Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Hallucination

Henri Plon (p. 317-321).
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Hallucination. Walter Scott, dans sa Démonologie, voit la plupart des apparitions comme de véritables hallucinations. Il a raison


quelquefois. Mais il ne faut pas faire de cette explication un système, à la manière des esprits qui veulent tout comprendre, dans un monde où nous sommes environnés de tant de choses que nous ne comprenons pas. C’est une hallucination épidémique ou un singulier mirage, que l’exemple qu’il cite de l’Écossais Patrick Walker, si, en effet, il n’y avait là que les phénomènes d’une aurore boréale. — « En l’année 1686, aux mois de juin et de juillet, dit l’honnête Walker, plusieurs personnages encore vivants peuvent attester que, près le bac de Crosford, à deux milles au-dessous de Lanark, et particulièrement aux Mains, sur la rivière de la Clyde, une grande foule de curieux se rassembla plusieurs fois après midi pour voir une pluie de bonnets, de chapeaux, de fusils et d’épées ; les arbres et le terrain en étaient couverts ; des compagnies d’hommes armés marchaient en l’air le long de la rivière, se ruaient les unes contre les autres, et disparaissaient pour faire place à d’autres bandes aériennes. Je suis allé là trois fois consécutivement dans l’ quelquefois midi, et j’ai observé que les deux tiers des témoins avaient vu, et que l’autre tiers n’avait rien vu. Quoique je n’eusse rien vu moi-même, ceux qui voyaient avaient une telle frayeur et un tel tremblement, que ceux qui ne voyaient pas s’en apercevaient bien. Un gentilhomme, tout près de moi, disait : — Ces damnés sorciers ont une seconde vue ; car le diable m’emporte si je vois quelque chose ! — Et, sur-le-champ, il s’opéra un changement dans sa physionomie. Il voyait… — Plus effrayé que les autres, il s’écria : — Vous tous qui ne voyez rien, ne dites rien ; car je vous assure que c’est un fait visible pour tous ceux qui ne sont pas aveugles. — Ceux qui voyaient ces choses-là pouvaient décrire les espèces de batterie des fusils, leur longueur et leur largeur, et la poignée des épées, les ganses des bonnets, etc. »

Ce phénomène singulier, auquel la multitude croit, bien que seulement les deux tiers eussent vu, peut se comparer, ajoute Walter Scott, à l’action de ce plaisant qui, se posant dans l’attitude de l’étonnement, les yeux fixés sur le lion de bronze bien connu qui orne la façade de l’hôtel de Northumberland dans le Strand à (Londres), attira l’attention de ceux qui le regardaient en disant : — Par le ciel, il remue !… il remue de nouveau ! — et réussit ainsi, en peu de minutes, à faire obstruer la rue par une foule immense : les uns s’imaginant avoir effectivement aperçu le lion de Percy remuer la queue, les autres attendant pour admirer la même merveille.

De véritables hallucinations sont enfantées par une funeste maladie, que diverses causes peuvent faire naître. Leur source la plus fréquente est produite par les habitudes d’intempérance de ceux qui, à la suite d’excès de boisson, contractent ce que le peuple nomme les diables bleus, sorte de spleen ou désorganisation mentale. Les joyeuses illusions que, dans les commencements, enfante l’ivresse, s’évanouissent avec le temps et dégénèrent en impressions d’effroi. Le fait qui va suivre fut raconté à l’auteur par un ami du patient. Lu jeune homme riche, qui avait mené une vie de nature à compromettre à la fois sa santé et sa fortune, se vit obligé de consulter un médecin. Une des choses dont il se plaignait le plus était la présence habituelle d’une suite de fantômes habillés de vert, exécutant dans sa chambre une danse bizarre, dont il était forcé de supporter la vue, quoique bien convaincu que tout le corps de ballet n’existait que dans son cerveau.

— Le médecin lui prescrivit un régime ; il lui recommanda de se retirer à la campagne, d’y observer une diète calmante, de se lever de bonne heure, de faire un exercice modéré, d’éviter une trop grande fatigue. Le malade se conforma à cette prescription et se rétablit.

