Dictionnaire de théologie catholique/LIBÉRALISME CATHOLIQUE. II. Origines

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 9.1 : LAUBRUSSEL - LYREp. 262-269).

II. Origine.

L’on étudie surtout le libéralisme catholique en France, comme un mouvement qu’y créa Lamenais et qu’y propagea l’Avenir. C’est l’Avenir en effet qui, s’adressant aux catholiques de France.créa le mot "libéraux catholiques, catholique ! libéraux" N° 116, 3 janvier 1831, Mission du peuple français, c’est-à-dire, des catholiques de France. Cf. articles de Y Avenir, Louvain, 1831, t. ii, p. 343. C’est en France, aussi avec Lamennais et Y Avenir, que le libéralisme catholique apparaît comme une doctrine consistante, voulue pour elle-même, qu’il se maintient et qu’il a toujours ses chefs les plus représentatifs. Mais avant 1830, sans parler des catholiques des États-Unis, les catholiques de Belgique et d’Irlande appuyaient déjà leurs revendications religieuses sur les principes du libéralisme et, dans la suite, le mouvement devait s’étendre à d’autres pays. Peut-être même, enfin, les circonstances historiques eussent-elles rendu inévitables en France, sans Lamennais, l’éclosion de ce libéralisme.

Les causes profondes.


Elles se ramènent en somme à la formation du droit public nouveau.

1. La ruine de l’Ancien Régime.

« L’ordre établi par l’Église elle-même quand elle civilisa les barbares, dit Etienne Lamy, Les luttes entre l’Église et l’État au XIXe siècle, i, Les Causes, Revue des Deux Mondes, 15 août 1897, p. 721-722, reposait sur cette certitude que Dieu a donné aux hommes avec le christianisme les lois conformes à la nature et à la vie des sociétés. Assurer à ces lois la fidélité des peuples paraissait le devoir essentiel des gouvernements. Par ses institutions fondamentales, le régime de la famille, l’enseignement, les devoirs des classes les unes envers les autres, l’État sanctionnait les préceptes chrétiens ; par les respects et les privilèges accordés au clergé, aux moines, aux corporations pieuses, il aidait à la durée et à l’accroissement de l’influence religieuse ; par ses contraintes, il préservait contre la discussion, mère du doute, les dogmes et chaque précepte de l’Église… Jamais la crainte d’attenter par la force à la conscience ne faisait trembler le fer dans la main de l’État… L’homme ne saurait prétendre à la liberté contre Dieu : le droit n’appartenait pas à l’individu de choisir l’erreur et de la répandre ! le droit appartenait à la société de défendre ses croyances nécessaires. Où la loi humaine veut obéir à la loi divine, le pouvoir politique tend à devenir le serviteur du pouvoir religieux. Chef de l’Église, le pape se trouvait l’inspirateur, le juge, par suite le maître des rois. »

L’édifice était encore debout en 1789, mais des brèches y avaient été faites. Ces brèches furent d’abord l’œuvre des princes. A mesure que grandit leur puissance et que s’établit la religion de la royauté, ils s’affranchissent de l’Église. Non seulement ils n’admettent plus qu’elle exerce sur le temporel une autorité même indirecte et lointaine, mais ils entendent subordonner l’Église à l’État. Parfois même, ils ont l’appui du clergé national. Ainsi se constitue en France le gallicanisme, qui est toute une théorie des rapports de l’Église et de l’État et même de la constitution de l’Église, toute une législation, toute une jurisprudence, tout un esprit. Il y a des nuances : le clergé et la Sorbonne ont leur théorie gallicane ; les Parlements appliquent, imperturbablement la théorie de la suprématie du pouvoir civil, et le roi, de qui tout dépend, a sa façon personnelle de concevoir ses devoirs et ses droits à l’égard de l’Église. De là des luttes entre les deux puissances, puis des traités de paix, les concordats ; en France, le concordat de 1516. qui subsistera jusqu’à la Révolution. Ce concordat maintient l’interdépendance des deux puissances et partage entree es les avantages de l’autorité ; mais le gallicanisme est loin de disparaître ; il s’épanouit sous Louis XIV, quand le droit divin des rois est devenu un dogme. Clergé, magistrats, roi, n’ont qu’une pensée : réduire l’autorité de Rome.

On sait aussi à quelle servitude, vers la fin du xviiie siècle, Joseph II a soumis l’Église dans les États héréditaires, comment, à la même époque, « l’Église romaine, en Allemagne, se heurtait à l’opposition constante de deux doctrines, dont l’une, le joséphisme, était une doctrine d’État, dont l’autre, le f bronianisme, était une doctrine d’Église ; la première, plaidant pour les rois, la seconde pour les évêques, toutes deux contre le pape. » Goyau, L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, 1 xoo- 1 H 4 k, . i, p. 5, et comment, à la même époque encore, le roi Très Chrétien, le roi Catholique, le, Bourbons d’Italie et le roi de Portugal expulsent les Jésuites et exigent la suppression de l’ordre. Tel est l’Ancien Régime. En même temps, les philosophes séparent de l’Église la pensée et répandent cette croyance que la raison naturelle suffit à l’homme pour conduire sa vie personnelle et sa vie sociale.

2. Les principes du droit public nouveau. —

Survint la Révolution. Héritière de cette philosophie, elle en fit entrer les principes dans le droit public. De là, les fameux principes de 1789 :

Principe de la souveraineté absolue de la nation, c’est-à-dire, de l’ensemble des citoyens et de la loi, « expression de la volonté générale ». Aucun droit n’existe, dont la volonté nationale ne soit la source dernière et la loi, la garantie suprême. Plus de droit divin, ni pour les rois qui seront « les chefs du pouvoir exécutif par la volonté nationale », ni même pour l’Église : elle ne vivra, ne possédera, n’enseignera, n’exercera sa mission que si la loi le lui permet et dans la mesure où elle le lui permettra. Ce peut être pour l’Église un régime de protection, de servitude, d’hostilité ou de liberté.

