Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abulpharage


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ABULPHARAGE (Grégoire), fils d’un médecin nommé Aaron, fut médecin lui aussi, et s’acquit une grande réputation en son art, de sorte qu’on l’allait consulter des pays les plus éloignés. Il était de Malatia (A), proche de l’Euphrate, et il serait à présent fort peu connu, s’il s’était borné à la connaissance de la médecine ; mais il entendait l’histoire, et il nous reste un ouvrage de sa façon en ce genre-là qui fait honneur à sa mémoire. Ce n’est pas que notre siècle en juge aussi avantageusement que les Orientaux en ont jugé. Ces gens-là sont excessifs dans leurs éloges, soit à cause que les véritables savans sont fort rares parmi eux, soit par le caractère de leur génie. Quoi qu’il en soit, il y a cent historiens dans l’Occident dont les compositions ne cèdent pas en bonté à celles d’Abulpharage, et à qui personne ne s’est jamais avisé de donner les titres qu’on lui a donnés (B). Il vivait sur la fin du treizième siècle[* 1], et faisait profession du christianisme (C). Cela n’empêcha point que plusieurs mahométans n’étudiassent sous lui (D). Un certain bruit qui a couru que, se voyant près de la mort, il abjura sa religion, doit être mis au nombre de mille fables de cette nature qui se débitent dans toutes les sectes (E). Il a divisé par dynasties l’histoire qu’il a composée en arabe ; c’est un Abrégé de l’histoire universelle depuis le commencement du monde jusqu’à son temps. Sa division est en dix parties. On peut voir dans le supplément de Moréri ce que chacune contient. Édouard Pocock[a] publia ce livre d’Abulpharage en 1663, avec la version latine qu’il en avait faite. Il y a joint un supplément qui contient en abrégé la suite de cette histoire à l’égard des princes orientaux. Il avait déjà publié en 1650, avec beaucoup de savantes notes, un petit extrait de la neuvième dynastie de cet auteur. C’est ce qu’il intitula : Specimen Historiæ Arabum ; sive Gregorii Abul Faragii, Malatiensis, de origine et moribus Arabum succincta narratio. Il s’en faut bien qu’Abulpharage ne soit aussi exact sur les affaires des Grecs et sur celles des Romains que sur celles des Sarrasins et des Tartares Mogols. Ce dernier morceau est le meilleur de l’ouvrage. On y trouve, d’une manière très-instructive et qui paraît digne de foi, les prodigieuses conquêtes de Gengis-Kan[* 2]. Tout ce qu’Abraham Zacuth en a dit dans son Juchasin a été pillé, et bien d’autres choses aussi, dans l’histoire d’Abulpharage. On ne saurait deviner en vertu de quoi Abraham Ecchellensis a donné[b] à notre auteur le nom de Gregorius Bar Hebræus[* 3] Syrus[c] (F).

  1. * Chauſepié dit qu’il naquit en 1226, et mourut en 1286.
  2. * Abulpharage, dit Chauſepié, a composé plus de trente autres traités dont on trouve la liste dans la Biblioth. Orientalis d’Assemanni.
  3. * Ce nom de Bar Hebræus, qui signifie fils d’un Hébreu, se lit au titre des ouvrages d’Abulpharage. Cette remarque d’Assemanni, rapportée par Chauſepié, prouve que Pocock induit Bayle en erreur.
  1. Professeur royal en hébreu à Oxford et lecteur en langue arabe.
  2. In præfat. Biblior. Πολυγλώττων, Paris. et alibi.
  3. Tiré des préfaces de Pocock.

(A) Il était de Malatia. ] C’est en vain que j’ai cherché cette ville dans les préfaces de Pocock, dans le Trésor d’Ortélius, et dans la Géographie de M. Baudrand. Le hasard m’a été plus favorable que mes recherches, car, en feuilletant pour d’autres choses ce qu’on appelle la Géographie de Nubie, j’y ai trouvé que Malatia était une ville forte, à cinquante-un mille pas de Samosate, tirant vers la source de l’Euphrate[1].

M. Baudrand m’a fait savoir qu’il a parlé de cette ville sous le mot Melita et Melitène. Cela est vrai : il la pose dans la petite Arménie, sur l’Euphrate, et dit qu’on la nomme aujourd’hui Malatiah.