Un autre exemple d’hallucinations est celui de M. Nicolaï, célèbre libraire de Berlin. Cet homme ne se bornait pas à vendre des livres, c’était encore un littérateur ; il eut le courage moral d’exposer à la Société philosophique de Berlin le récit de ses souffrances, et d’avouer qu’il était sujet à une suite d’illusions fantastiques. Les circonstances de ce fait peuvent être exposées très-brièvement, comme elles l’ont été au public, attestées par les docteurs Ferriar, Hibbert et autres qui ont écrit sur la démonologie. Nicolaï fait remonter sa maladie à une série de désagréments qui lui arrivèrent au commencement de 1791. L’affaissement d’esprit occasionné par ces événements fut encore aggravé par ce fait, qu’il négligea l’usage de saignées périodiques auxquelles il était accoutumé ; un tel état de santé créa en lui la disposition à voir des groupes de fantômes qui se mouvaient et agissaient devant lui, et quelquefois même lui parlaient. Ces fantômes n’offraient rien de désagréable à son imagination, soit par leur forme, soit par leurs actions ; et le visionnaire possédait trop de force d’âme pour être saisi, à leur présence, d’un sentiment autre que celui de la curiosité, convaincu qu’il était, pendant toute la durée de l’accès, que ce singulier effet n’était que la conséquence de sa mauvaise santé, et ne devait sous aucun autre rapport être considéré comme sujet de frayeur. Au bout d’un certain temps, les fantômes parurent moins distincts dans leurs formes, prirent des couleurs moins vives, s’affaiblirent aux yeux du malade, et finirent par disparaître entièrement.

Un malade du docteur Gregory d’Édimbourg, l’ayant fait appeler, lui raconta dans les termes suivants ses singulières souffrances : — J’ai l’habitude, dit-il, de dîner à cinq heures ; et lorsque six heures précises arrivent, je suis sujet à une visite fantastique. La porte de la chambre, même lorsque j’ai eu la faiblesse de la verrouiller, ce qui m’est arrivé souvent, s’ouvre tout à coup : une vieille sorcière, semblable à celles qui hantaient les bruyères de Forrès, entre d’un air menaçant, s’approche, se pose devant moi, mais si brusquement, que je ne puis l’éviter, et alors me donne un violent coup de sa béquille ; je tombe de ma chaise sans connaissance, et je reste ainsi plus ou moins longtemps. Je suis tous les jours sous la puissance de cette apparition. Quelquefois la vieille est une dame qui, en parure de bal, me fait des mines. — Le docteur demanda au malade s’il avait jamais invité quelqu’un à être avec lui témoin d’une semblable visite. Il répondit que non. Son mal était si particulier, on devait si naturellement l’imputer à un dérangement mental qu’il lui avait toujours répugné d’en parler à qui que ce fut. — Si vous le permettez, dit le docteur, je dînerai avec vous aujourd’hui tête cà tête, et nous verrons si votre méchante vieille viendra troubler notre société. Le malade accepta avec gratitude. Ils dînèrent, et le docteur, qui supposait l’existence de quelque maladie nerveuse, employa le charme de sa brillante conversation à captiver l’attention de son hôte, pour l’empêcher de penser à l’heure fatale qu’il avait coutume d’attendre avec terreur. Il réussit d’abord. Six heures arrivèrent sans qu’on y fît attention. Mais à peine quelques minutes étaient-elles [écoulées que le monomane s’écria d’une voix troublée : — Voici la sorcière ! — et, se renversant sur sa chaise, il perdit connaissance. Le médecin lui tira un peu de sang, et se convainquit que cet accident périodique, dont se plaignait le malade, était une tendance à l’apoplexie. Le fantôme à la béquille était simplement une sorte de combinaison analogue à celle dont la fantaisie produit le dérangement appelé éphialte, ou cauchemar, ou toute autre impression extérieure exercée sur nos organes pendant le sommeil.

Un autre exemple encore me fut cité, dit Walter Scott, par le médecin qui avait été dans le cas de l’observer. Le malade était un honorable magistrat, lequel avait conservé entière sa réputation d’intégrité, d’assiduité et de bon sens. — Au moment des visites du médecin, il en était

