VIII


La princesse Rosaroff éprouvait un grand plaisir à causer avec sa cousine ; souvent elle venait la voir et quelquefois elle sortaient ensemble, visitant les monuments, c’était justement le mois du Sacré-Cœur. La butte de Montmartre n’était pas encore couronnée de l’imposante basilique, qui fut le résultat du vœu de la France en détresse ; mais elles allèrent à la vieille église de Saint-Pierre ; une des plus antiques de Paris et par la même occasion elles admirèrent le panorama merveilleux de Paris. Alexis Rosaroff, ce jour-là, les accompagnait. Avec une longue vue, il cherchait à reconnaître les monuments, il les nommait à ses compagnes.

Depuis quelque temps déjà, Alexis avait comblé les vœux de sa femme, en entrant tout à fait dans le giron de l’Église catholique, romaine, et il en était résulté entre les époux une nouvelle fusion d’âme, une union tellement absolue, qu’ils ne se quittaient que pour les obligations forcées, quand le prince avait à remplir une mission diplomatique au ministère ou aux Tuileries.

Michelle n’avait pas osé lui parler de ses soucis au sujet du rôle que jouait son mari. Elle trouvait plus délicat de ne pas mettre ce Russe, qui ne pouvait se placer en face du même objectif qu’elle, dans des affaires patriotiques ; mais elle parlait avec Rita et Alexis de son espoir de ramener, elle aussi, son cher mari à leur foi commune, et elle favorisait de tout son pouvoir les conversations sérieuses entre Alexis et Hans.

Le prince, tout à la joie d’une conscience heureuse, enfin entrée dans l’unique voie, avait des enthousiasmes de néophyte. Il s’exaltait en sublimes élans, rêvait de conquêtes. Sa patrie n’avait qu’un pas à faire pour connaître la lumière vivifiante. La grâce, peu à peu, l’inondait ; le bras de Dieu s’étendait vers la Russie, la rapprochait de son divin Cœur.

Là-haut, de cette butte de Montmartre, où son regard n’avait d’autre obstacle que les brumes mourantes de l’horizon, au-dessus de cette ville houleuse, il voyait l’avenir : le peuple agenouillé devant la Croix resplendissante, l’apothéose de la foi dans l’univers. Ce mont des martyrs, où des chrétiens avaient versé leur sang, devenait la terre fertilisée du christianisme. Tous les mondes accouraient au-devant du flambeau allumé sur Paris, la capitale des grandes œuvres, la cité du crime, mais aussi la cité de l’exploitation.

Le soir de cette promenade, les Rosaroff devaient dîner chez les Hartfeld ; Michelle avait prié le bon abbé Rozel et son neveu Georges. Mme Carlet aussi devait venir.

Ce n’était qu’un repas de famille ; mais on causerait, et il semblait à la jeune femme, que ces soirées de paix étaient la veille d’un tumulte, comme la fin d’acte d’une grande pièce. Elle avait la sensation des choses qui vont finir, et là, dans son salon calme, dont les tentures assourdissaient le bruit de la rue, entre tous ceux qu’elle aimait, elle remerciait mentalement le ciel de cette étape, qu’elle sentait proche du départ.

Mme Carlet, toujours puérile, enfantine, s’amusait du luxe de sa fille, en faisait sa joie, se trouvait dans l’élément rêvé, sa folie se trouvait dans son cadre ; Michelle la comblait de cadeaux et la laissait dire, dépenser, s’envelopper de bijoux et de dentelles. Elle la savait si peu responsable, qu’elle cédait à tous ses caprices, la gardait dans son salon, entre ses bibelots et ses plantes rares.

Wilhem et Heinrich trottaient par la maison, bruyants, robustes, rieurs et charmants. Wilhem mettait aux mains de son frère, encore vacillant sur ses jambes, un court fusil de bois et jouait à l’exercice inlassablement, né pour la lutte, fils de soldat.

Le petit obéissait, fatigué parfois, et se sauvait, quand il pouvait, dans les coins pour regarder des images ou faire avec des fleurs des mois de Marie, ainsi qu’il avait vu sa mère en installer au mois de mai.

Hans Hartfeld arriva ce soir-là juste pour se mettre à table. Il avait eu une journée fatigante étant allé au camp de Châlons, et il revenait, très heureux de se retrouver chez lui, d’embrasser ses enfants qui couraient à lui.

« Ah ! dit-il, comme on est bien ici ; comme c’est bon le foyer ! En quittant mon pardessus à la porte, il semble que je quitte mes soucis, mes affaires préoccupantes. Dehors, quand c’est très dur, très pénible la lutte diplomatique, je pense au soir, au retour et je prends courage. C’est bien une création divine la famille.

— La famille et la patrie, fit Michelle.

— La patrie, c’est notre terre entière, dit Georges Rozel. Le Christ est mort pour tous les humains.

