Dictionnaire de théologie catholique/JUSTICE ORIGINELLE IV. Problème théologique

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 311-316).

IV. Problème théologique. —

1° S. Augustin. —

A proprement parler, la théologie de la justice originelle a commencé à saint Augustin qui, le premier, a été amené, dans la controverse antipélagienne, à préciser le dogme de l’élévation originelle. Toutefois, la construction théologique d’Augustin n’est pas achevé ; c’est encore un système fragmentaire avec une terminologie parfois imprécise : un certain nombre de textes doivent être replacés dans la synthèse générale, formulée à propos du péché originel, afin d’être compris dans leur sens véritable. Nous suivrons ici de préférence les interprétations du R. P. Kors, La justice primitive et le péché originel, Kain, 1923.

1. Concept de la justice originelle. —

C’est la rectitude qui assurait à l’homme la paix et le bonheur, par la subordination de l’inférieur au supérieur, c’est-à-dire du corps à l’âme, de la concupiscence à la volonté, de la volonté à Dieu. De peccalorum meritis et remissioncA. II, c. xxiii, De nupliis et concupiscentia, t. I, c. v ; t. II, c. ii, n. (> ; c. xxxv, n. 59, P. L., t. xi.iv, col. 173, 416, 439, 471. La justice primitive consistait donc à obéir à Dieu et à ne pas sentir dans les membres la loi de la chair se rebellant contre la loi de l’esprit. De peccat. mer. et rem., loc. cil. Là, en effet, où l’on ressent la révolte de la chair contre l’esprit, il ne saurait y avoir de justice parfaite (habituelle et plus encore actuelle). De perfectione justitise hominis, c. viii, n. 19, P. L., t. xuv, col. 300. Dans cette rectitude des facultés humaines, la prépondérance appartient à la volonté : en désobéissant à Dieu, l’homme appela la désobéissance de la chair a l’égard de l’esprit. De peccat, nier, et rem., t. II, c. xxii, P. L., t. xuv, col. 173. Fecil… Deus… homincm rectum ac per hoc voluntatis borne. Non enim reclus esset bonam non habens voluntatem. De civit. Dei, t. XIV, c. xi, 1, P. L., t. xli, col. 418. Le siège de la justice est donc l’âme, seul ; capable d’être juste ou injuste au sens moral du mot, et non pas le corps : justus autem in homine non est nisi animus ; cl cum homo justus dicitw, ex animo dicitur, non ex corpore. Est enim pulchrilud > animi justifia. De TriniUde, I. VIII, c. vi, P. L., t. xlii, col. 954. Cependant, dans sa description de la justice primitive, Augustin insiste beaucoup plus sur l’état des appétits inférieurs que sur celui de la raison et de la volonté ; il rel ve suit mit la subordination de ces appétits, et. fout spécialement de l’appétit sexuel, lii"f l’obéissance de la chair a l’esprit. « Il ne faudrait pas conclure de là que, pour lui, la justice originelle consistât principalement dans la soumission de la partie sensitive, ri que la rectitude de la volonté était seulement une propriété personnelle. Kn réalité, les textes cités le prouvent, la pensée de saint Augustin était tout autre, et si parfois ses expressions demeurent obscures, c’est qu’il n’a guère parlé de la justice originelle qu’à l’occasion du péché originel et dans sa relation avec lui ; et puisque le péché originel, pour Augustin, consistait dans la concupiscence, on s’explique pourquoi, dans ses écrits antipélagiens, il relève surtout l’absence de concupiscence dans la nature humaine au sortir des mains du Créateur. » Kors, op. eit.. p. 9. I.a concupiscence et l’ignorance ayant un caractère moral au premier chef, les dons qui les corrigeaient, en Adam appartenaient à la justice primitive’; mais la mort n’étant qu’une suite du péché, l’immortalité accompagnait la justice, sans en faire partie intégrante. D’ailleurs l’immortalité, d’après Augustin était bien plutôt un pouvoir de ne pas mourir, dont la cause, tout extérieure a l’homme, était en l’arbre de vie. Voir les textes cités col. 2026.

