Dictionnaire de théologie catholique/JUSTIFICATION : Doctrine au Moyen Age III. Systèmes d'école

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 358-361).

III. Systèmes d'école. Ces données tradition nelles communes à tous soulèvent cependant bien des problèmes auxquels l’esprit spéculatif du Moyen Age ne manqua pas de s’appliquer et qui reçurent, comme il arrive à peu près toujours, des réponses diverses en fonction des prémisses rationnelles adoptées par chaque école.

École thomiste.

De toutes la plus connue est

l'école thomiste, qui s’est tellement incorporée avec la théologie moderne que beaucoup n’en soupçonnent pas d’autre. Il sullïra d’en rappeler ici les principaux traits d’après l’enseignement de saint Thomas.

Son caractère dominant est d’accorder à la grâce son maximum de réalisme et de l’encadrer dans les catégories du système aristotélicien. Le plan divin du salut consistant dans la régénération spirituelle de l’humanité, la grâce est et doit être aliquid in anima, Sum. theol., Ia-IIæ, q. ex, a. 1, c’est-à-dire une réalité qui se caractérise par une participation d’un ordre absolument surnaturel à la divinité. En raison de cette surnafuralité essentielle, la grâce ne saurait être en nous une substance, mais seulement 'forma accidentalis ipsius anima-, forme d’ailleurs permanente, qui dépasse la simple « vertu » et répond à la catégorie de la qualité : Gratin redui -itur ad primam speciem quulitatis, nec tamen est idem quod virlus, sed hubitudn qua-dam quas præsiipponitur virhilibus in/usis. Ibid., a. 2 et 3.

De ce chef, sa place est dans l’essence de l'âme, d’où son influence s’exerce ensuit.' sur nos diverses facultés, ibid., a. 4 : ReUnquitur quod gratia. sicut est prjus virliilc, ila habeat subjectuin prius potentiis animée, ita scilicet quod sit in essenlia anima'… Sicut ab esseptiu anima' e/jluunt ejus potentise qu.se sunt opcrumprineipia, ita eliam ab ipsa gratia cfjhiunt virtutes in potentias animée per quas polenU.se movenlw ad actns.

Les cfîets de la grâce sont conformes à son être. Étant une participation à la nature divine, non seulement, elle exclut le péché, mais elle l’exclul essentiellement comme la lumière les ténèbres. Ibid., q. cxiii, a. 8, ad lura. Réciproquement le péché qui ; 'st son contraire ne peut être remis que par l’infusion de la grâce : Non posset intelligi remissio culpæ si non adesset in/nsio gratise. Ibid., a. 2. Aussi la justification du pécheur est-elle un acte unique dont les divers aspects ne sont distincts qu’au regard de la raison : Gratiainjusio et remissio culpæ dupliciler considérai i possunt : uno modo secundum ipsam substanliam actus, et sic idem sunt… ; alio modo possunt considerari ex parle objectorum, et sic differunt secundum difjen nliam culpse quæ tollitur et gratise quas in/unditur. Ibid., a. <i, ad 2um. Il s’ensuit également que la justification se fait in instanti et que l’abstraction logique en peut seule distinguer les divers moments. Ibid., a. 7 et 8.

C’est aussi parce que la grâce est d’ordre essentiellement surnaturel qu’aucun acte naturel ne peut proprement la préparer. On a marqué plus haut, col. 2120, comment saint Thomas a progressivement modifié sur ce point ses opinions de jeunesse et est arrivé à poser nettement en thèse que toute préparation à la grâce est et doit être elle-même un fruit de la grâce. Ibid., q. c : xii, a. 5. Aucune autre conception ne pouvait être logiquement en harmonie avec son. éné

rai du surnaturel.

2° École nominalislc. Tandis que l'école fhon est à base de réalisme, d’autres a côté appliquaient le iiominalisme à la théorie de la grâce et aux problèmes qui en dérivent. Ici. par conséquent, les liensvon ! progressivement se distendre entre le concept du don

créé et de sa source incréée, entre la rémission du péché et la sanctification de l’âme qui forment le double aspect de la justification.