Principe, non précisément de l’athéisme de l’État (le préambule de la Déclaration des droits mentionne l’Être suprême), mais de l’indifférence et neutralité de l’État en matière de religion, et de l’égalité de tous les cultes. La Constituante refusa de proclamer le catholicisme religion d’État, et d’ajouter à la éclaration trois articles, proposés par le clergé, qui supposaient ce principe. Mais elle proclama tous les hommes » égaux en droits » : aucun citoyen ne pouvait être avantagé pour ses opinions religieuses, aucun inquiété. Dès 1789 des décrets commencent à abolir toutes les distinctions traditionnelles et légales entre catholiques, protestants et juifs. Enfin, si l’État n’accorde son appui à aucun des cultes qui se disputent les coasciences, il promet aux consciences la liberté du culte qu’elles auront choisi ou d’être incrédules : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses », dit l’article 10 de la Déclaration ; la liberté aussi de publier ces croyances ou cette incrédulité et de les répandre : liberté de la parole et de la presse. La conclusion logique de ce principe était la liberté pour l’Église dans la séparation d’avec l’État. En fait, la Révolution ne cessa d’être hostile à l’Église. Après l’avoir dépouillée, elle lui imposa d’abord, au nom de la souveraineté nationale et sous la poussée de la tradition, la servitude du gallicanisme radical, par la Constitution civile du clergé, puis ce fut la persécution ; enfin, quand il fallut comprendre que le catholicisme avait de trop profondes racines en France pour mourir, ce fut une séparation entourée de tant de restrictions et de contraintes que rien n’y était liberté. En même temps la Révolution ne cessait d’opposer à l’Église quelque culte nouveau.

3. Attitude de l’Église par rapport à ces principes. —

a) Sous la Révolution. —

L’Église, bien que son attention fût absorbée par les dispositions précises de la Constitution civile du clergé, cf. Exposition des principes sur la Constitution du clergé par les évêques députés, et par l’obligation du serinent constitutionnel, protesta cependant, dès le début, contre les principes nouveaux, si opposés à sa vieille tradition en France et à sa doctrine. Les évêques les combattirent devant l’Assemblée Nationale par leurs discours, devant l’opinion par leurs brochures ; Pie VI, dès le 9 mars 1790, dans un discours en consistoire secret, dit sa réprobation « du décret qui assure à chacun la liberté de penser comme il lui plaît, même en matière religieuse, de manifester sa pensée au dehors avec impunité et prononce que tout homme ne peut être lié par d’autres lois que celles qu’il a consenties » ; contre la question posée « de savoir, si le culte catholique doit ou ne doit pas être maintenu comme la religion dominante de l’État » : contre l’admission des non-catholiques à toutes charges civiles ou militaires. Une année plus tard, dans le bref Quod aliquantulum du 10 mars 1791, il insiste longuement sur « la liberté absolue » de conscience, de pensée, de parole et de presse, « droit monstrueux qui paraît à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes ».

Il ne pouvait être question de prêter le serment constitutionnel qui visait spécialement la Constitution Civile ; mais à partir d’août 1792, le clergé, resté en France, mis dans l’obligation de prêter serment, sous une forme ou sous une autre, à l’ordre nouveau — la Constitution civile nettement placée en dehors du débat par les législateurs — ou de se déporter, ou de s’exposer aux pires dangers, en se condamnant à l’impuissance, se divise. Les uns prétendent qu’il faut se résigner provisoirement à ces serments puisqu’ils sont le seul moyen de s’approcher des âmes dont le salut est le but suprême, que prêter un serment n’est pas nécessairement approuver et que, d’ailleurs, l’objet des serments — du serment de liberté et d’égalité, par exemple — loin d’être opposé aux droits de Dieu et de l’Église est susceptible d’une interprétation orthodoxe ; de multiples brochures développent ces idées. Les autres répondent du dehors, s’ils sont émigrés, et du dedans, que cette interprétation orthodoxe est inacceptable, puisqu’elle n’est point celle où le serment est demandé : qu’aucune nécessité pratique ne peut justifier le sacrifice des droits de Dieu et que Dieu pourvoit par lui-même au salut des âmes, quand ses ministres font défaut ; etceux-ciexcommunientccux-là. Home, qui a condamné les principes à leur origine mais qui en acceptera forcément certaines conséquences dans le Concordat de 1801, ne condamna pas les pre miers, ne les approuva pas non plus ; elle remit la solution à la conscience de chacun. C’est là, comme le prélude et l’ébauche de la lutte prochaine entre le libéralisme catholique et ses adversaires.

On ne saurait rapprocher du libéralisme de Lamennais l’Église constitutionnelle, telle qu’elle s’organise en l’an III, après les décrets it lois qui séparent l’Église de l’État. — Sans doute, elle admet, avant les libéraux catholiques, les principes de 89 comme fondements de l’organisation sociale moderne, mais son idéal religieux est tout autre : elle aspire a fonder une F.glise nationale et, dans la signature du concordat, elle voit le moyen d’échapper a l’autorité du pape, dans la souveraineté de la nation, le moyen d’échapper a l’autorité du roi, auxiliaire du pape. < ; t. Seconde lettre encyclique de plusieurs évéques de France, contenant un règlement, l’an de JésUS-Christ, 1795, an IV de la République, c. ii, s. 1. et Gibson, L’Église libre d<ms l’État libre. Deux Idéals, Paris. 1907.

b) Sous l’Empire.