— Sans doute, fit Alexis ; mais la patrie est la représentation de la famille et nous avons envers elle des devoirs spéciaux. « Rendez à César ce qui est à César. » À propos, Hans, remarquez-vous à quel point s’assombrit notre horizon politique ? »

Hans haussa les épaules.

« Bah ! on ne s’est jamais tant amusé à Paris. La cour est à Saint-Cloud. On joue la comédie. L’impératrice a des costumes merveilleux. Votre empereur, à dire vrai, a triste mine, il a des yeux ternes, qui semblent regarder dans l’infini des choses terribles.

— Il s’effraye de son impopularité. La Lanterne du marquis de Rochefort l’attaque avec autant de malice que d’esprit, et puis je crois les finances françaises très obérées.

— Le fait est que tout le monde n’a pas le don de l’économie comme les Allemands, remarqua Michelle, je me souviens des fêtes du général de Moltke, où il paraissait avec un habit parfumé de benzine, offrait des petits fours de quatrième qualité et de temps à autre, en cachette, soufflait une bougie dans les coins.

— Je connais, dit Hans, une anecdote qui peint l’homme encore mieux : Un jour, je venais de travailler longuement avec lui sur l’emplacement d’un fort, il faisait une chaleur torride et nous n’en pouvions plus. Nous descendons de cheval devant une auberge. Il demanda deux bocks. L’aubergiste avait de la bière à cinq pfenigs et à dix, de qualité supérieure. Voyant deux officiers, il offre la meilleure, nous buvons. C’était frais et bon. Puis nous remontons à cheval.

« Tenez, dit le maréchal, Voici vingt pfenigs[1]. » Et il tend la main en attendant sa monnaie.

L’aubergiste, sans voir le mouvement de son client, était entré dans sa maison. De Moltke ne dit rien ; mais nous revînmes le lendemain, ayant à terminer notre trace.

Nous descendîmes à la même auberge que la veille :

« Deux bocks ! » dit mon compagnon.

Ils furent apportés et avalés de suite. Alors de Moltke se leva :

« Je vous ai donné vingt pfenigs ; j’ai payé d’avance hier, nous sommes quittes aujourd’hui.

— Mais je vous ai servi de la double bière, explique le cabaretier vertement.

— Je n’ai pas demandé de la double bière, » reprend le général.

Et rendant la main à son cheval, il part au trot allongé.

Moi, un peu honteux, je jetai sans qu’il le vît, quelque menue monnaie à l’aubergiste.

— Ceci prouve un mauvais cœur.

— Non, parfois il est généreux.

— Quand donc ?

— Quand il s’agit d’armement et du sang des soldats. Croiriez-vous que ce guerrier a la passion de la musique, de la musique douce uniquement !

— Toujours l’anomalie.

— Complète, car son principe de guerre est le bombardement à outrance.

— Cet homme m’est antipathique, s’écria Michelle, il déteste la France !

— N’empêche que c’est un génie.

— Après Napoléon.

— Le premier, oui ; mais celui d’aujourd’hui.

— Oh ! je ne le défends pas. Ce que j’aime moi, c’est l’âme de la France, la fille aînée de l’Église, « mein Vaterland[2] » ainsi que vous dites en Prusse. »

L’abbé Rozel souriait à l’enthousiasme de sa chère enfant, comme il appelait toujours Michelle ; puis, quand le repas achevé, ils furent passés au salon, Alexis Rosaroff, tout en acceptant des mains de la comtesse une tasse de café, se mit à causer avec Georges Rozel qui lui disait :

« Quel bonheur quand je pourrai, pour ma part, donner à notre foi des croyants ! Si seulement ma pauvre maman ne se faisait pas tant de peine de mon départ. Il faudra pourtant que je m’en aille cet hiver après l’ordination de Noël.

— D’ici là, il peut se passer bien des événements qui changent vos projets, dit Hans pensif.

— Je suis entièrement soumis à la volonté de Dieu, répondit Georges.

— Comme nous tous, répondit Alexis. Mais notre intention cependant est une puissante auxiliaire, ainsi moi, qui depuis tant d’années étais sincèrement convaincu de la vérité, j’ai attendu le milieu de ma vie pour goûter cette paix infinie de me sentir dans ma voie. Mon cher Hans, quand feras-tu comme moi ? »

Le comte ne répondit pas tout de suite. Cette question directe le gênait ; enfin, il dit en passant la main sur son front avec angoisse :

« Si j’étais libre, détaché ainsi que toi des liens au passé, je ferais de même ; car, moi aussi, je vois à quel point la douce religion catholique est consolante et vraie ; mais comment veux-tu que j’affronte les foudres de ma sœur, de toute la lignée des Hartfeld, du roi ?

— Qui sont feu de paille en regard des foudres du ciel, Hans, reprit Alexis, car si tu restes convaincu sans agir dans le sens de ta conviction, tu es mille fois coupable.

— Dieu nous aidera, » fit doucement Michelle, en regardant l’abbé Rozel dans les yeux duquel elle puisa un encouragement.