1. Nature de la justification. a) Déjà saint Bonaventure ne conçoit pas que la grâce se puisse attacher à la substance de l’âme, abstraction faite de ses puissances. Non videtur posse intelligi quomodo yratia sit in anima abstracla potentia. VA il est frappant qu’il se réfère pour cela aux « paroles de saint Augustin », qui met toujours la grâce en rapport avec le libre arbitre. Même position chez Henri de Gand. Schwane, Dogmengeschichle, t. iii, p. 463, trad. Degert, t. v, p. 202. Où l’on aperçoit un petit point particulier du grand conflit de tendances qui sépare, au Moyen Age, l’augustinisme traditionnel de l’aristotélisme nouvellement introduit.

Pour son compte, le docteur séraphique se rallie à une* conception intermédiaire, qui situe la grâce dans la liberté, mais en tant qu’elle prolonge l’essence de l’âme. Gratta est una, sicut et substantia, et est semper in actu continuo ; et primo dicitur respicere subslantiam, non quia sit in illa absque potentia vel prias quam in potentia, sei ! quia habet esse in potentiis ut eonlinuantur ad unum essentiam. In II Sent., dist. XXVI, a. unie, q. 5. t. ii. i). 643. Cf. dist. XXVII, a. 1, q. 2, p. 057, et le scholion des éditeurs, p. 658-659.

Cette manière plus souple de comprendre le réalisme surnaturel explique sans doute que saint Bonaventure ne voie plus entre la grâce et le péché qu’une opposition de l’ait, mais non plus de principe. Ad illud quod objicitur quod Deus possil… delere culpam absque gratia, dicendum quod hoc cstverum ; sed largilas divinæ misericordiir sic decrevit au/erre malum, per quod homo Deo displicet, ut simul daretur bonum per quod homo Deo placeret, née unquam expellit culpam quin sanctificet ipsam animam et in ea habitet per gratiam. Ibid., dist. XXVIII, a. 1, q. 1, ad Gara, p. 677.

b) Le même attachement à l’augustinisme et un esprit critique encore plus prononcé allaient fixer en doctrine chez Scot les vues occasionnelles de saint Bonaventure et créer le système qui sera désormais classique dans l’école franciscaine, en regard du thomisme exposé ci-dessus. Voir Uuns Scot, t. iv, col. 1901-1904.

Ici la grâce est identifiée avec la charité, de telle façon qu’il n’y ait plus entre elles qu’une distinction formelle : Habitas… qui est gratta, et ipsa est carilas, In Il Sent., dist. XXVII, n. 35. En conséquence, la grâce a son siège dans la volonté, où elle se développe en amour surnaturel de Dieu. Cette grâce s’oppose évidemment au péché ; mais il n’y a pas entre eux une opposition intrinsèque ou de nature. Le péché, en effet, n’a pas de réalité physique habituelle dans l’âme : il est seulement queedam relatio rationis, c’est-à-dire une ordinulio ad pœnam, mais qui dépend du vouloir divin. Report. Paris., t. IV, dist. XIV, n. 7. De même la grâce ne sanctifie pas précisément comme entité physique, mais en vertu d’une acceptatio bci. In l Sent., dist. XVII, q. ii, n. 23.