La loi du 18 germinal an X. concordat et articles organiques, autour de laquelle devait d’abord se dérouler la lutte entre catholiques libéraux et catholiques intransigeants, mit fin a la situation né< d< la Révolution. Mais ir concordat du 26 messidor an i ne rééditait pas hconcordat de 1516, Il est un compromis entre l’Ancien Régime et les principes nouveaux, il reconnaît officiellement l’Église comme une société parfaite avec son chef, sa hiérai chic, son organisation, ses droits propres ; il lui tend ses honneurs, son rang ; entre elle et l’État, il y a de nouveau solidarité, le chef de l’État retrouve « les droits et prérogatives » du roi très chrétien, en particulier le droit de nommer les évêques, tel que le déterminait le premier concordat. Mais ceci reste de la Révolution : « Le catholicisme n’est plus ni religion exclusive, ni religion dominante, ni religion d’État. » E. Lavisse, Histoire de France contemporaine, t. iii, Le Consulat et l’Empire, par G. Pariset, p. 101. Le principe de l’égalité des cultes et de leur liberté est sous-entendu par le concordat ; l’incrédulité reste même un droit. Puis il y a deux articles « qui auraient fait bondir Pithou et Dupuy », vicomte G. d’Avenel, La réforme administrative, in-12, Paris, 1891, p. 195 : la déposition de tous les anciens évêques et « la quasiinvestiture donnée par le pape aux acquéreurs de biens nationaux ». Ces deux articles « si importants, qu’ils rendaient à eux seuls l’ensemble de la transaction nécessaire, bouleversaient toutes les idées admises et tous les précédents ecclésiastiques ». Ibid., p. 195, 196. Quant aux 77 articles organiques, « ils se bornaient à reproduire, en somme, la charte de servitude que le trône avait fait peser sur l’autel…, sans la compensation de l’intolérance officielle de l’État en matière religieuse que l’Église payait cher, mais qui rachetait à sesyeux bien deschoses. » Ibid., p. 191. Cf. G. Pariset, Ibid. Et l’État veille à demeurer le maître servi par l’Église avant tout autre.

Il semble à quelques-uns que, de ce fait, l’Église ressaisit mal les âmes. En 1808, un jeune prêtre se fait l’écho de ces craintes dans un livre très court, intitulé : Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le xr m » siècle et sur sa situation actuelle, in-8°, Paris. Ce jeune prêtre, Lamennais, après avoir signalé la misérable condition où les errements de la nature humaine et les abus de la liberté de penser avaient mis le xviiie siècle, « traçait le plan d’une autre Église de France, qui aurait des conciles, des retraites, des conférences ecclésiastiques, des séminaires sérieux et qui serait vivante et qui serait apôtre ». Goyau, Histoire religieuse de la nation française, p. 540. Il n’attaquait directement ni le concordat, ni les articles organiques, mais il en soulignait les insuffisances : l’Église de France n’avait pas la liberté nécessaire à sa vie. « Toutes les grandes thèses du catholicisme menaisien se trouvaient annoncées. » F. Duine, La Mennais, sa vie, ses idées, ses ouvrages, d’après les sources imprimées et les documents inédits, in-8°, Paris, 1922, p. 29. Et bientôt s’ouvrait, entre le pape et l’empereur, le conflit qui, de l’affaire d’Ancône, par la question des institutions épiscopales, allait mettre en discussion le concordat tout entier. La chute de l’Empire dénoua la crise.

c) Sous la Instauration. —

La Restauration s’étendit à toute l’Europe, puisqu’il y avait eu une Europe napoléonienne, très différente de l’ancienne..Mais la Restauration ne fut nulle part un retour complet à l’état de choses antérieur. L’Eglise se retrouve singulièrement appauvrie et dépendante. Si l’Espagne, le Portugal et les Etats italiens ont rétabli l’Ancien Régime avec la profession exclusive du catholicisme, dans les i qui dépendent directement de la maison de Habsbourg, le joséphisme revit avec le si/sième Metternich. I ji Allemagne, non seulement les États ecclésiastiques ont disparu, mais les gouvernements suivent l’exemple de Metternich ou de Xapoleon. el si, en I SI 7, la Bavière signe avec Rome un concoidat qui garantit B l’Église tous les droits qui lui reviennent d’après le droit divin et le droit canonique », bientôt de véritables articles organiques limitent ces privilèges ou les annulent, et la constitution de 1818 proclamera la liberté des conscicili es et des opinions.

D’autre part, la Belgique catholique, daiis le royaume des Pays Bai, se voit imposer des principes qui icol ent sa conscience, en attendant d’être sacrifiée à la Hollande. La Pologne catholique reste soumise à la Prusse protestante, à la Russie orthodoxe et à l’Autriche. Enfin, dans le Royaume-Uni, non seulement les catholiques anglais sont toujours condamnés à des mesures d’exception, mais l’Irlande catholique n’a pas la plus élémentaire liberté religieuse. Quant à la France, dont la situation religieuse va émouvoir le génie de Lamennais jusqu’au libéralisme que l’on verra, le retour des Bourbons y a fait naître de grands espoirs dans les milieux catholiques. Le clergé, qui ne s’est jamais pleinement rallié au régime impérial et qui a souffert du conflit entre le pape et l’empereur, attend une vraie restauration du passé dans les lois et surtout dans les esprits. Or, le régime napoléonien, concordat et articles organiques, sera maintenu. L’article 6 de la Charte proclamera bien le catholicisme religion d’État, mais un autre maintiendra le principe, proclamé par la Révolution, de l’égalité et de la liberté des cultes et cet autre précédera. Cette disposition sera adoptée pour calmer les appréhensions des deux sénateurs protestants, Boissy d’Anglas et Chabaud-Latour, et bien marquer que, si le catholicisme est religion d’État, cela n’a pas de conséquences sur l’égalité et la liberté des autres cultes. Dès 1815, le gouvernement négocia bien avec le pape un nouveau concordat, le concordat de 1817, qui abolissait le concordat de 1801 et, dans « ce qu’ils avaient de contraire à la doctrine et aux lois de l’Église », les articles organiques, qui rétablissaient l’ancienne Église gallicane avec son concordat, celui de 1516, dans ses divisions et même avec son personnel. Mais la tentative échoua, d’une part, en raison des tendances gallicanes marquées par le gouvernement et, de l’autre, par la crainte de l’oppo sition libérale. Malgré cela, les deux pouvoirs sont animés l’un envers l’autre de la plus sincère volonté d’entente ; une véritable alliance semble conclue entre le trône et l’autel ; des mesures particulières de l’Etat favorisent l’Église ; avec l’appui officiel, la Congréga tion et les Missions de France mènent à travers le pays une ardente propagande religieuse et monarchique. Il s’en fallut de beaucoup cependant que tout le pays fût conquis et une opposition sérieuse se manifestait à la fois contre le trône et contre l’autel.