Quand leurs amis se furent éloignés, Hans s’empressa de s’enfermer dans son bureau. Il n’était pas encore très tard, Michelle voulut le suivre.

« Permettez-moi de lire près de vous, au lieu de rester seule au salon.

— Non, répondit-il doucement ; votre présence me troublerait, le travail que j’ai à faire est sérieux et demande toute mon application.

— Ne pourrai-je vous aider ?

— Ce sont des calculs au-dessus de vos forces. »

Le parti pris était visible, Hans éloignait sa femme à dessein.

Michelle comprit ; reprise de son angoisse, sûrement, elle devait savoir la vérité, se renseigner clairement et réfléchir ensuite à son devoir.

En conséquence, elle se glissa doucement derrière la portière de tapisserie. Elle vit son mari tirer de sa poche son trousseau de clé, ouvrir un tiroir secret, mettre devant lui une petite grille en carton sur une feuille blanche et commencer à écrire.

Soudain, il s’arrêta, leva la tête, regarda vers elle, se leva enfin et venant droit où elle était cachée, il souleva le rideau.

Michelle crut défaillir ; mais il la prit par la main, l’amena dans le cercle lumineux de la lampe.

« Fille d’Ève, » dit-il sans colère.

Et comme elle ne pouvait répondre, étant absolument suffoquée.

« N’ayez aucune crainte avec moi, mon enfant, j’espère qu’il ne s’agit que d’une gaminerie sans conséquence, n’est-ce pas ?

— Vous ne vouliez pas de moi près de vous, j’ai voulu savoir pourquoi, » parvint-elle à dire.

Il la regarda au fond des yeux :

« Je crains que vous ne vous abusiez, Michelle, et que vous ne vous fassiez des chimères. Soyez absolument sincère, mon enfant. N’ai-je pas toujours été votre confident ? »

Alors, elle saisit la main de son mari sanglotant :

« Oh ! Hans, vous, le plus loyal des hommes, vous ne commettriez pas une lâcheté, j’en suis sûre.

— Non. Je ne commettrai jamais une lâcheté.

— Ni vous ne profiterez de celle des autres ? »

Il tressaillit.

Celle qu’il regardait toujours comme une enfant l’était vraiment moins qu’il ne le pensait ; elle mettait le doigt sur la plaie saignante de son cœur et en écartait les bords pour la rendre plus douloureuse.

Il prit un parti.

« Écoutez-moi, dit-il, et sur votre amour maternel, gardez mon secret. Mieux vaut vous expliquer ce que vous soupçonnez mal que de vous laisser deviner au delà du réel. Je suis en mission ici, en mission politique, mon gouvernement compte sur moi à juste titre, comme sur un sujet fidèle. Mon honneur est d’obéir à mon roi et de servir ma patrie. Le jour où ils me demanderont mon sang, je le donnerai. En attendant, ils ont droit à mon intelligence. Elle leur est acquise et je leur en dois le profit. Vous, ma femme, vous êtes peut-être dans une situation différente des autres Allemandes, mais en vous donnant à moi, vous avez épousé ma patrie, nos enfants sont Allemands, donc toutes vos affections sont allemandes. Ne pensez-vous pas que ces tendresses tangibles et réelles valent bien une abstraction en somme, cet attachement que vous gardez à votre patrie d’origine ? »

Michelle ne répondait toujours pas. Elle sentait de l’irréparable autour d’elle, une impossible solution à son désespoir. Hans reprit :

« Ce que je fais ici, des Français le font en Prusse. Vous n’êtes pas assez initiée aux choses diplomatiques, pour juger quoi que ce soit. N’est-il pas plus simple, plus rationnel de vous fier à moi ; d’avoir en votre mari la belle et sainte confiance d’antan ? Vous voulez savoir ? Quel but avez-vous ? m’empêcher d’agir, détruire ce que, à grand’peine, j’amasse ; mais d’autres le feront à ma place, voilà tout. Et pour ne rien sauver, vous aurez lancé sur moi, sur vous, sur nos fils, toutes les colères du royaume. »

Elle ne trouvait rien à répondre ; elle eût voulu prendre à deux mains sa pensée, la jeter hors d’elle-même, pour ne plus réfléchir.

Elle souffrait si visiblement, qu’il eut pitié et la reconduisit dans sa chambre.

« Dormez, demain vous serez mieux. Si le séjour ici vous pèse, retournez à Rantzein.

— Avec Edvig !

— Voulez-vous faire un voyage vers le midi de la France ?

— Non, non, Hans, je ne vous quitterai pas. Pardonnez-moi si j’ai été indiscrète, mais je vous le jure, non mal intentionnée. Bonsoir, à demain. »

Elle était brisée. Cette terrible secousse avait ébranlé ses nerfs. Un peu de délire gagnait son cerveau, elle ne savait plus où était le salut. Il lui semblait être une épave sur la mer houleuse où pas un phare n’apparaissait.

  1. Monnaie allemande
  2. Ma mère patrie, littéralement père patrie.