D’oii il suit que, dans le jeu de leurs rapports mutuels, il faut toujours faire intervenir la volonté de Dieu. Absolument parlant, Dieu pourrait donc effacer le péché sans nous donner la grâce et, réciproquement) infuser la grâce sans remettre le péché. Report., I. IV, disl. XVI, q. il et In I Y Sent., dist. I. q. i. De la sorte, au lieu délie un acte simple, la justification se décompose en deux éléments logiquement distincts : la rémission du péché, qui consiste a nous dispenser de la peine qu’il comporte, et l’infusion de la grâce, qui se traduit par le don positif et surnaturel de la charité. Voir Schwane, trad. Degert, t. v. p. 202 206,

c) Telles sont les positions sur lesquelles l’école noininalfste s’esl de plus en plus fermement établie a ira vers les xrv’e1 w siècles. El l’on sali qu’elle compte

les noms les plus brillants du second âge scolastique. Voir ici même, pour la France, les articles Durand de Saint-Pourçain, t. iv, col. 1965 : Ailly (d’), t. i, col. 650-652, et Gersok, t. vi, col. 1318-1323 ; pour l’Italie, Grégoire de Rimini, ibid., col. 1853 ; pour l’Allemagne, Biel, t. ii, col. 816 et 821-S25. En attendant l’art. Occam, on trouvera un exposé très substantiel et très documenté de l’occamisinc dans Denifle, trad. l’aquier, t. iii, p. 196-201.

Il est d’ailleurs acquis à l’histoire que Luthei 1 n’a guère connu du Moyen Age que cette école nominaliste, Denifle, op.cù*., p. 155-156, 193, 201-202, et, depuis longtemps, les défenseurs de l’orthodoxie protestante ont pris l’habitude de se tourner vers ces théologiens quand ils ont voulu se chercher des ancêtres. Voir Dorsche, Thomas Aquinas, … con/essor veritalis evange. lica’, p. 507-522. Seulement il leur faut pour cela déformer la pensée de ces vieux maîtres en donnant comme réel ce que ces auteurs se contentaient d’envisager par manière d’hypothèses spéculatives. Il n’en est pas moins vrai que l’école nominalist-, quelques textes de saint Paul aidant, s’avançait parfois bien loin dans la voie qui menait à une justification tout extrinsèque. Témoin cette exégèse théologique du viennois Pierre Tzech de Pulka († 1425), qui écrivait sur Boni., ii, 13 : Justi ficubuntur, … ici est justi hibebuntur vel justi reputnbuntur apud Deum et homines. Dans Denifle, Die abendlàndischen Schrijlausleger, p. 237.

2. Conditions de la justification.

- Étant à ce point soumis au bon plaisir divin, il semblerait que le processus de la justification dût être d’autant plus énergiquement ramené à l’ordre surnaturel. Cependant c’est l’école nominaliste qui paraît avoir le plus accordé aux forces humaines sur ce point et contre laquelle les historiens protestants dirigent le plus volontiers leurs accusations de néo-pélagianisme. Voir Loofs, op. cit., p. 613-615 ; Seeberg, op. cit., p. 648, et Bitschl. op. cit., p. 138.

Seul, en réalité, Durand de Saint-Pourçain semble établir une corrélation stricte entre le bien moral et la justification, sans aucune intervention d’un secours divin spécial. Voir S. Bonaventure, édition de Quaracchi, scholion des éditeurs, t. ii, p. 081. Scot, qui fut suspect autrefois à beaucoup de théologiens catholiques, par exemple Scheeben, Handbuch dur kath. Dogmatik, t. ii, p. 411, est seulement responsable de quelques impropriétés de langag.’. l.e 1’. Parthénius Minges a longuement démontré que l’influentia communis dont paraît se contenter le docteur subtil est déjà une grâce et exclut seulement l’intervention d’une Providence extraordinaire, Die Gnadenlehre des Dans Scolus, Munster, 1906, p. 10-31 ; que Scot réclame expressément, contre le seini-pélagianisme, la nécessité de la grâce pour le commencement du salut et qu’il en souligne suffisamment, sans être toujours très clair à cet égard, le caractère gratuit. Ibid., p. 56-102. Cette démonstration n’est pas adoptée seulement par des théologiens catholiques, voir Duns Scot, t. IV, col. Pton, mais aussi par les protestants impartiaux, par exemple Seeberg, p. 588.