Une dame en parure de bal


réduit à garder la chambre, quelquefois le lit ; cependant, de temps à autre, appliqué aux affaires, de manière que rien n’indiquait à un observateur superficiel la moindre altération dans ses facultés morales ; aucun symptôme ne faisait craindre une maladie aiguë ou alarmante ; mais la faiblesse du pouls, l’absence de l’appétit, le constant affaiblissement des esprits, semblaient prendre leur origine dans une cause cachée que le malade était résolu à taire. Le sens obscur des paroles de cet infortuné, la brièveté et la contrainte de ses réponses aux questions du médecin, le déterminèrent à une sorte d’enquête. Il eut recours à la famille : personne ne devinait la cause du mal. L’état des affaires du patient était prospère ; aucune perte n’avait pu lui occasionner un chagrin ; aucun désappointement dans ses affections ne pouvait se supposer à son âge ; aucune idée de remords ne s’alliait à son caractère. Le médecin eut donc recours avec le monomane à une explication ; il lui parla de la folie qu’il y avait à se vouer à une mort triste et lente, plutôt que de dévoiler la douleur qui le minait. Il insista sur l’atteinte qu’il portait à sa réputation, en laissant soupçonner que son abattement pût provenir d’une cause scandaleuse, peut-être même trop déshonorante pour être pénétrée ; il lui fit voir qu’ainsi il léguerait à sa famille un nom suspect et terni. Le malade frappé exprima le désir de s’expliquer franchement avec le docteur, et, la porte de la chambre fermée, il entreprit sa confession en ces termes :

« Vous ne pouvez comprendre la nature de mes souffrances, et votre zèle ni votre habileté ne peuvent m’apporter de soulagement. La situation où je me trouve n’est pourtant pas nouvelle, puisqu’on la retrouve dans le célèbre roman de Lesage. Vous vous souvenez sans doute de la maladie dont il y est dit que mourut le duc d’Olivarès : l’idée qu’il était visité par une apparition, à l’existence de laquelle il n’ajoutait aucunement foi ; mais il en mourut néanmoins, vaincu et terrassé par son imagination. — Je suis dans la même position ; la vision acharnée qui me poursuit est si pénible et si odieuse, que ma raison ne suffit pas à combattre mon cerveau affecté : bref, je suis victime d’une maladie imaginaire. »

Le médecin écoutait avec anxiété.

« Mes visions, reprit le malade, ont commencé il y a deux ou trois ans. Je me trouvais de temps en temps troublé par la présence d’un gros chat qui entrait et sortait sans que je pusse dire comment, jusqu’à ce qu’enfin la vérité me fût démontrée, et que je me visse forcé à ne plus le regarder comme un animal domestique, mais bien comme un jeu, qui n’avait d’existence que dans mes organes visuels en désordre, ou dans mon imagination déréglée. Jusque-là je n’avais nullement pour cet animal l’aversion absolue de ce brave chef écossais qu’on a vu passer par les différentes couleurs de son plaid lorsque par hasard un chat se trouvait dans un appartement avec lui. Au contraire, je suis ami des chats, et je supportais avec tranquillité la présence de mon visiteur imaginaire, lorsqu’un spectre d’une grande importance lui succéda. Ce n’était autre chose que l’apparition d’un huissier de la cour. Ce personnage, avec la bourse et l’épée, une veste brodée et le chapeau sous le bras, se glissait à mes côtés, et, chez moi ou chez les autres, montait l’escalier devant moi, comme pour m’annoncer dans un salon, puis se mêlait à la société, quoiqu’il fût évident que personne ne remarquait sa présence, et que seul je fusse sensible aux chimériques honneurs qu’il me voulait rendre. Cette bizarrerie ne produisit pas beaucoup d’effet sur moi : cependant elle m’alarma à cause de l’influence qu’elle pouvait avoir sur mes facultés. Après quelques mois, je n’aperçus plus le fantôme de l’huissier. Il fut remplacé par un autre, horrible à la vue, puisque ce n’est autre chose que l’image de la mort elle-même, un squelette. Seul ou en compagnie, la présence de ce fantôme ne m’abandonne jamais. En vain je me suis répété cent fois que ce n’est qu’une image équivoque et l’effet d’un dérangement dans l’organe de ma vue ; lorsque je me vois, en idée à la vérité, le compagnon d’un tel fantôme, rien n’a de pouvoir contre un pareil malheur, et je sens que je dois mourir victime d’une affection aussi mélancolique, bien que je ne croie pas à la réalité du spectre qui est devant mes yeux. »

