V


Au bout d’un assez long temps, la marquise, surprise de ne pas voir revenir sa petite-fille, appela Rosalie.

« Voyez donc, dit-elle, où peut bien être allée Mademoiselle, je crains qu’elle ne soit repartie courir au jardin, il se fait tard et c’est l’heure du souper. Cette petite n’a pas idée de l’obéissance. »

Rosalie n’alla pas loin, elle appela Tribly, sachant bien déjà qu’où était l’un serait l’autre, et quand elle vit le chien apparaître, s’étirant, ouvrant en un long bâillement sa gueule énorme, elle alla d’où il venait et trouva Michelle.

« La pauvre petite chatte est rompue de lassitude, dit-elle, venez donc voir, Madame la marquise, comme elle s’est bien endormie. Si je la portais dans son lit sans l’éveiller.

— Si vous en avez la force Rosalie faites-le, si non, éveillez-la et elle marchera seule. »

Rosalie se pencha malgré ses rhumatismes, et, d’un grand effort de courage, elle enleva l’enfant.

Alors, à travers les couloirs sombres, ce fut une course pénible, le pas traînant de la vieille et le bruit des ongles durs de Tribly sur les dalles, résonnaient en écho sous les voûtes. Au fond du chemin de ronde une porte était ouverte, elle donnait dans la tour Est du château, la tour du guetteur, et là, au rez-de-chaussée, on avait dressé un lit de fer, une table et un petit banc pour loger la fillette. Rosalie la déshabilla doucement, avec précaution, la borda soigneusement dans la couchette et puis comme elle craignit que l’enfant venant à s’éveiller n’eût peur, elle fit coucher Tribly sur la descente de lit.

Puis, se penchant sur Michelle, la servante déposa un baiser sur le front pur de l’orpheline en murmurant, une fierté au cœur :

« Je puis bien t’embrasser, ma fille, puisque tu as souhaité que je sois ta grand’mère. »

Après, elle reprit le long corridor de son pas traînant, toute remuée de cet élan de tendresse spontané de la fillette, ayant inné dans l’âme, ainsi que toute femme, l’amour de l’enfant.

Michelle dormit jusqu’au jour, les chauves-souris eurent beau voler au travers des petits carreaux de vitres brisées, les chats-huants se répondre en leur dialogue lamentable, rien ne troubla la paix de l’enfant endormie sous la garde des anges.

Il était jour déjà quand Michelle ouvrit ses grands yeux étonnés et les promena sur l’inconnu des choses. Où donc était-elle ?

Elle sauta à terre, tout de suite rassurée par le contact du poil chaud et lisse du bon Tribly couché au bas de son lit et sur le corps duquel ses petits pieds nus se posaient.

Elle courut à la fenêtre, des branches de lierre l’obstruaient, des vignes-vierges entraient rampantes et preneuses ; encore, l’enfant s’émerveilla ; tout était beau ici, la nature et les bêtes !

La porte s’ouvrant la dérangea, Rosalie, une tasse de lait en main, pénétrait le sourire aux lèvres tandis que l’enfant surprise courait se jeter au cou de la vieille servante :

« Paix, fit la bonne ravie, tu vas renverser ton déjeuner ! et puis veux-tu bien t’habiller et ne pas courir ainsi sur les dalles de granit pour t’enrhumer après ! Sais-tu au moins t’habiller ?

— Ah ! pour sûr que je sais m’astiquer, tu vas voir. »

Elle sauta sur ses chaussettes, les enfila en un tour de main et, comme un coup de sonnette appelait Rosalie, elle continua seule bavardant avec le chien.

« T’es heureux, toi, ta toilette te pousse sur le dos, ta robe s’use pas et on ne te donne pas de taloches pour les taches que tu y fais ; t’as de la veine, mon vieux. Attends, on va déjeuner. »

Elle fit deux parts du pain bis et versa dans l’assiette la moitié de son lait, puis les deux amis mangèrent. Ce fut vite expédié, les deux amis ayant très faim.