Il reste que, d’une façon générale, l’école nominaliste appréciait d’une manière assez optimiste les forces de la nature déchue pour admettre la possibilité sans la grâce d’un amour naturel de Dieu par-dessus foutes choses, voir Occam, dans Denifle, » />. cit., p. 122, ainsi que Biel, Ibid., p. 1 17-1 18, et, ce qui en est le principe ou la conséquence, d’une suffisante observation de la loi morale. Actes qui deviennent tout naturellement dispositio ultimata et suffleiens de congruo ad gratta tnfusionem. Biel, cité ibid., p. 149. C’est pourquoi l’adage traditionnel se présente ici « gène ralement parlant », Denifle, ibid., p. 171, avec une

addition caractéristique : Facienti quod in se est Deus injallibiliter dat graiiam.

Mais cette infaillibilité signifie seulement la continuité du plan divin et s’entend, comme chez Scot, d’actes accomplis avec les secours généraux de la Providence, par opposition à la grâce proprement surnaturelle. Témoin ces formules de Biel, qui en cela se réfère expressément à Alexandre de Halès : Qui removel obicem, qui est consensus in peccatum, et eliciendo per liberum arbitrium molum in Deum, bonum facil quod in se est, ultra enim ex se non potest, suppo SITA SEMPER GENERALI INFLUENTIA DEI SIM qud

omnino nihil potest… Hsec facienti Deus graiiam suam tribuit necessario, necessitaie non coactionis sed immutabilitatis. Textes réunis avec d’autres non moins formels dans Altenstaig, Lexicon theologicum, Anvers, 1576, ꝟ. 109-110, art. Facere quod in se est. On voit que la part nécessaire de Dieu dans l’œuvre du salut reste suffisamment sauve et que l’homme ne peut par lui-même rien mériter que de congruo.

Ainsi donc, jusque dans la hardiesse de ses spéculations et sa confiance dans les forces du libre arbitre, l’école nominaliste respectait les données du christianisme traditionnel. On peut discuter ses théories,

— et la théologie catholique ne s’en fit jamais faute — constater historiquement l’influence qu’elles ont pu avoir sur les origines de la Réforme ; mais il serait contre toute justice de la mettre en opposition avec la foi.

3° École augustinienne. — A côté de ces écoles classiques, peut-être faudrait-il faire place à une autre, moins aperçue jusqu’à présent, moins déterminée surtout, sur laquelle de récentes recherches ont attiré l’attention : savoir l’école augustinienne, ainsi dite à cause de l’attachement qu’elle portait aux principes de l’évêque d’Hippone et aussi à cause du crédit qu’elle semble avoir eu dans l’ordre des augustins. Voir J. Paquier, dans Recherches de science religieuse, 1923, p. 293-313, 419-437, et Revue de philosophie, 1923, t. xxiii, p. 197-208.

1. Existence.

C’est un fait connu de tous qu’au concile de Trente le général des augustins, Jérôme Séripando, se fit le défenseur ardent d’une théorie dite de la double justice. Voir plus bas, col. 2183 sq. Elle consiste à dire que la justice intérieure à laquelle l’homme peut aboutir est absolument insuffisante aux yeux de Dieu et que nous ne sommes vraiment justifiés que par l’application extérieure que Dieu nous fait des mérites du Christ. Doctrine qui suppose une appréciation très pessimiste des œuvres et mérites de l’homme, en conformité avec les vues de saint Augustin sur la corruption de notre nature, et tend à développer une conception de la grâce à la fois nominaliste et mystique, mais toujours opposée à cet habitus intérieur qui était admis dans l’École.

