Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Allatius


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ALLATIUS (Léon), garde de la bibliothéque du Vatican, natif de l’île de Chio, est un des plus fameux écrivains du XVIIe. siècle. Il était laborieux et infatigable, avide de manuscrits, doué d’une grande mémoire, très-propre à rassembler des matériaux, et digne par conséquent du poste qu’il occupait, quoique d’ailleurs il n’eût pas une fort grande pénétration, ni une manière de raisonner qui sentît un bon logicien. Je ne parle point des emplois qu’il eut avant que de devenir bibliothécaire du pape ; et je n’ai pas même examiné si M. Moréri, qui en a fait mention assez amplement, a eu toute l’exactitude qu’il fallait. Si j’ai quelque chose à dire là-dessus, ce ne sera que dans les remarques (A). M’abstenant donc de dire ici ce qu’on peut trouver dans son Dictionnaire, je ne toucherai que certaines choses qui n’y sont point. Allatius a été d’un grand secours à MM. de Port-Royal dans la dispute qu’ils ont eue avec M. Claude, sur la créance des Grecs à l’égard de l’Eucharistie. M. Claude le nomme souvent le grand auteur de M. Arnaud, et nous en fait une peinture très-peu honorable (B). M. Simon ne lui donne guère de bonne foi (C). Jamais Latin de naissance n’a été plus emporté contre les Grecs schismatiques, qu’Allatius, ni plus dévoué au siége de Rome. Il ne s’engagea ni au mariage ni aux ordres ecclésiastiques ; il en donna une raison qui mérite d’être sue (D). Il serait difficile de trouver dans l’histoire des auteurs une singularité plus notable que celle qui concerne une plume dont il se servait (E). Il a donné au public quantité de livres, soit en faisant imprimer des manuscrits, soit en traduisant des auteurs grecs, soit en composant de son propre fonds. La liste qu’on voit dans le Dictionnaire de Moréri ne distingue point ces trois espèces d’ouvrage, et ne comprend pas tout ce qu’Allatius a publié. On peut remarquer dans ses productions beaucoup plus de lecture et d’érudition que d’esprit et de jugement. Il découvrait assez bien les fautes de ceux contre qui il écrivait ; mais il mêlait à sa découverte trop d’aigreur et trop d’insulte. C’est ce qu’on peut voir principalement dans les Dissertations qu’il a publiées contre M. Creygthon, au sujet du concile de Florence[a]. On peut connaître son génie et celui de sa mémoire, par les sauts qu’il faisait d’une matière à une autre dans un même volume. M. de Sallo n’a été rien moins que son admirateur en cela (F). Allatius mourut à Rome, au mois de janvier 1669, âgé de quatre-vingt-trois ans[b]. Il avait fait souvent des poëmes grecs. Il en fit un sur la naissance de Louis XIV, où il faisait parler la Grèce. Il le fit réimprimer à la tête de son livre de Perpetuâ Consensione, etc., qui est dédié à ce monarque. J’oubliais de dire que MM. de Port-Royal n’ont pas manqué de répondre quelque chose à M. Claude, en faveur d’Allatius (G).

  1. Voyez le Journal des Savans, du 15 de novembre 1666.
  2. Henn. Witte, Diarium Biograph. ad ann. 1669. Moréri met sa mort en 1670.

(A) Si j’ai quelque chose à dire de ses premiers emplois, ce ne sera que dans les remarques. ] Je trouve dans Lorenzo Crasso[1], que Leone Allacci (c’est ainsi qu’il le nomme) n’avait que neuf ans lorsqu’il fut porté de l’île de Chio dans la Calabre, où il trouva la protection d’une puissante famille[2]. Au bout d’un certain temps il fut envoyé à Rome, où il étudia les humanités, la philosophie, et la théologie, dans le collége des Grecs. Il fut élu à Naples grand-vicaire de Bernard Justiniani, évêque d’Anglona. Il retourna dans sa patrie ; et, n’y trouvant rien à faire selon ses désirs, il revint à Rome où il étudia en médecine sous Jules César Lagalla, et voulut recevoir le doctorat en cette science. Il tourna ensuite ses études du côté des belles-lettres, et enseigna le grec dans le collége de sa nation. La mort de Grégoire XV lui fit perdre la récompense de la commission qu’il avait eue, de faire transporter à Rome la bibliothéque de l’électeur palatin [3]. Il entra quelque temps après chez le cardinal Bichi[* 1] ; puis chez le cardinal François Barberin : enfin il reçut du pape Alexandre VII la garde de la bibliothéque du Vatican. Lorenzo Crasso ne dit que cela dans le livre que j’ai cité. J’y ajoute qu’Allatius avait été long-temps bibliothécaire du cardinal Barberin.

