Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Assassin, Assassinat

Éd. Garnier - Tome 17
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ASSASSIN[1], ASSASSINAT.
Section première.

Nom corrompu du mot Ehissessin. Rien n’est plus ordinaire à ceux qui vont en pays lointain que de mal entendre, mal répéter, mal écrire dans leur propre langue ce qu’ils ont mal compris dans une langue absolument étrangère, et de tromper ensuite leurs compatriotes en se trompant eux-mêmes. L’erreur s’établit de bouche en bouche, et de plume en plume : il faut des siècles pour la détruire.

Il y avait du temps des croisades un malheureux petit peuple de montagnards, habitant dans des cavernes vers le chemin de Damas. Ces brigands élisaient un chef qu’ils nommaient Chik Elchassissin. On prétend que ce mot honorifique chik ou chek signifie vieux originairement ; de même que parmi nous le titre de seigneur vient de senior, vieillard, et que le mot graf, comte, veut dire vieux chez les Allemands : car anciennement le commandement civil fut toujours déféré aux vieillards chez presque tous les peuples. Ensuite le commandement étant devenu héréditaire, le titre de chik, de graf, de seigneur, de comte, a été donné à des enfants ; et les Allemands appellent un bambin de quatre ans monsieur le comte, c’est-à-dire monsieur le vieux.

Les croisés nommèrent le vieux des montagnards arabes, le Vieil de la montagne, et s’imaginèrent que c’était un très-grand prince, parce qu’il avait fait tuer et voler sur le grand chemin un comte de Montferrat, et quelques autres seigneurs croisés. On nomma ces peuples les assassins, et leur chik le roi du vaste pays des assassins. Ce vaste pays contient cinq à six lieues de long sur deux à trois de large dans l’Anti-Liban, pays horrible, semé de rochers, comme l’est presque toute la Palestine, mais entrecoupé de prairies assez agréables, et qui nourrissent de nombreux troupeaux, comme l’attestent tous ceux qui ont fait le voyage d’Alep à Damas.

Le chik ou le vieil de ces assassins ne pouvait être qu’un petit chef de bandits, puisqu’il y avait alors un Soudan de Damas qui était très-puissant.

Nos romanciers de ce temps-là, aussi chimériques que les croisés, imaginèrent d’écrire que le grand prince des assassins, en 1236, craignant que le roi de France Louis IX, dont il n’avait jamais entendu parler, ne se mît à la tête d’une croisade, et ne vînt lui ravir ses États, envoya deux grands seigneurs de sa cour, des cavernes de l’Anti-Liban à Paris, pour assassiner ce roi ; mais que le lendemain, ayant appris combien ce prince était généreux et aimable, il envoya en pleine mer deux autres seigneurs pour contremander l’assassinat : je dis en pleine mer, car ces deux émirs, envoyés pour tuer Louis, et les deux autres pour lui sauver la vie, ne pouvaient faire leur voyage qu’en s’embarquant à Joppé, qui était alors au pouvoir des croisés, ce qui redouble encore le merveilleux de l’entreprise. Il fallait que les deux premiers eussent trouvé un vaisseau de croisés tout prêt pour les transporter amicalement, et les deux autres encore un autre vaisseau.

Cent auteurs pourtant ont rapporté au long cette aventure les uns après les autres, quoique Joinville, contemporain, qui alla sur les lieux, n’en dise mot.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[2].

Le jésuite Maimbourg, le jésuite Daniel, vingt autres jésuites, Mézerai, quoiqu’il ne soit pas jésuite, répètent cette absurdité. L’abbé Velly, dans son Histoire de France, la redit avec complaisance, le tout sans aucune discussion, sans aucun examen, et sur la foi d’un Guillaume de Nangis qui écrivait environ soixante ans après cette belle aventure, dans un temps où l’on ne compilait l’histoire que sur des bruits de ville.

Si l’on n’écrivait que les choses vraies et utiles, l’immensité de nos livres d’histoire se réduirait à bien peu de chose.

On a pendant six cents ans rebattu le conte du Vieux de la montagne, qui enivrait de voluptés ses jeunes élus dans ses jardins délicieux, leur faisait accroire qu’ils étaient en paradis, et les envoyait ensuite assassiner des rois au bout du monde pour mériter un paradis éternel.