Or de nombreux théologiens, augustins et autres, surtout de nationalité italienne, adhérèrent aux théories de Séripando. Des historiens hostiles au catholicisme se sont déjà prévalus de ce fait pour imaginer dans l’Église une ancienne tradition favorable à la Réforme, par exemple Alph. Vict. Millier, Luthers theologische Quellen, Giessen, 1912, p. 176-178, et, plus tard encore, dans Theol. Sludien und Kriliken, 1915, p. 154-172 ; Luther und Tauler, Berne, 1918, p. 9-14 ; Luthers Werdegang bis zum Turmerlebnis, Gotha, 1920, p. 103-114. Mais ces affirmations laissent également sceptiques, parce que trop généralisées, des historiens protestants, tels que W. Kôhler, Zeilschrift fur Kirchengeschichte, 1918, t. xxxvii, p. 21-22, et des catholiques comme M. Grabman, Der Katholik, 1913, p. 157-164 ; H. Grisar, Luther, Fribourg-en-B., 1912, t. iii, p. 1011-1016 et, depuis, dans Zeitschrijt fur k. Théologie, 1920, t. xuv, p. 591-592, ou J. Paquier,

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

Revue de philosophie, 1923, p. 197-198. Le critique novateur y est justement suspect de donner, sous la pression de ses préjugés confessionnels, pour jfavorables au luthéranisme des propositions parfaitement catholiques, comme le lui a déjà reproché le protestant O. Scheel, Theol. Literaturzeitung, 1913, t. xxxviii, p. 752.

Des catholiques cependant ont fait observer à leur tour que l’extension de cette théologie augustinienne au xvie siècle, et cela chez des adversaires de la Réforme qui ne sauraient, par conséquent, lui emprunter leurs inspirations, ne s’explique raisonnablement que si elle répondait à un courant antérieur que le grand nom de saint Augustin aurait accrédité et que son ordre aurait eu souci de maintenir. On comprendrait même aisément que ces doctrines aient particulièrement trouvé bon accueil dans cette Italie du xve siècle, où le divorce était si grand entre la foi et les mœurs, où, par conséquent, la disproportion devait être sentie plus qu’ailleurs entre l’œuvre de l’homme et celle de Dieu. J. Paquier, Recherches de se. rel., 1923, p. 295-301.

2. Principaux témoins.

A défaut de preuves positives, on a du moins quelques indices propres à appuyer cette induction.

Comme autorités, Séripando invoquait, non seulement les théologiens de Cologne que nous rencontrerons plus tard, col. 2159 sq, ou les noms vénéiésde saint Bernard et de saint Augustin, mais un de ses maîtres immédiats et qui avait avant lui gouverné l’ordre de Saint-Augustin, le cardinal Gilles de Viterbe (1465 ?1532). Le commentaire qui nous est resté de celui-ci sur le premier livre des Sentences, sans justifier cette opinion, permet de comprendre qu’elle se soit formée. Voir Paquier, loc. cit., p. 431-436. Il révèle une théologie platonicienne, très opposée en conséquence à l’aristotélisme reçu. Toute la grâce s’y ramène à une extension de l’amour de Dieu en nous, qui provoque de notre part une union d’amour envers Dieu. Et ceci suggère une justice intérieure ; mais cette psychologie du surnaturel, où tout se réduit à des actes, ne pouvait-elle facilement donner lieu à des méprises ? Par ailleurs le dédain qu’il devait à Platon pour la matière et le corps était une amorce au pessimisme. On s’explique par là que Séripando ait cru lire dans son maître ses propres doctrines. Mais, « en somme, conclut J. Paquier, p. 435, en faveur de l’enseignement d’une double justice par Gilles de Viterbe, les présomptions restent très peu précises et très peu fondées. »