Un mouvement comme la Révolution ne pouvait avoir secoué l’Europe sans y laisser de traces ; le contrecoup s’en ressentait même jusque dans le Nouveau-Monde, où son influence rejoint celle de la jeune République des États-Unis. Vainement s’est constituée la Sainte-Alliance ; ces principes de la Révolution, que les nations et les individus ont le droit de disposer d’euxmêmes, subsistent en bien des esprits ; des sociétés secrètes, franc-maçonnerie, Tugendbund, carbonarisme, les défendent et les propagent et, bientôt, des mouvements populaires en Allemagne, en Italie, en Espagne, attestent leur puissance. Vainement encore la papauté tente de ne pas se solidariser avec la Sainte-Alliance, dont elle n’a pas d’ailleurs tellement à se louer ; elle ne peut toutefois faire cause commune avec les sociétés secrètes ; alors, ici ou là, elle a protesté contre le principe de la liberté et de l’égalité des cultes ; puis, en certains pays, l’Église asservie apparaît simplement comme une force conservatrice au service de l’absolutisme : en conséquence, elle sera combattue par tous ceux qui combattent pour la liberté. En France, où l’esprit voltairien n’a pas disparu, où les principes de 89 ont pénétré la plupart des esprits, où sur certains l’Empire a gardé son prestige, il y a une opposition puissante contre le trône et l’autel. Cette opposition, dite libérale, va des doctrinaires, monarchistes et vraiment libéraux qui demandent le respect de toutes les libertés annoncées et promises par la Charte, aux républicains et partisans de l’Empire par la gauche libérale. Républicains, partisans de l’Empire et gauche libérale sont anticléricaux. A la propagande catholique des Missions ils opposent la propagande de leur presse : ils multiplient les éditions des philosophes du xviiie siècle, et jamais encore ces écrivains n’ont eu tant de lecteurs ; leurs journaux, le Constitutionnel, qui « mange du prêtre et du noble chaque malin », la Minerve, le Courrier français, sont lus plus que les autres. « L’ne propagande sérieuse élail faite dans les campagnes à l’aide de brochures anonymes, où l’on représentait systématiquement, d’un côté, un émigré bête et poltron, un curé méchant et hypocrite, un fonctionnaire subalterne intrigant et bas : de l’autre côté, un paysan acquéreur de biens nationaux, un philosophe de village et un officier en demisolde, tous intelligents, courageux, modèles d’honneur et de loyauté. Ces brochures n’étaient que de pauvres caricatures, mais le public y voyait le tableau de la situation des campagnes… > H. Avenel, Histoire de la Presse française depuis 1789 jusqu’à nos jours, in-8°, Paris, 1900, p. 243. On sait toute la haine qui poursuivit alors le parti-prêtre ; le clergé se recrute difficilement, cela est vrai en 1820, comme en 1810. Les plus avancés parmi les libéraux formeront bientôt une Charbonnerie française qui tentera les complots de 1821 et 1822. Sur l’esprit public dans les premières années de la Restauration, voir le tableau intitulé L’esprit public en 1830, composé d’après les Rapports des préfets par S. Charléty, La Restauration, p. 143-145, dans Lavisse, Histoire de France contemporaine.

Enfin un monde nouveau semble se préparer. D’abord, en réaction contre le libéralisme antérieur qu’ils trouvent vide et usé, apparaît un groupe de néo-libéraux ; plusieurs sont des professeurs proscrits ou émigrés de l’Université ; ils ont pour organe le Globe. Ils sont des penseurs : comme les doctrinaires, ils prennent les questions de haut, mais c’est dans un esprit critique ; l’article célèbre, Comment les dogmes finissent, est de l’un d’eux. Jouffroy. Partisans de la liberté politique, ils sont hostiles aux ultras et à la réaction qui suivra 1820 ; spiritualistes, ils combattent l’esprit voltairien des vieux libéraux, mais ils ne sont pas catholiques : « Ils ne sauraient être dominés, dit Jouffroy, loc. cit., ni par le fanatisme renaissant, ni par l’égoïsme sans croyance qui couvre Ja société ; ils demandent la liberté religieuse, comme les autres, et même pour les jésuites. » Cf. de Rémusat, La politique, libérale, Paris, 1860 : Thureau-Dangin, Le parti libéral sous la Restauration, Paris, 1876. Puis une évolution sociale se dessine en France comme en Angleterre, sous l’influence de la transformation industrielle. Le mot socialiste apparaît. Owen et Thomson, en Angleterre. Saint-Simon, puisses disciples, en France, font une critique de la société et donnent les formules d’une société nouvelle : « J’ai reçu la mission, dit Saint-Simon, de faire sortir les pouvoirs politiques des mains du clergé, de la noblesse et de l’ordre judiciaire, pour les faire entrer dans celles des industriels. "Eux seuls, sans se laisser leurrer par l’idée égoïste de liberté et l’idée funeste de concurrence, sauront grouper les hommes dans le culte de la fraternité et du travail par l’exploitation savante du monde. M. G. Weill, Un précurseur du socialisme. Saint-Simon et son œuvre, Paris. 1894. L’influence sociale de l’Église est donc menacée. Une littérature qui se forme affecte, il est vrai, des tendances religieuses ; elle exalte le sentiment religieux : elle en subit l’influence : elle parle avec respect de l’Église, avec admiration de ses cathédrales, avec sympathie de son œuvre ; mais cela n’atteint pas le fond des âmes. et. d’ailleurs, cette littérature subit l’impulsion générale : elle veut affranchir l’art des règles traditionnelles ; elle réclame la liberté. Cf. A. Viatte, Le catholicisme chez les romantiques, in-16, Paris, 1922. Telles étaient les tendances religieuses et morales de la France aux environs de 1820. Lamennais les a saisies aussitôt avec l’intuition de son génie, et il va leur chercher une solution, un remède qui, finalement, sera le libéralisme catholique, mais il le formulera avec son penchant naturel pour l’absolu et son impatience de toute autorité.

2° Apparition progressive du libéralisme catholique.

