Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Vierge (sainte)

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VIERGE (Sainte). C’est vers le milieu du XIIe siècle que le culte voué à la sainte Vierge prend un caractère spécial en France. Jusqu’alors les monuments sculptés ou peints donnent à la sainte Vierge une place secondaire : c’est la femme désignée par Dieu pour donner naissance au Fils. Elle est un intermédiaire, un moyen divin, mais ne participe pas à la Divinité. Si au XIIe siècle, le dogme, en cela, ne change pas, les arts en modifient singulièrement le sens ; et les arts ne sont, bien entendu, qu’une expression d’un sentiment populaire qui exagérait ou dépassait la pensée dogmatique. Les évêques, en faisant rebâtir leurs cathédrales dans le nord de la France, vers la fin du XIIe siècle, sous une inspiration essentiellement laïque[1], crurent devoir abonder dans le sens religieux des populations. La plupart de ces grands édifices furent placés sous le vocable de Notre-Dame ; et la place de la mère de Dieu prit une importance toute nouvelle dans l’iconographie religieuse. À Notre-Dame de Senlis, l’histoire de la sainte Vierge occupe le portail principal ; à Notre-Dame de Paris, deux des portes furent réservées aux représentations de la Vierge, celle de gauche de la façade occidentale, et celle du transsept du côté septentrional. À Reims, la statue de la sainte Vierge occupe le trumeau de la porte centrale. À Notre-Dame de Chartres, une des portes du XIIe siècle est consacrée à la Vierge, etc. Le sentiment populaire, qui tendait déjà à considérer la Vierge comme un personnage quasi divin, ne fit que croître. Des églises et des chapelles sans nombre furent élevées à la mère du Sauveur. Les statues abondaient non-seulement dans les monuments religieux, mais dans les carrefours, au coin des maisons, sur les façades des hôtels, sur les portes des villes, des châteaux. La représentation du Christ était, avant cette époque, admise dans les monuments comme personnage divin, visible et tangible, tandis que celle de Dieu le Père n’était que très-rarement reproduite (voy. Trinité). Cela était d’ailleurs conforme au dogme catholique ; il était naturel de représenter le Fils de Dieu, puisque le Père avait voulu qu’il descendît sur la terre et se fît homme.

On voit, par exemple, sur un grand nombre de sarcophages chrétiens du Ve au VIIIe siècle, le Christ représenté au milieu des apôtres, sous la figure d’un jeune homme imberbe. Le Père n’est figuré, dans ces sculptures, que par une main qui sort d’une nuée. Quant à la Vierge, il n’en est guère question, ou, si elle apparaît, elle occupe une place infime, inférieure même à celle des apôtres. Les artistes se conformaient en cela à la lettre des Évangiles. La Vierge ne commence à prendre une place apparente qu’au moment où l’on représenta le crucifiement, c’est-à-dire, en Occident, vers le VIIIe ou IXe siècle. Alors, conformément au texte de l’Évangile de saint Jean, elle occupe la droite de la croix et saint Jean la gauche. Dans les scènes du jugement dernier du commencement du XIIe siècle, comme à Vézelay, par exemple, et un peu plus tard à Autun, la Vierge n’intervient point ; tandis que nous la voyons agenouillée à la droite de son fils, priant pour les humains, dans les scènes du jugement qui datent du commencement du XIIIe siècle.

Mais, avant cette époque, c’est-à-dire vers 1140, déjà elle est assise sur un trône, tenant le Christ enfant entre ses genoux. Elle est couronnée ; des anges adorateurs encensent l’Enfant divin. Nous voyons la Vierge ainsi représentée aux portes du côté droit des façades des cathédrales de Chartres et de Paris, dans les tympans, portes qui datent de cette époque[2].
La figure 1 reproduit la Vierge de la cathédrale de Paris, mieux conservée que celle de Notre-Dame de Chartres, mais semblable, quant à la pose et aux attributs. La mère du Sauveur maintient, de la main gauche l’Enfant dans son giron ; de la droite, elle porte un sceptre terminé par un fruit d’iris. Elle est nimbée, ainsi que le Christ ; celui-ci bénit de la main droite, et tient de la gauche le livre des Évangiles. L’exécution de cette figure, beaucoup plus grande que nature, est fort belle, et les têtes ont un caractère qui se rapproche beaucoup de la sculpture grecque archaïque.

