincre nos ennemis, donne le succès à notre cause, qui est la tienne ; fais triompher toujours nos armes.

— Regarde, mère, dit Heinrich, tante Edvig m’a habillé en homme, elle m’a fait faire un costume de cuirassier blanc. »

Le petit garçon était monté debout sur le coussin de la voiture, et sa mère remarquait, pour la première fois, ce bébé de trois ans, charmant, sous son joli vêtement de drap d’officier, avec boutons chiffrés de l’aigle aux ailes éployées. Il était si joli ainsi, avec ses yeux tendres, qui n’avaient rien de guerrier, que sa mère, malgré sa douleur cuisante, eut un vague sourire d’orgueil.

Tout différent étaient le regard étincelant de Wllhem, son allure décidée, sa voix de commandement. Michelle comprit que, dirigés par leur tante, ses enfants lui échappaient ; mais que faire ? Hélas ! dans cette lutte gigantesque, elle était vaincue, elle aussi, vaincue comme sa nation… mais cependant, malgré l’épreuve actuelle, au fond de son âme douloureuse, restait la croyance sainte des chrétiens et des forts. Dieu châtie les siens, il ne les abandonne pas. Avec sa prière, avec sa douceur résignée, la faible créature qu’était Michelle avait plus de puissance que la grande et redoutable Edvig.

Le cortège arrivait au château. La voiture s’arrêtait au bas du perron, les enfants s’élançaient, tenant leur mère par la main et criant :

« Tante Edvig ! »

La belle-sœur de Michelle parut aussitôt. Un tablier blanc d’infirmière tranchait sur sa robe sombre. Elle embrassa la femme de son frère avee un peu d’émotion.

« Comment va-t-il ?

— Bien, grâce à Dieu ; mais il a voulu repartir à toute force.

— Le brave cœur !

— Nous amenons beaucoup de blessés, Edvig ; avez-vous une installation où nous puissions les mettre ?

— Tout ce qu’il faut est préparé. Les salons sont convertis en salles d’hôpital et les châteaux voisins des frontières ont agi comme nous, de sorte que nos pauvres blessés sont vite et bien secourus.

— Ce sont… des Français que j’amène.

— Les malades sont frères ; ils ont un droit égal à nos soins. Michelle, nous avons deux salles d’ambulance, je vous laisse la direction du quartier français, je me consacre à l’autre.

— Merci, fit Michelle émue, merci Edvig, je serai à la hauteur de ma tâche. »

À l’instant, même, on procéda à l’installation des blessés.

Ce fut dès lors une vie réglée, où les services, organisés militairement par la sœur du général, ne laissaient rien à désirer.

Minihic faisait partie du quartier français, naturellement. Il était inlassable et vaillant, nuit et jour, toujours aux aguets d’un secours à offrir. Quand un homme pouvait parler, dire un peu les nouvelles de la France, le petit Breton s’installait près de lui, écoutait le cœur au loin…

Un jour, sa maîtresse l’avait envoyé un instant au parc. Il était blême et fatigué, un peu d’air lui serait salutaire, elle lui ordonna d’aller surveiller les enfants. Le garçon obéit.

Wilhem et Heinrich, entourés de gamins, jouaient à leur éternel jeu de bataille. Ils avaient affublé un homme de paille de l’uniforme français, l’avaient campé sur un socle, et ils tiraient dessus, avec d’inoffensives carabines, s’en servant comme d’une cible.

Le groom, à cette vue, eut une poussée de colère. Il arracha au fantoche le costume de ses frères à lui et comme Wilhem tempétait, criait, rageur, le menaçant de son fusil de bois, Minihic, énervé, saisit l’arme de l’enfant et la brisa sur son genoux.

Wilhem ne pleura plus ; mais il courut chercher un sabre dans le cabinet de son père et revint audacieux.

Le Breton attendait encore vibrant de l’insulte faite à ses compatriotes. Quand il vit la résolution du petit, qui sans peur attaquait un homme, il comprit la passion haineuse des races, et dans la crainte de céder à la tentation, de donner à l’enfant de sa maîtresse une leçon trop grave, se sentant incapable de se dominer, il s’enfuit.

Des valets avaient vu la scène, ils riaient, applaudissant le petit garçon, et Minihic, ne se contenant plus, se rua sur eux, donnant libre cours à sa rage, calmant ses nerfs dans la lutte. Ce fut une bousculade. Et quand l’infirmier rentra pour son service, meurtri, épuisé, Michelle eut un effroi :

« Qu’as-tu fait ?

— Ce que j’ai fait, je les ai rossés, les sales Prussiens. Ah ! si je pouvais les exterminer tous ?

— Chut ! Tu m’épouvantes, tu nous perds.

— À la fin, je n’en puis plus aussi, c’est chaque jour à recommencer les insultes. Je finirai par un malheur. Ah ! madame, si ce n’était pas vous ! »

De son lit, Georges Rozel suivait cette scène. Un peu de lucidité lui venait maintenant, à travers sa fièvre, il comprenait trop vaguement encore, pour avoir conscience de ce passé qui l’avait terrassé. Il se croyait le jouet d’un rêve. Il fit un sigue au jeune infirmier qui l’avait si attentivement soigné.

Minihic accourut.

« Où sommes-nous ?

— À Rantzein, mon capitaine.

— À Rantzein ! je suis donc encore fou ?

— Mais non, mon capitaine, vous n’avez plus du tout de délire, à peine trente-huit degrés de température au thermomètre. »

Georges avait caché sa tête dans ses mains. Il écartait ses doigts, ainsi qu’un enfant, et glissait un regard curieux vers cet entourage étranger.

Près de la fenêtre, le pur profil de Michelle se dessinait amaigri, pâli, mais idéalisé.

« Et alors, continua Rozel, montrant la jeune femme, cet ange là-bas… qui se penchait sur nos lits ?

— C’est la protectrice des Français à Rantzein, mon capitaine. Sans sa douceur, sans sa bonté, il y aurait ici d’autres pleurs et d’autres gémissements, croyez-le ! Grâce à elle, les Français sont traités aussi bien que des Prussiens. Ils ont tout ce qu’il leur faut. Voyez, on ne parle pas allemand, dans cette salle, et là-bas sur la console, il y a une statue de la Vierge.

— En effet, alors… nous sommes chez des Allemands ?

— Oui, le général combat contre nous ; mais sa sainte et digne femme répare ici, dans la mesure de ses forces, le mal commis.

— La comtesse Hartfeld ! exclama Georges, soudain éclairé, la comtesse Hartfeld ! mais elle nous a trahis…

— Elle ! vous blasphémez, mon capitaine ; si elle vous entendait ! Allons, vous retombez en délire.

— Non, non, je l’ai vue là-bas à Paris… ensuite dans la forêt… »

Il retomba sur l’oreiller, en proie à une crise de sanglots convulsifs.

« Allons, mon capitaine, du calme, reprit Minihic, vous allez vous redonner la fièvre. Voyons, écoutez et regardez ; il suffit, pour la juger, de voir notre noble dame. « 

Georges n’écoutait plus. Un travail inouï se faisait dans sa tête pour reconstruire les jours précédents, et il glissait au rêve peu à peu, si faible encore, que des images passaient, sans qu’il sût démêler leur réalité, et il finit par s’endormir, complètement calmé enfin.