2. Dans quelle relation était la justice primitive par rapport à la nature humaine ? —

Il est hors de doute que la justice primitive avait été donnée à la nature humaine en la personne d’Adam ; car, de même que nous ne faisons qu’un avec Adam dans le péché et ses suites, nous sommes un avec lui dans la justice originelle qu’il eût transmise, innocent, à ses descendants : tales omnino qualis Adam factus est, (partmli) gignerentur. Opus imperL, t. III, c. cxcviu : cf. I. II, c. ex ; P. L., t. xi.v, col. 1332, 1187. Mais la difficulté d’établir la pensée d’Augustin est sur un autre point : cette justice originelle, était-elle due à la nature humaine qu’elle corrigeait ? Saint Augustin n’hésite pas à écrire qu’il était convenable (decebat) qu’avant le péché, la nature de l’homme fût établie dans la paix : in natura hominis ante peccatum pacem decebat esse, non bellum. Contra Julianum. t. III, c. xi, n. 23. P. L., t. xuv, col. 714. Dieu, en effet, est l’auteur des natures, mais non de leurs vices. De civitate Dei, 1. XIII. c. xiv, P. L., t. xli, col. 386. Qu’on ne se méprenne pas toutefois sur le sens de ces expressions d >nt abuseront au xviii siècle les augustiniens ; la nature humaine est ici considérée par Augustin non sous son aspect philosoph que, c’est-à-dire dans ses éléments constitutifs, mais sous son aspect hislor^qie, c’est-à-dire telle qu’en fait I)ieu l’a créée et constitu Se. La nature f innée par Dieu est sans vice et sans péché. R’tract., 1. L c. x. n. 3, P. L., t. xxxii, col. 000 ; De perfectione justitise hominis, c. viii, n. 18, P. L., t. xliv, col. 300. Tout ce qui est au-dessous de cette perfection est réputé vice, péché, iniquité, et ne vient pas de Dieu, mais du démon et du monde. C’est sous ces aspec ; tqu’Augustin parle de la concupiscence comme d’un péché nécessaire. Voir Augustin (Saint), t. i. col. 2405. Ce point de vue spécial n’empêcherait pas saint Augustin de reconnaître, si la question lui était posée d’après les catégories de la théologie moderne, que ni la grâce sanctifiante, ni les dons préternaturels n’étaient dus à la nature et qu’ils furent, dans l’état de justice primitive, absolument gratuits. Voir Augustin (Saint), t. i. col. 23.(3.

3. Rapports mutuels des différents éléments de la justice primitive. —

Ils sont plus didiciles à préciser. La grâce sanctifiante appartenait-elle à cette rectitude primitive dans laquelle fut établie la nature ? S’en distinguait-elle ? Et comment ? Autant de questions auxquels certains auteurs estiment impossible de donner une réponse ; voir Espenberger, Die Eléments der Erbsùnde nach Augustin und der Frilhscholaslik dans Forschungen : ur christlichen IÀtleratur-und D >gmengeschichte, t. v, fasc. 1, p. 57. D’autres auteurs, notamment le P. Kors, estiment que saint Augustin donne, même sur ce sujet, des indications précieuses ; il semble, en effet, distinguer la rectitude de la nature dans laquelle 1)ieu créa l’homme de la grâce par laquelle il l’aidait à faire le bien : tune ergo dederat homini Dca* bonam l’oluntatem ; in illa quippe cum /ccerut, qui fecerat rectum ; dederat adjutorium sino quo in ea non passe ! permanere si vellet. Et un peu plus loin, il dit qu’en l’état <Ie rectitude, le pouvoir de ne pas pécher fut donné au premier homme, et qu’à ce don s’ajouta la grâce de la perses élance, par laquelle il pourrait, s’il le voulait, perses crer. Primo itaque homini qui in eo bono quo factus fuerat rectus, acceperal posse non peccare. .. datum est adjulorium perseverantiee non quo fierel ut perseveraret, sed sine quo per liberum arbitrium perseverare non posset. De correplione et gralia, c. xi, n. 32 ; xii, n. 34, P. L., t. xliv, col. 935, 936. « Si l’on rapproche ces paroles de la conception augustinienne de la nature, à savoir que la nature telle qu’elle a été créée dans la rectitude est la vraie nature humaine, il semble légitime, à notre avis, de concevoir cette rectitude, non pas comme proprement et substantiellement surnaturelle, mais comme un don spécial surajouté, qui n’élevât pas à l’ordre surnaturel, comme le ferait la grâce sanctifiante. La justice originelle est donc réellement distincte de la grâce. » Kors, op. cit., p. 14. Vouloir aller plus loin serait peine inutile, et déjà peut-être les précisions que l’on vient de donner introduisent-elles dans la pensée d’Augustin des nuances trop accentuées.

Saint Anselme.


La théologie de saint Augustin règne en maîtresse jusqu’au xie siècle. A cette époque, saint Anselme introduit dans l’enseignement catholique une direction, non point opposée à celle d’Augustin, mais plus rationnelle et partant d’un point de vue plus personnel. Dieu ne pouvait créer une nature raisonnable qui ne fût pas juste, autrement la qualité de raisonnable n’aurait plus de sens, la raison nous étant donnée pour discerner le bien du mal. CurDeus homo, t. II, ci. Or, pour être juste, la volonté de la créature raisonnable doit être soumise à la volonté de Dieu : c’est là le devoir, quod solvendo nullus peccat, et quod omnis, qui non solvit, peccat. Id., t. I, c. xi, P. L., t. clviii, col. 399, 376.