— 1. La réaction contre le gallicanisme. —

Une évolution, encore sourde et comme cachée, se produit aussi, en effet, dans l’Église de France. Leclergé, en majorité, paraît toujours attaché à la tradition monarchiste cl gallicane, le haut clergé surtout : il est presque entièrement composé de nobles et d’émigrés ; les chefs de la Petite Église ont repris dans ses rangs leur place et leur influence ; tous ils ont pour idéal le retour à l’état de choses d’avant 1789..Mais les événements ont leur logique et les événements poussent l’Église de France vers l’ultramontanisme, comme disent gallicans et libéraux.

La Révolution, en persécutant cette Église et en la séparant de l’État, l’a rejetée vers Rome. Pie VII, imposant aux évêques français leur démission sur la demande de Bonaparte, passant outre au refus de plusieurs, signant le concordat au nom du clergé de France, tenant plus tard l’empereur en échec sur la question de l’institution canonique, toute cette attitude annonçait et amenait la fin du gallicanisme. On ne sentit pas tout d’abord la force de ce mouvement ; mais bientôt des théoriciens font remarquer combien cette logique des choses est conforme à la logique des principes : tel de Maistre, dans Le Pape, 1819, L’Église gallicane, 1821. Lamennais l’a devancé. Dès 1814, il a tait paraître un livre intitulé : Tradition de l’Église sur l’institution canonique des évêques, où il combat YEssai historique et critique sur l’institution canonique des évêques, de Tabaraud, et soutient contre l-’ébronius les prérogatives du Saint-Siège et l’infaillibilité dogmatique du pape.

En 1817, paraît l’Essai sur l’indifférence, t. i. dont le fond est que, seule peut être vraie et par conséquent doit être suivie la religion universelle à laquelle préside une autorité infaillible : donc le catholicisme romain Enfin, en 1818, il écrivait, et avec quelle fougue I dos Observations sur lu promesse d’enseigner les quatre articles de la Déclaration de 1982 exigée des professeurs de théologie par le ministre de l’intérieur, lui 1820, il applaudit au livre Du pape. Cf. Lettre à de Maistre du 28 mai et, dans Nouveaux mélanges. l’article, Sur un livre intitulé « Du Pape. par M. le comte de Maistre. Il a précédé de Maistre. mais il le dépasse aussi dans l’expression. Déjà, en L815, mais pour le seul Henry Moorman. un jeune anglican qu’il tentait d’amener au catholicisme, il formulait sur le pontife romain des vues bien connues, où se retrouvent les tendances de sa philosophie plus que les données de la théologie.

En ces mêmes années, il apparat ! royaliste militant, il écrit au Conservateur, puis au Drapeau blanc, journaux de droile. Or, en face des adressions libérales et du péril irreligieux, que lonl les évêques et le roi ? Conformément à la i radit ion gallicane et ; ’i la fol monarchique, les évêques font appel à la piété do roi ; ils lui demandent aide et protection contre la pusse ; ils insistent pour que l’enseignement suit rendu < 1*1 gll le, proposent de rétablir l’ancienne Sotbonne. afin de restaurer le prestige du clergé et, finalement, se contentent de demi m< un i "ois III est bien dis posé ainsi que ses m itiist res. mais, cela est évident, ils craignent de surexciter l’opposition et de laisser oublier a l’Église les privilèges traditionnels de l’I tat même après 1824’lire apri édition d’Espagne et l’avènement de Charles X, sous le gouvernement des ultras, si le programme de la droite fut favorable à l’Église, pour les mêmes raisons, ce programme ne fut pas réalisé.

C’est alors que Lamennais donne à la royauté le plan d’une politique radicale, tout entière orientée au triomphe social et politique de l’Église — il ne se place qu’à ce point de vue — et logiquement déduite de son ultramontanisme.

Toute sa pensée se manifeste dans le livre qu’il publie alors : De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et social, t. i, mai 1825, t. il, février 1826. Bonald, dont il s’inspire souvent, avait écrit : « Il existe une et une seule constitution de la société politique, une et une seule constitution de la société religieuse ; la réunion de ces deux constitutions et de ces deux sociétés constitue la société civile, l’une et l’autre constitutions résultent de la nature des êtres qui composent chacune des deux sociétés, aussi nécessairement que la pesanteur résulte de la nature des corps. » Théorie du pouvoir, t.l, préface. Et encore, Principe constitutif, c. xix : « … le gouvernement monarchique royal et la religion chrétienne catholique sont nécessaires, c’est-à-dire, tels qu’ils ne pourraient être autres qu’ils ne sont, sans choquer la nature des cires sociaux, c’est-à-dire, la nature de Dieu et celle de l’homme en société. » Lamennais, ici, s’éloigne de la pensée de Bonald et pose hardiment ; « Il n’y a pas deux puissances nécessaires, mais une seule, l’Église, qui s’incarne dans le pape. Elle est un pouvoir universel, qui domine les gouvernements et qui a un droit absolu a l’indépendance complète voulue par sa mission, y compris tout d’abord la liberté d’enseigner, et aussi à la protection des lois". Et parce que, « sans Pape, point d’Église, … point de religion, point de société », tout ce qui porte atteinte à l’autorité du pape est un péril pour l’Église, pour la religion, pour la société. Or, en France, ajoute-t-il, le gouvernement est loin de s’acquitter de son devoir envers l’Église, Ce ne sont point les Bourbons qui gouvernent, en effet, mais bien une démocratie ou un despotisme athée, puisque le Parlement fait souverainement les lois et que la Charte part des principes de 1789 ; neutralité, laïcisme. Les prétendus efforts du gouvernement pour « protéger i la religion ne sont que des mensonges habiles « pour mettre l’athéisme sous la protection de la religion ». En fait, ce gouvernement a exclu l’Église de la législation : les lois de l’Eglise ont cessé d’être les lois de l’État, de la famille, de la formation de l’enfance, de la vie individuelle comme de la vie sociale. Entre l’Église et l’État, il J a un eonllit latent, lai outre. par l’appui donné aux doctrines gallicanes qui affranchissent le pouvoir temporel de l’autorité Spirituelle cl font de l’Église un assemblage d’Églises nationales. en même temps qu’ils nient l’infaillibilité suprême (i pape, garantie de l’unité catholique et aussi de l’ordre social, le gouvernement crée un vrai péril religieux et social : il appelle l’athéisme et l’anarchie. Telle est la première formule de la théocratie menaisienne. on sent combien sont contingentes pour Lamennais les formes de gOU> ernement : une seule chose lui Importe que l’Église Indépendante et souveraine conduise le monde. v assurant l’ordre et l’unité dans la soumission des pouvoirs polit iquei