De cette école Alph. Vict. Muller a cru trouver un plus ancien témoin dans la personne d’un autre théologien, lui aussi général des augustins au début du xve siècle, Augustin Favaroni (1365 ?-1443). Voir son article Agostino Favaronie la teologia di Lutero, dans Bilychnis, n. de juin 1914, p. 373-387. Mais un doute plane a priori sur le bien-fondé de cette découverte, en raison des tendances bien connues de son auteur à l’exagération. En tout cas, si l’on en juge par les extraits de son commentaire inédit sur l’Épître aux Romains largement publiés dans Denifle, Die abendlândischen Schriftausleger, p. 223-235, Favaroni oppose seulement la justice par la foi à la justice légale et la gratuité de la grâce aux mérites purement naturels de l’homme. Il y est d’ailleurs question de la o justice de Dieu » qua justificatur impius et fit juslus, p. 230, ou, plus nettement encore, p. 227, qua nos formaliter interne justificat. Cependant il reste vrai pour lui que nous ne pouvons pas atteindre la « justice parfaite » et que « c’est Dieu qui est notre justice formelle. » J. Paquier, d’après A. V. Muller, Revue de philosophie, 1923, p. 204. Toutes formules empreintes d’un pessimisme mystique et d’un nominalisme doc VIII. — 68

trinal où la tradition représentée par les augustiniens du xvi c siècle risque d’avoir son germe lointain.

Il en est de même pour un autre docteur du même ordre, Grégoire de Rimini († 1358), célèbre pour son augustinisme. Son opposition à l’école nominaliste en matière de grâce lui valut les sympathies de Luther et, encore aujourd’hui, l’attention des historiens protestants. C. Stange, Neue kirchliche Zeilschri/l, 1900, t. xi, p. 574-585 et 1902, t. xiii, p. 721-727. Mais il est reconnu que sa doctrine ne va jamais qu’à réclamer, avec toute la tradition catholique, contre le pélagianisme, les droits de Dieu dans l’affaire de notre salut. Voir Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 150-155. Encore

  • st-il qu’il les pousse un peu loin, jusqu’à dire que, sans

la grâce, aucun de nos actes ne peut être moralement bon. Le péché originel étant d’ailleurs par lui identifié avec la concupiscence et celle-ci conçue comme une qualité morbide inhérente à l’âme, le baptême n’en enlève pas l’essence, mais seulement la responsabilité. J. Paquier, Revue de philosophie, 1923, p. 203. Cet augustinisme n’est pas sans présenter quelques rapports, sinon avec les pensées, du moins avec le langage de Luther.

De ces théologiens A. V. Millier propose de rapprocher ces déclarations des exégètes et des mystiques sur la vanité des œuvres humaines dont on a rapporté plus haut, col. 2124, les spécimens les plus caractéristiques, mais en marquant aussi qu’elles n’ont pas toute la portée doctrinale qu’on se plaît à leur attri-, buer. Ces divers indices ne suffisent donc pas pour établir proprement l’existence et la continuité d’une école augustinienne. La question ne pourrait être résolue que par la publication, souhaitée par J. Paquier, Recherches de science religieuse, 1923, p. 298-299, de tant d’oeuvres théologiques encore inconnues des xive et xve siècles, pour « y trouver la filière des idées qui se manifestèrent au concile de Trente. »

En attendant, ce qui semble bien acquis, c’est la persistance, à côté de l’optimisme théologique dont s’inspire la grande école, d’une tendance pessimiste dont les représentants, parce qu’ils aiment souligner l’impuissance de l’homme, arrivent à donner la grâce de la justification comme de plus en plus extrinsèque à son être moral. Il ne faudrait pas exagérer la signification de ces systèmes jusqu’à méconnaître les données traditionnelles de la foi qui en sont la base commune et qui imposent à tous d’affirmer une participation réelle de l’âme régénérée à la grâce du surnaturel. Mais il est indéniable que ces notions fondamentales furent inégalement comprises et diversement systématisées.

C’est dans ces conditions complexes que se trouvait, à la fin du Moyen Age, la doctrine de la justification et qu’elle aurait sans nul doute continué le cours paisible de son développement, lorsque la Réforme vint tout à coup déchaîner un vent d’orage qui, avec les systèmes théologiques en cours, menaçait d’ébranler le dogme même dont ils essayaient de réaliser l’interprétation.