Cette manière de représenter la sainte Vierge était empruntée aux artistes grecs ; c’était une importation byzantine due aux ivoires et peintures qui furent, en si grand nombre, rapportés d’Orient par les croisés. Dans ces représentations peintes ou sculptées grecques, il est évident que le Christ, par la place qu’il occupe, par son geste bénissant, est le personnage principal ; que la Vierge, toute vénérée qu’elle est, n’est là qu’un support, la femme élue pour enfanter et élever le Fils de Dieu. Le milieu du XIIe siècle ne sort pas de cette donnée, et l’on voit encore, dans l’église abbatiale de Saint-Denis, une Vierge de bois de cette époque, provenant du prieuré de Saint-Martin des Champs, qui reproduit exactement cette attitude[3]. L’archaïsme grec, dont ces objets d’art étaient empreints, ne pouvait longtemps convenir aux écoles laïques de la fin du XIIe siècle. On voit encore la Vierge assise tenant le divin Enfant, au milieu de son giron (dans l’axe), suivant le mode grec, dans quelques édifices du commencement du XIIIe siècle, comme à la cathédrale de Laon, comme à l’une des portes nord de Notre-Dame de Reims ; puis c’est tout. À dater de cette époque, la Vierge n’est plus représentée assise et tenant son fils dans son giron que dans les scènes de l’adoration des mages. Si elle occupe une place honorable, elle est debout, couronnée, triomphante, tenant son fils sur son bras gauche, une branche de lis (arum) ou un bouquet dans la main droite, ou bien encore elle étend cette main comme pour accorder un don. Sa physionomie est calme, elle regarde devant elle ; c’est à elle que les hommages sont adressés. Le Christ est un enfant qui, dans les monuments les plus anciens, bénit encore de sa petite main droite et tient une sphère ou un livre dans sa main gauche, mais qui, plus tard, passe son bras droit derrière le cou de sa mère et joue avec un oiseau. Alors le visage de la mère sourit et se tourne parfois vers la tête de l’enfant. C’est la mère par excellence, la femme revêtue d’un caractère divin, et c’est bien à elle, en effet, que la foule s’adresse ; c’est elle qu’elle implore, c’est en son intervention toute-puissante qu’elle croit, et l’Enfant n’est plus dans ses bras que pour marquer l’origine de cette puissance.

Bien entendu, nous ne prétendons ici, en aucune façon, discuter la question dogmatique ; nous ne faisons que rendre compte des transformations qui furent la conséquence de l’intervention laïque dans la représentation de cette partie de l’iconographie sacrée. Le mouvement des esprits religieux vers le culte de la Vierge acquit, pendant le XIIIe siècle, une importance telle, que parfois le haut clergé s’en émut ; mais il n’était pas possible d’aller à l’encontre. On ne s’adressait plus, dans ses prières, qu’à la Vierge, parce qu’elle était, aux yeux des fidèles, l’intermédiaire toujours compatissant, toujours indulgent et toujours écouté entre le pécheur et la justice divine. On conçoit combien ce sentiment fut, pour les artistes et les poëtes, une inépuisable source de sujets. Cela convenait d’ailleurs à l’esprit français, qui n’aime pas les doctrines absolues, qui veut des palliatifs à la loi, et qui croit volontiers qu’avec de l’esprit, un heureux tour, un bon sentiment, on peut tout se faire pardonner.

Pour le peuple, la Vierge redevenue femme, avec ses élans, son insistance, sa passion active, sa tendresse de cœur, trouvait toujours le moyen de vous tirer des plus mauvais cas, pour peu qu’on l’implorât avec ferveur[4]. Dans les légendes des miracles dus à la Vierge, si nombreuses au XIIIe siècle, parfois poétiques, souvent puériles, il y a toujours un côté gaulois. C’est avec une dignité douce et fine que la Vierge sait faire tomber le diable dans ses propres pièges. Les artistes, particulièrement, semblent posséder le privilège d’exercer l’indulgente sollicitude de la mère du Christ ; musiciens, poëtes, peintres et sculpteurs lui rendent-ils aussi à l’envi un hommage auquel, en sa qualité de femme, elle ne saurait demeurer insensible.

Toujours présente là où son intervention peut sauver une âme ou prévenir un danger ; exigeant peu, afin de trouver plus souvent l’occasion de faire éclater son inépuisable charité ; ses conseils, quand parfois elle en donne, sont simples et ne s’appuient jamais sur les récriminations ou les menaces. Telle est la Vierge que nous montrent les légendes, les poésies, et dont les sculpteurs et les peintres ont essayé de retracer l’image. C’est là, on en conviendra, une des plus touchantes créations du moyen âge et qui en éclaire les plus sombres pages.

