PREMIÈRE PARTIE

En Bretagne

CHAPITRE PREMIER


Comme la misère honteuse entrait sans permission par la porte béante du vieux château de la Roche-aux-Mouettes, la marquise de Caragny appela sa fille occupée à ressouder, comme elle le pouvait, avec un fer chaud, les petits carreaux de la fenêtre dans leur cadre de plomb.

« Viens, ma chère enfant, tu ne réussiras jamais à mettre le froid et le vent dehors ; ils entrent en maîtres chez nous, et je crois l’heure venue de te confier une offre qui m’est faite, un moyen d’étayer nos vieilles ruines. »

La jeune fille s’approcha curieuse, vint s’asseoir sur un coussin troué aux pieds du fauteuil de chêne de sa mère. Elle leva le front, et le regard des deux femmes se confondit ; elles se devinèrent.

« Oui, dit la marquise, oui, c’est le seul moyen, une mésalliance…

— Oh ! mère.

— Pierre Carlet est loyal, il a de nobles sentiments, il est d’une exemplaire piété.

— Et il est aussi marchand de bœufs… »

La mère eut un sourire navré et, avec des larmes dans la voix, elle voulut feindre un peu de gaieté.

« Les patriarches étaient pasteurs. Le premier état de l’homme, celui que dicta la nature, était l’élevage des animaux.

— Il y eut des rois pasteurs, dit la jeune fille ; Abraham et Jacob élevaient les troupeaux, mais ils ne les vendaient pas.

— Ils les échangeaient, ma fille, et c’était un trafic quand même. »

Un silence tomba sur ces mots. La discussion oiseuse n’était qu’apparente, au fond l’une et l’autre restaient convaincues : Il fallait du pain.

« Alors, reprit la mère, répondant à leur pensée commune, j’ai dit à Pierre Carlet de venir ce soir ; si tu daignes l’agréer, tu lui tendras la main… et puis songe, ma chère Jane, que par ce geste banal tu donneras aussi ton cœur, ton être ; cet homme, tu ne le regarderas plus comme au-dessous de toi, tu lui devras l’égalité ; ses sentiments, s’ils n’ont pas dès le début la délicatesse des nôtres, s’affineront à ton contact et, la grâce divine aidant, tu gagneras du bonheur. Jane, il faut regarder de très haut le devoir de vivre, se dire que notre passage sur terre doit nous mériter le ciel, et que le plus ou le moins de joies n’est rien en face de l’éternité. Dieu est le père de tous. Il ne fit pas deux races. »

Jane avait caché dans ses mains son visage ; des larmes filtraient entre ses doigts, larmes d’émotion plutôt que d’amertume, car, en son jeune cœur, naissait le désir d’une famille, d’un foyer personnel où elle serait la reine entourée de jolis enfants. Et quand vint le soir, rose, mais presque heureuse, elle mit ses doigts dans la rude main du jeune homme.

Il s’inclina très bas, trop sincère pour être gauche, et le merci qu’il prononça venait du fond de l’âme.

Les préparatifs du mariage ne furent ni longs, ni difficiles ; les de Caragny n’invitèrent personne de leur famille haut titrée.

La mort d’aucun des bœufs de Pierre ne paya le plaisir d’un festin.

On s’en alla prier au pied de l’autel, M. le curé de Saint-Enogat bénit les deux jeunes têtes inclinées devant lui. Il dit : « Dieu vous unit pour la joie et la peine, soutenez-vous l’un l’autre, vivez avec la paix et élevez une famille dans la crainte du Seigneur. »

Quand la marquise et ses enfants se retrouvèrent seuls au vieux donjon le soir du mariage, Pierre, digne et simple, alla s’asseoir près de celle qu’il avait le droit désormais d’appeler sa mère, et il lui prit la main affectueusement :

« Permettez-moi, Madame, d’agir en fils près de vous ; je voudrais, avant de partir pour Paris avec ma femme — il dit ces mots avec une indicible fierté, — être sûr que vous ne souffrirez pas de… de…

— Oh ! achevez, de la misère. Je n’ai pas de honte, mon enfant, d’une affliction qui n’est pas une faute. La mort de mon mari, le vaillant colonel de Caragny, m’a laissé pour tout bien une très mince retraite qui ne pouvait suffire pour ma fille, moi et notre fidèle servante Rosalie. L’entretien de la Roche-aux-Mouettes en absorbe la moitié ; le vent de mer s’acharne sur mon pauvre toit, et la lande est si improductive, qu’il faut beaucoup de main d’œuvre et de coûteux engrais pour lui faire donner notre maigre nourriture.

— Je sais ces choses, ma mère, et je suis heureux et fier de mettre à vos pieds l’espérance de les voir cesser. Vous me permettrez d’ajouter chaque mois à votre revenu une somme…

— Chut, Pierre, ménagez ma fierté, mon fils ; ce qui pour trois était insuffisant, sera suffisant pour deux. Je laisserai un peu plus crouler la ruine, les lierres et les liserons en cacheront les lézardes ; ma fille ayant ailleurs un abri, je n’aurai pas souci d’une masure qui encore durera plus que moi.

— Je vous en prie !

— Assez, si vous aviez la force d’enfreindre ma défense, j’enverrais de suite à M. le curé votre aumône. »

Ces mots, prononcés d’un ton ferme, ne laissèrent aucun doute au gendre de la marquise ; il soupira de regret, ce bonheur qu’il avait rêvé de restaurer serait incomplet. Du moins, il lui restait à édifier celui de sa femme et il n’y faillirait pas.