Michelle alors sortit de sa chambre avec la pensée d’aller courir dehors, mais en passant devant une porte, une voix la retint.

C’était la parole grave de la douairière :

« Viens ici, ma fille, j’ai à te parler. »

La fillette dut entrer, fort ennuyée d’un tel retard à ses projets, et resta droite, plantée sur le seuil, devant sa grand’mère encore couchée un livre de prière à la main.

« Approche, fit la marquise, comment, tu es prête déjà ?

— Oh ! j’ai pas la flemme avec un soleil comme ça, répondit joyeusement Michelle.

— Quelle bizarre façon tu as de t’exprimer ma pauvre enfant ! tu sens la rue ; écoute, il va falloir veiller sur tes paroles, m’obéir ; comme je n’aurais pas la force, à mon âge, de t’instruire, je vais te mettre chez de bonnes religieuses qui auront soin de toi.

— Alors, je vais retourner à l’école, fit Michelle déçue, je serai encore enfermée.

— Tu auras des heures de travail et de récréation. Tu peux, en attendant, courir en liberté ; va, quand tu entendras sonner la cloche, rentre. Ce sera l’heure du dîner. »

La petite, avec son instinctive tendresse, passa ses bras autour du cou de la marquise et l’embrassa de tout cœur.

« Va, mon enfant, as-tu fait ta prière du matin ?

— Toujours, comme je la récitais avec papa.

— Désormais, tu viendras prier avec moi en te levant et le soir. Dieu aime qu’on se réunisse pour l’invoquer.

— Oui, grand’mère. »

Michelle s’enfuit en courant ; grisée de liberté, elle franchit la grille, descendit la pente et arriva haletante sur la grève où elle se laissa tomber sur le sable fin. La mer tout doucement montait transparente et tiède sur les roches incrustées de mica. L’enfant trempait ses mains dans les creux de rochers où nageaient de grises crevettes, elle s’amusait à récolter des coquillages et des algues apportés par le flot ; c’était pour elle le paradis terrestre, la liberté de la création.

« Tiens, la petite Mouette ! fit tout à coup le pêcheur Lahoul qui passait, son filet sur l’épaule ; hein, tu te ballades à l’air frais, veux-tu embarquer avec moi ?

— Non, parce que je dois rentrer à la niche pour l’heure de la pâtée. Après, j’irai à l’école.

— Ah ! tu vas aller à l’école, eh bien, cours alors, tu auras assez le temps de t’ankyloser les jambes sous les bancs de la classe. »

Le pêcheur s’éloigna sifflant, et Michelle resta seule ; elle courut un moment au-devant des vagues qui la forçaient à rétrograder, puis elle finit par se coucher sur le sable, le front dans les mains, et peu à peu elle glissa au rêve, à la réflexion, qui, même à sept ans, naît dans la solitude. Elle regarda de loin des enfants qui suivaient leur mère, en recevaient des caresses et de bonnes paroles, et dans sa cervelle enfantine s’ébauchait un travail d’étude décevante, et elle reportait vers le ciel ses yeux naïfs, comme pour un inconscient appel de protection.

La petite mouette, ballottée au vent du large, n’est pas jetée à la côte pendant la tempête ; la petite Michelle, comme l’oiseau, n’est pas abandonnée du divin Protecteur.

Toute son existence d’orage et de lutte elle se souviendra de ce jour d’antan où les goélands rayaient de l’ombre de leurs ailes le sable ensoleillé ; elle reverra cette matinée en face de l’immense horizon mouvant, et dans le rude combat de ses jours, elle pensera souvent, la Mouette voyageuse, au nid solitaire caché au creux des rocs… Mais, si houleuses que soient les vagues, si âpre que soit la bise, toujours au-dessus des nuages, l’éternel bleu des croyants resplendira.