Vers le levant, le Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau :
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent ; mais parce qu’au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis,
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sens perceptible
(Du paradis de son législateur).
Rien n’en a dit ce prophète menteur,
Qui ne devînt très-croyable et sensible
À ces gens-là. Comment s’y prenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,

On les portait en d’agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance,
Plus que maillés, et beaux par excellence,
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens, qui, leur boisson cuvée,
S’émerveillaient de voir cette couvée,
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu’assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance.
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer en danse,
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son des luths accompagnant les voix
Des rossignols : il n’est plaisir au monde
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis
Les gens trouvaient en son charmant pourpris
Les meilleurs vins de la machine ronde,
Dont ne manquaient encor de s’enivrer.
Et de leurs sens perdre l’entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu. De tout ce tripotage
Qu’arrivait-il ? ils croyaient fermement
Que, quelque jour, de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment.
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu’il avait gens à sa dévotion.
Déterminés, et qu’il n’était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.

Tout cela est fort bon dans un conte de La Fontaine[3], aux vers faibles près ; et il y a cent anecdotes historiques qui n’auraient été bonnes que là.

SECTION II[4].

L’assassinat étant, après l’empoisonnement, le crime le plus lâche et le plus punissable, il n’est pas étonnant qu’il ait trouvé de nos jours un approbateur dans un homme dont la raison singulière n’a pas toujours été d’accord avec la raison des autres hommes[5].

Il feint, dans un roman intitulé Émile, d’élever un jeune gentilhomme auquel il se donne bien de garde de donner une éducation telle qu’on la reçoit dans l’École Militaire, comme d’apprendre les langues, la géométrie, la tactique, les fortifications, l’histoire de son pays : il est bien éloigné de lui inspirer l’amour de son roi et de sa patrie ; il se borne à en faire un garçon menuisier. Il veut que ce gentilhomme menuisier, quand il a reçu un démenti ou un soufflet, au lieu de les rendre et de se battre, assassine prudemment son homme. Il est vrai que Molière, en plaisantant dans l’Amour peintre, dit qu’assassiner est le plus sûr[6] ; mais l’auteur du roman prétend que c’est le plus raisonnable et le plus honnête. Il le dit très-sérieusement, et dans l’immensité de ses paradoxes, c’est une des trois ou quatre choses qu’il ait dites le premier. Le même esprit de sagesse et de décence qui lui fait prononcer qu’un précepteur doit souvent accompagner son disciple dans un lieu de prostitution[7] le fait décider que ce disciple doit être un assassin. Ainsi l’éducation que donne Jean-Jacques à un gentilhomme consiste à manier le rabot, et à mériter le grand remède et la corde.

Nous doutons que les pères de famille s’empressent à donner de tels précepteurs à leurs enfants. Il nous semble que le roman d’Émile s’écarte un peu trop des maximes de Mentor dans Télémaque ; mais aussi il faut avouer que notre siècle s’est fort écarté en tout du grand siècle de Louis XIV.

Heureusement vous ne trouverez point dans le Dictionnaire encyclopédique de ces horreurs insensées. On y voit souvent une philosophie qui semble hardie ; mais non pas cette bavarderie atroce et extravagante, que deux ou trois fous ont appelée philosophie, et que deux ou trois dames appelaient éloquence.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  2. Vers de Voltaire, le seul qu’on ait retenu de sa comédie de Charlot  (I, vii). On le cite souvent.
  3. Féronde, ou le Purgatoire.
  4. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  5. Voltaire veut parler ici de la fameuse note du 4e livre d’Émile, que J.-J. Rousseau a développée dans une lettre du 14 mars 1770. (B.)

    — Voici le passage auquel Voltaire fait allusion :

    « … Il ne faut point que l’honneur des citoyens ni leur vie soient à la merci d’un brutal, d’un ivrogne ou d’un brave coquin, et l’on ne peut pas plus se préserver d’un pareil accident que de la chute d’une tuile.

    « Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, et dont nul tribunal ne peut venger l’offensé. L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur et lui ; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il n’y a sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l’être faite en pareil cas. Je ne dis pas qu’il doive s’aller battre : c’est une extravagance ; je dis qu’il se doit justice, et qu’il est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j’étais souverain, je réponds qu’il n’y aurait jamais ni soufflet ni démenti donnés dans mes États, et cela par un moyen fort simple, dont les tribunaux ne se mêleraient point… »

  6. Scène xiii du Sicilien, ou l’Amour peintre.
  7. Émile, tome III, p. 201 (livre IV). (Note de Voltaire.)


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