Frayssinous voulut le réduire au silence Sous son ms piration. il fut condamné par la Courroyale. le 20 avril 1820. contredit pat les évêques dans une Déclaration de leurs sentiments sur l’indépendance de la puissance temporelle en matière purement civile, datée du 3 avril. combattu plus violemment par les Clausel, parles |our n.iux de droit cet de L’anche. ni : iis soutenu p ; r ses amis. pleinement p : u le Mémorial catholique, avec quelques h le Catholique d’Ecksteln, approuvé pai les libéraux du Globe, par A. Comte, par une partie du jeune clergé rebelle aux Antidotes, Lamennais, dans un Mémoire confidentiel, presse Léon XII de prendre parti ouvertement, de condamner le gallicanisme et le libéralisme et de dégager hardiment l’Église des servitudes passées. Cf. A. Biaise, Œuvres inédites de F. Lamennais, Paris, 1860, t. n : Mémoire adressé à Léon XII sur l’état de l’Église en France (incomplet) ; Dudon, Fragment inédit d’un mémoire de Lamennais dans Recherches de science religieuse, septembre-octobre 1910 et Lamennais et le Saint-Siège (1820-1834), Paris, 1911. Prudemment le pape se tut. Mais sans attendre une approbation dont le défaut lui pesa, Lamennais continuait son attaque contrele gallicanisme. En 1826 encore, il publiait, à l’usage des séminaristes qui auraient des évoques favorables à l’enseignement des quatre articles, une brochure de 8 p. in-8° : In quatuor arliculos… aphorismata ; puis il rééditait avec notes les Lettres sur les quatre articles par le cardinal Lilta, in-12, Paris, voir Litta, irritant de plus en plus libéraux et gallicans.

2. L’évolution vers le libéralisme. —

Mais les événements se développent : Montlosier a dénoncébruyamment à la France quatre fléaux conjurés : l’ultramontanisme, le parti prêtre, la Congrégation et les jésuites, et demandé l’exécution des lois et des traditions gallicanes ; les libéraux dénoncent eux aussi la Congrégation, les jésuites, le parti prêtre et ses efforts pour restaurer l’Ancien Régime aggravé de la domination romaine, et ils accusent la droite de pactiser avec ces ennemis de la liberté. Sous la poussée, le pays légal se détache manifestement du trône et se montre hostile à l’autel. Il élit une majorité d’opposants, que groupe ce même programme : respect intégral de la Charte et par conséquent respect des libertés qu’elle promet, souveraineté du Parlement et indépendance de l’État à l’égard de l’Église. Le ministère Villèle doit céder la place à un ministère Martignac. Une bataille religieuse s’engage ; cette fois, c’est au sujet de l’enseignement, question souvent débattue depuis la Restauration (voir plus loin), et au sujetdesjésuites.Le21 avril 1828, une ordonnance nouvelle modifiait une ordonnance vieille de quatre ans et réduisait l’influence du clergé sur l’enseignement primaire ; le 16 juin, deux autres ordonnances excluaient les jésuites et les membres des congrégations non autorisées des écoles secondaires, et réglementaient, comme l’eût fait un Joseph II, la vie despetitsséminaires. Dans un Mémoire adressé au roi, les évêques opposèrent un non possumus formel, mais, sur l’injonction de Rome, ils se turent — sauf un, le cardinal de Clermont-Tonnerre — et se soumirent.

Ici Lamennais intervient, comme il est intervenu dans la question gallicane ; ces atteintes à l’indépendance de l’Église l’irritent et, en février 1829, il publie un livre qui étonne, émeut la France et l’Europe, et qui, accentuant et dépassant les idées de son livre précédent, De la religion, le montre presque arrivé au libéralisme catholique qui sera celui de l’Avenir. Ce livre est intitulé : Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église, in-8°, Paris.

Si on laisse de côté ce qui concerne les ordonnances, voici les idées essentielles de l’ouvrage : Pour une société comme pour les individus, il y a des lois nécessaires, c’est-à-dire qui découlent de la nature même des choses. Or, de ces lois nécessaires, la première est que cette société se laisse conduire par la vérité universelle, éternelle, dont l’expression vivante est l’enseignement de l’Église. Seule, en effet, l’Église peut enseigner et imposer aux gouvernements la loi éternelle de justice et de vérité qui les garde du despotisme et assure aux sujets la liberté, et à ces sujets la soumission volontaire qui assure le maintien de l’ordre. Et « tel est le besoin qu’ont les nations d’un pouvoir légitime et de la liberté, qu’il est impossible que, tôt ou tard, après avoir inutilement cherché l’une et l’autre hors du christianisme, elles ne reconnaissent pas qu’en lui est le principe même de l’existence sociale. » Ainsi le gallicanisme, ou, comme il dit, « la doctrine royaliste gallicane », établissant « l’idolâtrie d’une puissance humaine » et l’indépendance de cette puissance à l’égard de l’Église, ne peut conduire qu’au despotisme, et le libéralisme dogmatique, synonyme d’individualisme, dont le principe fondamental est le principe protestant et cartésien de la souveraineté absolue de la raison, ne peut provoquer qu’anarchie et arbitraire. Quelle doit donc être l’attitude de l’Église dans les circonstances actuelles ? Elle ne saurait « s’allier avec le pouvoir politique qui travaille à la détruire en l’asscrvissant », inconsciemment peut-être. « Le christianisme ne représente aucune forme de gouvernement. » D’ailleurs « il s’allie à toute forme de police, mais, par ses maximes et son esprit, il est souvent incompatible avec les doctrines d’anarchie et de despotisme. » Il ne saurait davantage « s’allier avec le libéralisme que ses doctrines actuelles rendent l’ennemi le plus ardent de l’Église et du christianisme, en même temps qu’elles renversent la base de la société et consacrent tous les genres de tyrannie et d’esclavage. »