(B) Les titres qu’on lui a donnés. ] Voici ce que Pocock a trouvé à la tête d’un exemplaire d’Abulpharage écrit l’an 900 de l’hégire : Dixit dominus noster, pater sanctus, eximius, doctrinâ et eruditione insignis, doctorum rex, excellentium excellentissimus, temporum suorum exemplar, seculi phoenix, sapientum gloria, doctor divinâ ope suffultus, Mar Gregorius Abul-Pharaï, filius excellenter sapientis Aaronis medici malatiensis. Et voici ce qu’il a trouvé à la fin d’un autre exemplaire : Pater et dominus noster, rex doctorum et corona virorum virtute præstantium, dubiorum in theologicis occultorum Ἐπιλύτκς, christianorum princeps primarius, sectæ jacobiticæ medulla, Mar Gregorius, dominus, pater, unicum œvi decus, et seculi phœnix. Ajoutons ce qu’il a trouvé à la tête d’une grammaire syriaque composée par cet auteur : Pater noster sanctus, rex doctorum, Mar Gregorius, doctor Orientis, qui idem est Abul-Pharaï, filius Aaronis medici militiniensis, i. e. malatiensis.

(C) Faisait profession du christianisme. ] Nous venons de voir qu’il était de la secte des jacobites. Cela est plus croyable, selon Pocock, que ce qu’un savant Juif a débité, qu’Abulpharage était de la secte des melchites. Cui potiùs fidem habemus, quàm docto cuidum Judæo, qui eum vocat Ebnol’Koff, christianum malatiensem, sectâ melchitem[2].

(D) Plusieurs mahométans n’étudiassent sous lui. ] L’un des exemplaires de Pocock contient ces paroles d’un mahométan : Auctor libri est Abul-Faraï Ebn Hocima, vir multæ lectionis variisque scientiis instructus et penitius imbutus, præcipuè autem medicinæ gloriâ seculo suo clarus, adeò ut ad eum è plagis occidentalibus frequentes contenderent. Christianus erat, à quo tamen didicerunt multi è Muslemorum eximiè doctis. Ferunt ipsum morte propinquum à fide christianâ descivisse. Ebn Chalecan, auteur fameux qui a fait la Vie des hommes illustres, est celui qui a écrit ces paroles, s’il en faut croire la remarque écrite d’une autre main au même lieu de l’exemplaire[3].

(E) Qui se débitent dans toutes les sectes. ] Nous venons de voir ce qu’on fit courir touchant les dernières heures d’Abulpharage. Les mahométans avaient de la peine à convenir qu’un si grand homme eût été intérieurement chrétien : ils aimaient mieux croire qu’il avait détenu la vérité en injustice, jusqu’à ce que les approches de la mort fissent cesser les raisons de feindre. Voilà une prévention qui règne partout. Chacun s’imagine que les vérités de sa religion sont si claires, que les habiles gens d’un autre parti ne manquent pas de le voir, et qu’il n’y a que des considérations humaines qui les détournent d’en faire une ouverte profession. On se flatte donc qu’à l’arrivée de l’heure fatale où le sort de l’éternité frappe plus fortement l’esprit[4], ces dissimulateurs rendent gloire à la vérité et jettent bas le masque.

Nam veræ voces tum demùm pectore ab imo
Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res[5].


C’est de ce mauvais principe que sont venus tant de contes insérés dans le dictionnaire de Moréri, touchant Pierre du Moulin, Joseph Scaliger, etc. C’est encore la source que je ne sais combien de discours où l’on fait dire à certaines gens : La religion que je professe est meilleure que l’autre pour ce monde-ci, mais non pas à l’article de la mort. Voyez la remarque (DD) de l’article Mahomet.

(F) Le nom de Grégorius Bar Hebræus Syrus. ] À l’occasion de cela, je ferai cette petite remarque. Pocock rapporte deux passages où notre auteur est nommé Mar Gregorius, et un où il est nommé Mor Gregorius : il ne fait nullement réflexion sur le premier de vos deux mots ; il ne dit jamais qu’Abulpharage ait été appelé Marc. Je dis là-dessus qu’on aurait bien pu se tromper dans le supplément de Moréri, en disant que le nom de cet auteur était Marc Grégoire. On aura pris Mar, est un titre d’honneur, tel que celui de monsieur en notre langue, on l’aura pris, dis-je, pour Marc, nom de baptême. Je vois la même faute dans la Perpétuité de la foi défendue[6] : le patriarche de Babylone, qui se réunit à l’église romaine sous le pape Paul V, y est nommé Marc Elie. Mais l’auteur qu’on cite[7] l’avait nommé Marc Élias.

  1. Geogr. Nubiens, clim. IV, pag. 5 et pag. 197.
  2. Pocock. Præf. Specimin. Hist. Arab.
  3. Pocock. Præf. Compend. Dynast.
  4. Dii longæ noctis quorum jam numina nobis
    Mors in tans majora facit.
    Dido, apud Sibum Italicum. lib. VIII, vs. 140.

  5. Lucret., lib III, vs. 57.
  6. Livre V chap X.
  7. Petrus Strozza de Chaldæor. Dogmat. Vide Aub. Miræum, Polit. eccles., pag. 219.

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