La Vierge possède d’ailleurs les privilèges de la Divinité, car c’est de son propre mouvement, et sans recourir à son fils, qu’elle accomplit ses actes miséricordieux ; elle paraît pourvue de la procuration la plus étendue sur les choses de ce monde. En s’étendant ainsi, le culte rendu à la Vierge devenait un motif d’œuvres d’art innombrables. Les statues de la sainte Vierge faites pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles se comptent par centaines en France, et beaucoup sont très-bonnes ; toutefois celles de ces statues qui remontent à la première moitié du XIIIe siècle doivent être considérées comme étant du meilleur style. La fin de ce siècle et le commencement du XIVe nous ont laissé plusieurs de ces ouvrages, qui, au point de vue de la grâce et du naturalisme le plus élégant et le plus délicat, sont des chefs-d’œuvre. Nous citerons les statues du portail nord de la cathédrale de Paris[5] ; celle du portail dit de la Vierge dorée à Amiens ; une vierge d’albâtre oriental (cathédrale de Narbonne) ; une vierge de marbre (demi-nature), dans l’église abbatiale de Saint-Denis, etc.

Pour faire saisir ces transformations, vers le naturalisme, de l’image de la sainte Vierge, nous donnons, figure 2, celle de la porte de droite de la face occidentale de Notre-Dame d’Amiens, qui date du commencement du XIIIe siècle, et figure 3, celle du portail de la Vierge dorée de la même église, qui date de la fin de ce siècle.
La première figure est grave, elle étend la main en signe d’octroi d’une grâce. L’Enfant bénit ; sa pose est, de même que celle de la mère, calme et digne. La seconde est tout occupée de l’Enfant, auquel s’adresse son sourire. La première a l’aspect d’une divinité ; elle reçoit les hommages et semble y répondre ; de son pied droit elle écrase la tête du dragon à tête de femme, et, sur le piédestal qui la porte, sont représentées la naissance d’Ève et la chute d’Adam. La seconde statue est une mère charmante qui semble n’avoir d’autre soin que de faire des caresses à l’enfant qu’elle porte sur son bras. En examinant ces deux œuvres de sculpture, on mesure le chemin parcouru par les artistes français dans l’espace d’un siècle. Ce qu’ils perdent du côté du style et de la pensée religieuse, ils le gagnent du côté de la grâce, déjà un peu maniérée et du naturalisme. L’exécution de la statue de la Vierge dorée est merveilleuse. Les têtes sont modelées avec un art infini et d’une expression charmante ; les mains sont d’une élégance et d’une beauté rares, les draperies excellentes. Mais cette Vierge est une noble dame tout heureuse de s’occuper de son enfant, et qui ne semble point attaquée de cette maladie de langueur dont une certaine école de critiques d’art entend gratifier la statuaire du moyen âge. Plus de dragon sous les pieds de la Vierge dorée d’Amiens ; son nimbe, richement orné de pierreries et de cannelures gironnées, est soutenu par trois angelots d’un charmant travail.

Pendant le moyen âge, la Vierge n’est représentée sans l’Enfant que dans les sujets légendaires où elle intervient directement, ou dans la scène de l’Assomption. Mais alors elle tient dans la main un livre des Évangiles, comme pour la rattacher toujours à la vie du Christ. Tous les amateurs quelque peu éclairés connaissent la charmante sculpture de Notre-Dame de Paris, qui représente l’Assomption[6], et dont nous reproduisons ici la partie principale, c’est-à-dire la figure de la Vierge.


Six anges enlèvent l’auréole de nuées qui entoure la figure ; deux autres l’encensent à la hauteur de la tête. Le voile de la mère du Sauveur s’enroule dans la partie supérieure du nimbe nuageux. La Vierge est dépourvue de la couronne au moment où son corps est enlevé par les anges, puisqu’à cette apothéose succède le couronnement par son fils, qui l’attend à sa droite. Les couronnements de la Vierge sont très-fréquemment représentés, soit en sculpture, soit en peinture. C’est un des sujets affectionnés par les artistes des XIIIe et XIVe siècles. La cathédrale de Paris en possède deux qui sont très-remarquables : celui de la porte de gauche de la façade occidentale, qui date des premières années du XIIIe siècle[7], et celui de la porte dite Rouge, du côté nord, qui date de 1260 environ. On voit aussi, sur les tympans des cathédrales de Senlis et de Paris, de très-beaux bas-reliefs qui représentent la mort de la Vierge. À cette scène le Christ est présent, et reçoit l’âme de sa mère dans ses bras[8].

Le nombre et la nature des vêtements que les artistes du moyen âge donnent à la Vierge ne se modifient pas du XIIe au XVe siècle. La différence n’est que dans la manière de porter ces vêtements, qui se composent toujours d’une robe de dessous, ample et longue, montant jusqu’au cou, avec manches étroites et ceinture, d’un manteau et d’un voile par-dessus les cheveux, sous la couronne. Ce voile descend sur les épaules jusqu’au milieu du dos.

Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le manteau laisse voir le devant de la robe et se drape plus ou moins amplement sur les bras ; mais, vers la fin du XIIIe siècle, le manteau revient d’un bras sur l’autre sur le devant, et masque la robe, dont on n’aperçoit plus que le sommet et le bord inférieur.