Toutefois le libéralisme pourrait être tout autre chose. Par lui-même, il est « éminemment social… Il repousse le joug de l’homme, le pouvoir sans droit et sans règle ; il réclame une garantie contre l’arbitraire… » Il est d’origine chrétienne ; « il n’est que l’impuissance où le peuple chrétien est de supporter un gouvernement arbitraire, ou le joug d’un pouvoir purement humain. » L’Église enfin n’a besoin que d’indépendance et de liberté. « La liberté lui est nécessaire avant tout, liberté d’enseignement, de discipline, de culte, et cette liberté, elle n’en jouira jamais, aussi longtemps qu’elle la cherchera dans les transactions avec les puissances temporelles. » En conséquence, « que l’Église évite de lier, ou de paraître lier indissolublement sa cause à celle des gouvernements qui l’oppriment, qu’elle se fortifie elle-même au milieu de la lutte des peuples et des rois, sans y prendre aucune part directe. Les combattants tomberont un jour à ses pieds. Qu’elle se considère comme indépendante ; elle est le seul pouvoir réel qui subsiste aujourd’hui. C’est au Pasteur suprême qu’il appartient de sauver la foi et la société en rompant les liens qui arrêtent l’action de la Providence. » Que les évêques aussi agissent dans le même sens, se réunissent en synodes, en conciles, correspondent avec Rome. « Xous demandons pour l’Église catholique, avait-il dit dans la préface, la liberté promise par la Charte à toutes les religions, la liberté dont jouissent les protestants et les juifs. Xous demandons la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté de l’éducation, et c’est là ce que demandent comme nous les catholiques belges, opprimés par un gouvernement persécuteur. » Enfin, pour être digne de sa mission, le clergé doit renouveler ses méthodes et sa vie, et travailler à prendre la direction du mouvement intellectuel. Sur tous ces points, voir, Des progrès de la Révolution, c. tx. Lamennais a franchi un nouveau pas, le pas décisif, vers le libéralisme : il y touche. Il n’emploie pas encore les formules de l’Avenir mais elles se préparent. Il n’écrit pas : rupture du concordat ou séparation de l’Église et de l’État, mais il veut que l’Église rompe tout lien avec le pouvoir, même au prix de ce qu’il appelle déjà « le salaire ». qu’elle se sépare du trône, auquel visiblement il ne tient plus. La liberté l’attire. Il distingue, dès maintenant, un faux libéralisme, ennemi de l’Église et de la liberté pour tous, et un vrai, dont l’Église peut accepter, sinon toutes les doctrines, du moins l’appui. Il ne réclame pas encore « toutes les libertés pour tous » uniquement l’indépendance et les libertés nécessaires à l’Église — mais déjà il invoque la Charte et ses promesses libérales. La prudence seule, du reste, semble l’avoir retenu car les formules de sa correspondance, à cette date, sont déjà celles de V Avenir.

Comment le collaborateur de Villèle et de Vitrolles au Conservateur ; l’ennemi du Constitutionnel, l’adversaire du libéralisme en est-il arrivé à se retourner contre la royauté pour devenir un libéral ? C’est Fultramontanisme, a-t-on répété, qui l’a conduit au libéralisme ; cela est vrai, non qu’il ait fait des doctrines libérales la conséquence logique de la doctrine ultramontaine — le côté doctrinal de la question ne le préoccupe pas d’ailleurs — mais par le libéralisme il croit servir l’ultramontanisme. Ce n’était pas en effet pour défendre la prérogative royale qu’il avait collaboré au Conservateur ; il comptait alors sur les Bourbons pour réaliser son idéal théocratique. Quand donc il les vit, d’une part, s’obstiner dans leur politique gallicane, d’autre part, mécontenter le pays, les jugeant perdus et la vertu monarchique épuisée, il conclut qu’en liant sa cause à la leur, l’Église se condamnait elle-même et la société avec elle. L’Église devait donc ostensiblement se séparer des Bourbons. Et, puisqu’au principe de la légitimité se substituait dans les esprits le principe de la souveraineté nationale, l’Église, pour garder sur le monde moderne son influence nécessaire, devait s’arranger de ce principe. Dans la pratique, enfin, la souveraineté nationale c’est la souveraineté d’un parti ; donc l’inconstance du pouvoir politique : vu cet état de choses, n’est-ce pas sagesse pour l’Église de se proclamer et de se rendre indépendante de ce pouvoir, autrement dit, de se séparer de l’État ?

Puis il subissait l’influence du néo-libéralisme, qui non seulement combattait dans le Globe « les médiocrités et les vieilles vanités » du libéralisme voltairien, et réclamait « toutes les libertés pour tous », mais qui entendait se tenir en dehors des partis, dans la région sereine de la vérité abstraite ; l’in fluence aussi de publicistes, tels que Benjamin Constant, pour qui, en religion comme en tout, la liberté amènerait les résultats en définitive les meilleurs( les États-Unis ne le prouvent-ils pas’?), tels que Ballanche, pour qui la Révolution est un événement providentiel, ordonné au renouvellement moral de l’humanité. Dans l’Allemagne de Metternich elle-même, il entendait Goerres, Frédéric Schlegel, Ilaller, Dcellinger à ses débuts, exalter la théocratie du Moyen Age, l’indépendance de l’Église à l’égard de l’État et proclamer leur intention de rendre à l’Église la direction de la pensée et de la science, pour lui rendre en même temps la direction de la société. Cf. (1. Frainnet, Essai sur la philosophie de P.-S. Ballanche, Paris, 1002 ; C. Huit, La vie et les œuvres de Ballanche, Lyon, 1002 ; Goyau. V Allemagne religieuse. Le catholicisme (1800-1848), 1010, 1. 1 et n.