(B) M. Claude en fait une peinture trés-peu honorable. ] Allatius « était un Grec qui avait quitté sa religion pour embrasser la Romaine ; un Grec, que le pape avait fait son bibliothécaire ; l’homme du monde le plus attaché aux intérêts de la cour de Rome ; l’homme du monde le plus malin, et le plus outrageux contre les personnes ; l’homme du monde le plus animé contre les Grecs, qu’on appelle schismatiques, et en particulier contre Cyrille ; et au reste, un vrai vendeur de fumée[4]... Son attachement à la cour de Rome paraît dès l’entrée de son livre de Perpetuâ Consensione ; car voici comme il parle en faveur du pape[* 2] : Le pontife romain, dit-il, ne relève de personne ; il juge tout le monde, et n’est jugé de qui que ce soit : il lui faut rendre obéissance, encore qu’il gouverne iniquement ; il donne les lois sans en recevoir ; il les change comme il lui plaît ; il crée les magistrats, il détermine les choses de la foi, il ordonne comme bon lui semble des grandes affaires de l’Église. Quand il voudrait errer, il ne le peut ; car il n’y a ni infidélité, ni illusion, qui puisse aller jusqu’à lui : et quand un ange dirait autrement, étant muni comme il est de l’autorité de Jésus-Christ, il ne peut changer. L’aigreur avec laquelle il traite ceux contre qui il dispute, comme Chytréus, Creygthon, l’archevêque de Corfou, et quelques autres, qu’il attaque de gaieté de cœur, se découvre par la simple lecture de ses écrits : chaque période les honore de quelqu’un de ces beaux titre, sots, menteurs, hébétés, champignons pouris, bouches infernales, garnemens, impudens, et autres termes semblables [* 3], qui ne marquent pas un esprit extrêmement modéré. Pour nous prouver la conformité de l’Église grecque avec la romaine dans les choses essentielles, il prend pour principe de ne reconnaître pour la véritable église grecque, que le parti soumis au siége de Rome ; et, à l’égard des autres Grecs, qu’il appelle hérétiques et schismatiques, il soutient fièrement qu’on fait bien, quand on peut, de les réduire à l’obéissance par le fer et par le feu ; qu’il faut proscrire, exterminer, punir les hérétiques, et, s’ils sont opiniâtres, les mettre à mort et les brûler[* 4] : ce sont ses termes. » M. Moréri n’avait-il pas beaucoup de raison de le traiter de bon homme ? Cet éloge méprisant est-il dû à ceux qui ne parlent que de lois pénales, que d’extirpation, que de droit du glaive, que de fer et que de feu, quand il s’agit de savoir ce qu’il faut faire aux hérétiques ?

(C) M. Simon ne lui donne guère de bonne foi. ] Tout le premier chapitre de l’Histoire Critique du Levant a pour but de faire voir que Léon Allatius s’est emporté sans raison contre Caucus, archevêque de Corfou ; que Caucus n’a point imputé aux Grecs des opinions, ou des pratiques qu’ils n’aient pas ; et qu’Allatius, pour être agréable au pape Urbain VIII, qui avait alors formé le dessein de réunir les Grecs avec l’église romaine, par des voies d’adoucissement, a adouci beaucoup de choses dans les sentimens des Grecs. C’est dire assez clairement qu’il a été de mauvaise foi ; car, si Caucus a raison, on n’a pu le contredire par complaisance pour le pape, sans sacrifier la bonne foi à la maxime d’état.