Le médecin affligé fit au malade, alors au lit, plusieurs questions. « Ce squelette, dit-il, semble donc toujours là ? — Mon malheureux destin est de le voir toujours. — Je comprends ; il est, à l’instant même, présent à votre imagination ? — Il est présent à l’instant même. — Et dans quelle partie de votre chambre le voyez-vous ? — Au pied de mon lit ; lorsque les rideaux sont entrouverts, il se place entre eux et remplit l’espace

vide. — Aurez-vous assez de courage pour vous lever et pour vous placer à l’endroit qui vous semble occupé, afin de vous convaincre de la déception ? »

Le pauvre homme soupira et secoua la tête d’une manière négative. « Eh bien, dit le docteur, nous ferons l’expérience une autre fois. »

Alors il quitta sa chaise aux côtés du lit ; et se plaçant entre les deux rideaux entr’ouverts, indiqués comme la place occupée par le fantôme, il demanda si le spectre était encore visible, a Non entièrement, dit le malade, parce que voire personne est entre lui et moi ; mais j’aperçois sa tête par-dessus vos épaules. »

Le docteur tressaillit un moment, malgré sa philosophie, à une réponse qui affirmait d’une manière si précise que le spectre le touchait de si près. Il recourut à d’autres moyens d’investigation, mais sans succès. Le malade tomba dans un marasme encore plus profond ; il en mourut, et son histoire laissa un douloureux exemple du pouvoir que le moral a sur le physique, lors même que les terreurs fantastiques ne parviennent pas à absorber l’intelligence de la personne qu’elles tourmentent.

Rapportons encore, comme fait attribué à l’hallucination, la célèbre apparition de Maupertuis à un de ses confrères, professeur de Berlin. Elle est décrite dans les Actes de la Société royale de Berlin, et se trouve rapportée par M. Thiébaut dans ses Souvenirs de Frédéric le Grand. Il est essentiel de prévenir que M. Gleditch, à qui elle est arrivée, était un botaniste distingué, professeur de philosophie naturelle, et regardé comme un homme d’un caractère sérieux, simple et tranquille. Peu de temps après la mort de Maupertuis, M. Gleditch, obligé de traverser la salle dans laquelle l’académie tenait ses séances, ayant quelques arrangements à faire dans le cabinet d’histoire naturelle qui était de son ressort, aperçut en entrant dans la salle l’ombre de M. de Maupertuis, debout et fixe dans le premier angle à main gauche et ses yeux braqués sur lui. Il était trois heures de l’après-midi. Le professeur de philosophie en savait trop sur sa physique pour supposer que son président, mort à Bâle dans la famille de Bernouilli, serait revenu à Berlin en personne. Il ne regarda la chose que comme une illusion provenant du dérangement de ses organes. Il continua de s’occuper de ses affaires sans s’arrêter plus longtemps à cet objet. Mais il raconta cette vision à ses confrères, les assurant qu’il avait vu une figure aussi bien formée et aussi parfaite que M. de Maupertuis lui-même aurait pu la présenter.

Voici un autre petit fait : Un prince, s’étant imaginé qu’il était mort, ne voulut plus prendre de nourriture, quelque chose qu’on lui dît pour lui persuader qu’il vivait. Cette diète hors de raison faisait craindre avec justice des suites fâcheuses, et l’on commençait à perdre toute espérance, lorsqu’un des principaux officiers s’avisa de faire habiller trois valets de chambre en sénateurs romains, tels qu’on les voit représenter sur les théâtres, et les fit placer à une table garnie d’excellents mets, qu’il fit dresser dans la chambre où le prince était couché : le prince voyant cet appareil demanda qui étaient ces étrangers ? « Ce sont, dit l’officier, Alexandre, César et Pompée. — Comment ! répliqua le prince, ils sont morts, et les morts ne mangent point. — Il est vrai, répondit-il, qu’ils sont morts, mais ils mangent de bon appétit. — Si cela est, dit le prince, qu’on me mette mon couvert, je veux manger avec eux. » Ce mort d’imagination se leva, mangea avec ses illustres convives, et cette invention de son officier lui fit recouvrer la santé du corps et de l’esprit qui était en grand danger[1].

  1. Un tableau de Restout, peintre célèbre, mort en 1768, donna lieu à une aventure assez plaisante. Le tableau représentait la destruction du palais d’Armide. Un Suisse, qui était dans le vin, se passionna pour ce palais, à peu près comme don Quichotte pour don Galiféros et la belle Mélissande. Il prit son sabre, et frappant à grands coups sur les démons qui démolissaient cet édifice, il détruisit l’effet magique du tableau et le tableau lui-même.