Les couleurs données aux vêtements de la Vierge sont le rouge et le bleu : le rouge, quelquefois le blanc, pour la robe, le blanc pour le voile, et le bleu pour le manteau. Les broderies qui sont figurées en or sur ces étoffes sont : le lion de Juda rampant, dans un cercle ; des petites croix fichées, et la rose héraldique.

Vierges sages et folles. La parabole des Vierges sages et des Vierges folles est sculptée sur un grand nombre de nos monuments religieux. Dans nos cathédrales, les Vierges sages sont presque toujours sculptées sur le jambage de la porte principale, à la droite du Christ ; les Vierges folles, sur le jambage de gauche. Au-dessous des Vierges sages, qui, habituellement, sont au nombre de cinq, est figuré un arbre feuillu, et au-dessous des Vierges folles, en nombre égal, un arbre au tronc duquel mord une cognée. Au-dessus des Vierges sages, une porte ouverte ; au-dessus des folles, une porte fermée. À la cathédrale de Sens, les jambages de la porte principale possèdent leur collection de vierges, qui datent de 1170 environ, bien que sur le trumeau soit élevée la statue de saint Étienne ; mais tout porte à croire que cette statue de saint Étienne a été posée là après la chute de la tour méridionale, au moment où, par suite de cette chute, on dut remanier une bonne partie de la façade occidentale, et que l’on refit le tympan de la porte principale. Pour nous, cette statue de saint Étienne occupait le trumeau de la porte de droite avant la ruine de la tour. Sa position au trumeau central dérange complètement toute l’iconographie de la partie ancienne de cette porte, faite pour accompagner la statue du Christ.

À la cathédrale d’Amiens, on voit les Vierges sages et folles sculptées sur les jambages de la porte centrale, des deux côtés du Christ ; de même à Notre-Dame de Paris. À la cathédrale de Strasbourg, les Vierges sages et folles sont sculptées, non pas en bas-reliefs sur des jambages, mais occupent des ébrasements. Ce sont de charmantes statues[9] qui datent du commencement du XIVe siècle.

Ces statues des Vierges sages et des Vierges folles sont particulièrement intéressantes à étudier, parce qu’elles reproduisent minutieusement l’habit des femmes du temps où elles ont été sculptées ; car il ne faudrait pas croire que toutes les statues du moyen âge reproduisent les vêtements de l’époque où elles ont été faites. Si quelques personnages légendaires, quelques saints du diocèse, des évêques, des religieux et des donateurs sont revêtus de l’habit que l’on portait au moment où ils ont été sculptés, la Vierge, les apôtres, les personnages de l’Ancien Testament, ceux dont il est fait mention dans le Nouveau, sont vêtus d’après une tradition dont l’origine se trouve dans les premiers monuments chrétiens et chez les artistes byzantins.

  1. Voyez Cathédrale.
  2. Il ne faut pas perdre de vue que le tympan de la porte de droite de la façade occidentale de Notre-Dame à Paris provient de l’église du XIIe siècle bâtie par Étienne de Garlande, et fut replacé, lors de la construction de cette façade, au commencement du XIIIe siècle.

    On voit dans le baptistère de Saint-Valérien, à Rome, une peinture qui ne paraît pas d’ailleurs antérieure au IXe siècle, et qui représente la Vierge tenant l’enfant Jésus dans son giron ; elle n’est pas couronnée, mais sa tête est couverte d’un voile bleu très-ample, par-dessus une coiffe blanche. L’enfant tient un volumen dans la main gauche, et bénit de la droite, à la manière grecque. (Voyez les Catacombes de Rome, par L. Perret, pl. LXXXIII.)

  3. Il en est beaucoup d’autres exemples en France, soit en statuaire, soit en vitraux, qui datent également du milieu du XIIe siècle.
  4. Voyez la légende de Théophile (Rutebeuf). Voyez le Livre des miracles de la Vierge, manuscrits de la biblioth. du séminaire de Soissons.
  5. Voyez, à l’article Sculpture , la tête de cette statue, fig. 24.
  6. Cette sculpture fait partie des bas-reliefs qui ornaient autrefois le cloître de Notre-Dame et que l’on voit encore sur les parois des chapelles du chevet, côté nord. Elle date des premières années du XIVe siècle.
  7. Voyez Sculpture, fig. 16.
  8. Les litanies de la Vierge sont parfois figurées sur nos églises ; on les voit sculptées dans l’une des chapelles du XVIe siècle de la curieuse église de la Ferté-Bernard.
  9. Porte de gauche de la façade occidentale (voyez, à l’article Sculpture, la figure 25).