(D) La raison qu’il donna, pourquoi il ne s’engagea, ni au mariage, ni aux Ordres ecclésiastiques, mérite d’être sue. ] Le pape Alexandre VII lui demanda un jour pourquoi il n’embrassait pas le sacerdoce. C’est afin, lui répondit-il, d’être toujours prêt à me marier. Mais pourquoi donc, reprit le pape, ne vous mariez-vous pas ? C’est afin, répondit Allatius, d’avoir toujours pleine liberté de me faire prêtre[5]. Il passa ainsi toute sa vie à délibérer entre une paroisse et une femme : il se repentit peut-être en mourant de n’avoir choisi ni l’une ni l’autre ; mais il se serait peut-être repenti trente ou quarante ans de suite d’avoir choisi ou l’une ou l’autre[* 5].

(E) C’est quelque chose de très-singulier, que ce qu’on dit d’une plume dont il se servait. ] Cette particularité vient du même lieu que la précédente, savoir de Jean Pastricius, bon ami d’Allatius, héritier de ses livres, et principal du collége de propagandâ fide. Il raconta à dom Mabillon[6] qu’Allatius, s’étant servi d’une même plume[7], pendant quarante ans, pour écrire en grec, et l’ayant enfin perdue, en pensa pleurer de douleur. Il écrivait avec une extrême vitesse ; car il copia dans une nuit le Diarium Romanorum Pontificum, qu’Hidarion Rancatus, moine de Citeaux, lui avait prêté[8]. On ne voulut point permettre à Allatius de le donner au public.

(F) Il sautait d’une matière à une autre... On ne l’a pas admiré en cela. ] Voici comme M. de Sallo en parle, après avoir observé que la principale pièce d’un ouvrage d’Allatius était une plainte de la Vierge. « Cette plainte, dit-il[9], a été composée par Métaphraste, d’où Léo Allatius a pris sujet de nous donner un éloge de Métaphraste, écrit par Psellus. Et, comme Métaphraste s’appelait Siméon, il a aussi pris de là sujet de faire une très-longue dissertation sur la vie et les ouvrages des grands hommes qui ont eu le nom de Siméon. Des Siméons, il a passé aux Simons : de ceux-ci, aux Simonides ; enfin, de ces derniers, il est venu aux Simonactides. Ce genre d’écrire est du goût de Léo Allatius ; car il a déjà fait d’autres dissertations sur la vie et les ouvrages de quelques auteurs qui ont porté des noms équivoques, comme celui de George, celui de Méthodius, celui de Nicetas, celui de Philon, et celui de Psellus, sur tous lesquels il a fait divers écrits. Ces sortes de desseins sont d’une invention nouvelle : au moins, ne nous reste-t-il rien de semblable dans les ouvrages des anciens. » Diogène Laërce n’oublie guère de marquer, à la fin de chaque Vie des Philosophes, ceux qui ont porté le même nom qu’eux, et il cite Démétrius Magnès, qui avait écrit un livre περὶ ὁμονύμων ποιητῶν τε καὶ συγγραϕέων, de Homonymis poëtis ac scriptoribus [10]. Voyez la remarque (H) de l’article Apollonius de Tyane. Allatius n’est pas même le restaurateur de ces desseins : Meursius, avant lui, avait publié divers traités de cette nature. Voyez M. Teissier, dans sa Bibliothéque des bibliothéques, où il donne la liste des auteurs qui ont exercé leur plume sur ce sujet[11]. Il les appelle Scriptores de Homonymis. Selon M. de Sallo, il faudrait traduire Homonymi par ceux qui portent des noms équivoques ; mais, ne lui en déplaise, ce serait mal traduire. On n’a jamais dit que les princes de même nom, les Charles, les Louis, les Henris, aient eu des noms équivoques. Les noms de cette nature sont ceux qui se peuvent prendre en différens sens ; c’est là leur espèce et leur usage, tant en logique que dans le langage ordinaire. Mais, pour revenir à Léon Allatius, je dois dire qu’il était fort propre à dresser des listes ou des catalogues. Il le fit paraître lorsqu’il publia ses Apes urbanæ : c’est un livre qui devient rare, et qui est déjà bien cher en Hollande[12]. Il contient une liste de tous les hommes de lettres qui parurent à Rome, depuis l’an 1630 jusqu’à 1632, et une liste de leurs ouvrages. La raison du titre est tirée des abeilles que le pape Urbain VIII portait dans ses armes[* 6]. Il y a une autre liste d’Allatius, qui est moins connue que celle-là, et qui a pour titre Dramaturgia. Elle regarde les pièces de théâtre et leurs auteurs. livre qu’il publia à Rome l’an 1636, De Erroribus magnorum virorum in dicendo, contient plusieurs remarques dérobées à Claude du Verdier. M. Morhof le lui reproche[13].