Enfin Lamennais voyait les principes de 1879 fermenter dans l’Europe occidentale, en Pologne, dans l’empire ottoman et jusque dans l’Amérique du Sud. Surtout il les voyait au service de l’Église en Irlande, en Belgique, aux États-Unis, Ce n’était pas, en effet, au nom du droit propre a l’Église, mais au nom du droit commun et du principe naturel de liberté que luttaient pour l’émancipation des catholiques irlandais, contre l’Angleterre protestante. O’Conncll et V Association catholique. Même spectacle et plus frappant encore en Belgique.’ « il a bon droit que les Pays Bas autrichiens passaient depuis le commence ment du xvine siècle pour la citadelle de l’ultra montanisme. H. Pirenne. Histoire de Belgique, t. n. Bruxelles, 1021. p. 800. l.es idées ditolérance de .Toseph II avaient été la principale cause de l’insui i ec lion brabançonne de i ?x'> Vprèa 1815, dans les premières années du royaume des Pays-Bas, les catholiques s’étaient montrés peu favorables aux libertés publiques. Leurs chefs avaient repoussé comme attentatoire aux droits de l’Église la Loi fondamentale du royaume. Les évêques avaient solennellement réclamé le monopole de la liberté religieuse, l’exclusion des dissidents des emplois publics en rapport direct ou indirect avec le culte, la proscription de la liberté de la presse, l’entrée du clergé dans les assemblées nationales et provinciales à titre d’ordre reconnu par l’État, une dotation fixe pour l’Église et la direction souveraine de l’instruction publique. Dans le domaine religieux, c’était à peu près le retour pur et simple à l’Ancien Régime. » Thonissen, La constitution belge annotée, 2e édit., Bruxelles-Paris, 187(3, Préface, p. vi. Et, en face d’eux, des libéraux, partisans convaincus des libertés modernes, acceptaient avec empressement la Loi fondamentale, « applaudissaient à tous les actes qui tendaient à restreindre l’autorité de la hiérarchie catholique », ou la liberté de l’enseignement, et particulièrement à la création du Collège philosophique de Louvain, « destiné à inoculer aux lévites catholiques les doctrinesdu joséphisme », oubliant ainsi que, » d’une part, le monopole de l’enseignement, de l’autre, la formation d’un clergé prêt à subir toutes les exigences du pouvoir, devraient dans un avenir peu éloigné décupler les forces de l’administration hollandaise. » Ibid., p. mil Or, en 1828, ces frères ennemis font cause commune contre l’ennemi commun, le roi des Pays-Bas. Pour le bien de l’Église et pour l’indépendance de la patrie, malgré le Concordat de 1827, où le roi a accepté de réelles concessions — qu’il ne réalise pas, il est vrai — les catholiques belges, évêques compris, ont accepté ce mot d’ordre du plus pur libéralisme : Liberté en tout et pour tous. De l’autre côté de l’Atlantique enfin. l’Église paraissait se trouver très bien de la liberté commune. Cf. Laboulavc, UÉglise et l’État en Amérique, dans Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1873. Lamennais fut d’abord peu suivi. Soutenu, mais avec quelque réserve, par le Catholique du baron d’Eckstein et par le Correspondant, que fait paraître, dès le 10 mars 1829, cette Association pour la déjense de la religion catholique, (pue Lamennais a contribué à fonder mais dont les membres, jeunes hommes dévoués à la royauté, se défendront, le 3 novembre, d’être « ses disciples aveugles », il voit bientôt son livre Des progrès attaqué violemment et de tous côtes. Sur d’Eckstein, cf. Correspondant, 25 janvier 1862, Nécrologie, par Foisset ; et sur le premier Correspondant. C. SainteFoi, Souvenirs de jeunesse, Paris, 1911, p. 158-179. Gallicans et royalistes s’acharnèrent : l’épiscopat s’émut, et l’archevêque de Paris, Mgr de Quélen, dans sa Lettre pastorale, du 21 février 1829 sur la mort de Léon XII. parla sévèrement « des beaux talents qui semaient la défiance entre les souverains et les sujets Lamennais lui répondit — dans un geste qui rappelait celui de Rousseau à l’égard de Christophe de Beaumont — par une Première lettre à Monseigneur l’archevêque de Paris, mars 1820. fin p. in-8°. puis par une Seconde…. avril 1829, 71 p. ln-8°, où il accentuait sa critique du gallicanisme et sa confiance en la liberté. Cf. Baron Hcnrion. Vie et travaux apostoliques de Mgr de Quélen, Paris. 1840, nouvelle édition, 1842, et d’Exauvtlle, Vtede Mgr de Quélen, 2 ln-8°, Paris, 1840, 1. 1.

Le gouvernement le dénonça à Borne, niais | ! tut Dans s : i première encyclique, 21 mai 1829, le nouveau pape, Pie VIII, parla de l’indinercntisine. de la propagande protestante, de ces sociétés secrètes, qui s’appliquent à désoler l’Église et a perdre l’Étal. mais ne dit rien des récentes discussions < < silence du pape fut loin de plaire à 1.amendais qui rêvait d’une approbation formelle. Sa correspondance traduit même une violente irritation ; on le voit déjà prêt à opposer son jugement à celui de Home. Ainsi, à ce moment, le libéralisme catholique menaisien est fondé ; toutes ses tendances sont dégagées ; on peut même prévoir à quelles oppositions il se heurtera et quelles fautes il commettra. En 1829, le chef des libéraux belges, de Potter, résumait ainsi la situation : « Il y a en Fiance un parti catholique, tout comme dans les Pays-Bas, qui comprend beaucoup de vrais amis de la patrie et de la liberté. Ce parti veut la liberté pour lui-même, et toute la liberté à laquelle il a droit… ; il voudra la même liberté pour tous, dès qu’on lui aura permis de croire que cette liberté est compatible avec la sienne ; il en sera le plus ardent champion, dès qu’il aura compris qu’elle est une condition essentielle, sine qua non, de sa propre liberté. » Cité par le Prospectus de l’Avenir, dans Articles de l’Avenir, 7 in-8°, Couvain, 1870, 1. 1, p. n. La révolution de 1830 accomplit révolution annoncée ; les libéraux catholiques vont constituer un parti actif.