(G) Messieurs de Port-Royal n’ont pas manqué de répondre quelque chose à M. Claude, en faveur d’Allatius. ] Il rapportent premièrement une partie de ce que M. Claude dit de lui ; et puis, il continuent de cette manière : « Mais, outre que ces reproches en l’air sont toujours de mauvaise grâce, que les écrits d’Allatius donnent tout une autre idée de lui, et que ses confrères[* 7] en ont parlé tout d’une autre sorte, en le citant avec éloge ; ils sont encore contre le bon sens : car il y a si loin d’être intéressé ou aigre contre les auteurs que l’on réfute, à être fourbe et capable de supposer de faux passages et de fausses histoires, qu’il n’y a nulle conséquence de l’un à l’autre. Il n’en est pas des vices comme des vertus des hommes : ils n’ont nulle liaison entre eux ; ils sont même souvent contraires : et des gens peuvent être emportés, violens, flatteurs, intéressés, sans qu’on ait droit pour cela de croire que les passages qu’ils citent soient supposés. L’on a moins encore de sujet de le croire d’Allatius que d’un autre, parce que des livres qu’il a cités, lorsqu’ils n’étaient encore que manuscrits, ayant été imprimés depuis, ont justifié sa fidélité ; et que d’ailleurs il paraît qu’il s’est toujours extrêmement piqué de la réputation de savant critique, et que l’on sait que les gens de cette sorte sont fort éloignés de falsifier les auteurs[14]. Il est certain que M. Drelincourt cite honorablement Allatius, et se prévaut de sa doctrine touchant la pythonisse qui fit voir l’ombre de Samuël. Il cite son Traité de Engastrimytho, publié l’an 1630.

  1. * Leduchat remarque qu’il fallait écrire Biscia au lieu de Bichi.
  2. (*) Allat. de Perpet. Cons., lib. I, cap. II.
  3. (*) Vide Allat. de Perpetuâ Cons., lib. III, cap. XV, XVI, XVII, XVIII, et advers. Creygth. passìm.
  4. (*) Allat. de Perpet. Cons., lib. II, cap. XIII, et lib. III, cap. XI.
  5. * Joly dit qu’Allatius avait pris les ordres mineurs.
  6. * Joly note que les Apes urbanæ ont été réimprimées par les soins de J.-A. Fabricius en 1711. Il donne aussi 1°. le titre de deux écrits d’Allatius, omis par le père Nicéron, aux Mémoires desquels il renvoie ; 2°. la liste des ouvrages promis par Allatius, et non imprimés.
  7. (*) Drelincourt, Dialog. de la Descente aux Enfers, pag. 290 et suiv. Notez que dans mon édition, qui est la deuxième, il faut chercher à la page 465 et aux suivantes ce qui concerne Allatius.
  1. Lorenzo Crasso, Istoria de’ Poeti Greci, pag. 306. Voyez aussi ses Elogii d’Huomini Letterati, tom. I, pag. 395 et suiv.
  2. Celle des Spinelli.
  3. Moréri met cela à l’an 1621 ; mais Heidelberg ne fut pris qu’en 1622.
  4. Claude, Réponse au livre de M. Arnaud, liv. III, chap. XII, tom. I, pag. 452, édit. in-8°.
  5. Mabillon, Musæum Ital., tom. I, p. 61.
  6. Ibidem.
  7. Voyez ce qui sera dit dans l’article de Lancelot, moine Olivetan. [Cet article n’existe pas.]
  8. Mabillon, Musæum Ital., pag. 77.
  9. Journal des Savans, du 19 janvier 1665.
  10. Diog. Laërt. in Epimenide, lib. I, num. 112.
  11. Teisserii Catal. catalogor., pag. 355.
  12. On ne l’y trouve point chez les libraires ; mais on l’y trouve quelquefois dans ce qu’on appelle Auctions en style walon. Ce sont les ventes publiques des bibliothéques.
  13. Morh. de Patavin., pag. 86. Polyhist., pag. 179.
  14. Réponse générale à M. Claude, chap. XIII, pag. 212.

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