1. Concept de la justice originelle. —

Tandis qu’Augustin avait insisté surtout sur l’exemption de concupiscence, dans son concept de la justice originelle, Anselme marque que cette justice, conformément à la célèbre définition qu’il a donné de la justice : rectitude » voluntatis propler se servata, est exclusivement une vertu de la volonté : Voluntas jusliliæ est ipsa juslilia. De concordia præscientiæ Dei cum libero arbitrio, c. xiii, col. 538. L’usage de la raison est donc requis pour posséder la justice, quæ nec servari potest, nec haberi non intcllecta. De conceptu virginali, c. viii, col. 442. La concupiscence n’est de soi ni bonne ni mauvaise ; elle est injuste seulement parce qu’elle provient de la prévarication d’Adam, laquelle a rompu l’équilibre moral de la nature humaine. Cf. De conceptu virginali, c. iv ; De concordia præscientise Dei, c. vii, xin ; De nuptiis consanguineorum, c. v, col. 436, 529, 533, 559. L’intégrité, corrigeant la concupiscence, n’est donc qu’un effet de la justice, non la justice elle-même. Moins encore l’immortalité qui a sa cause au dehors, relève-t-clle de la justice : elle l’accompagne. Sur ces points, la formule anselmienne est toute augustinienne. Cur Deus homo, t. I, c. xviii ; t. II, c. xi, col. 383, 410. La justice d’Adam est dite originelle parce qu’elle a été reçue par le premier homme en même temps que sa nature. De conceptu virginali, c. i, col. 433. Mais qu’est-elle en elle-même ? Vertu d’ordre naturel, ou grâce sanctifiante ? Sur ce point, la pensée d’Anselme est obscure ; le principe de sa théorie, à savoir qu’une créature raisonnable ne peut être créée que juste, pourrait l’entraîner à des confusions regrettables. Voir Anselme (Saint), t. i, col. 1346-1347 ; Kors, op. cit., p. 27-28.

2. La justice originelle et la nature humaine. —

L’obscurité du concept anselmien de la justice originelle empêche qu’on puisse donner une solution ferme à la question des rapports de cette justice avec la nature. Si la justice n’est qu’une vertu naturelle de la volonté, elle serait due à la nature et, par là, tout au moins dans ses expressions, saint Anselme pourrait être rapproché de Baius. Le mot « grâce » qu’il emploie pour désigner la rectitude de la volonté, De conceptu virginali, c. x, xxiii, xxiv, peut être entendu en un sens très large, la création elle-même étant en ce sens une grâce. Toutefois, la grâce sanctifiante n’est pas formellement exclue et peut-être est-il encore possible d’interpréter en bonne part les assertions d’Anselme. De plus, grâce à la conception ultra-réaliste de saint Anselme, la nature, étant unique sous les multiples individualités, offre un moyen facile de transmission, soit de la justice primitive, soit du péché originel : Iota natura humana in Mis (parentibus) erat, et extra illos de Ma nihil erat. De conceptu virginali, c. n ; cf. Cur Deus homo, t. I, c. xviii, P. L., t. clviii, col. 434, 337. Anselme pense toutefois que si Adam avait résisté aux sollicitations du démon, la nature humaine, en lui et par conséquent en ses descendants, eût été confirmée dans la justice. Cur Deus homo, t. I, c. xviii, col. 387.

3° La justice originelle chez quelques théologiens antérieurs à saint Thomas. —

Nous nous arrêterons aux noms de ceux qui firent vraiment progresser la notion théologique de justice originelle. La tendance générale est la conciliation des idées de saint Augustin et de celles de saint Anselme. Le progrès théologique est dans le sens d’une distinction plus marquée entre le don surnaturel de la grâce et la justice « naturelle », c’est-à-dire la rectitude communiquée à la nature par les dons préternaturels.

1. Honorius d’Autun paraît faire de la justice originelle une simple rectitude naturelle de la volonté et, par la volonté, de tout l’homme soumis à Dieu ; cette rectitude est distincte, semble-t-il, de la grâce sanctifiante. Elucidarium, t. II, n. 11, 12 ; Inevitabile, P. L., t. clxxii, col. 1142, 1143, 1212.

2. Le progrès est plus marqué chez Hugues de Saint-Victor et dans la Summa Sententiarum, qui lui a été attribuée. Sur la question de l’origine, voir t. vii, col. 253, et compléter par les indications de M. Chossat, La Summa Sententiarum, œuvre d’Hugues de Mortagne, vers 1155, Louvain, 1924. La thèse d’Hugues sur la justice originelle et la grâce sanctifiante a été suffisamment exposée à l’art. Hugues de Saint-Victor, t. vii, col. 274-276. En distinguant nettement la justice originelle de la grâce sanctifiante et des vertus surnaturelles, au point de douter si Adam a jamais eu ces dernières dans l’état d’innocence, Hugues a eu le mérite de poser les deux termes dont la comparaison s’imposera aux théologiens postérieurs. Mais il a obscurci le problème des rapports de la justice et de la grâce. Bien plus, en distinguant la justice originelle, vertu de la volonté, et la rectitude de la nature, il a singulièrement embrouillé la notion de la justice primitive. Quxstiones in epist. S. Pauli, Epist. ad Romanos, q. ci ; q. clxxiii, P. L., t. clxxv, col. 459, 474. La Summa Sententiarum serre de plus près la question, puisque, sans admettre qu’Adam ait reçu avec la justice originelle la grâce et les vertus surnaturelles, elle affirmî cependant que cette sanctification et cette élévation à l’ordre surnaturel se produisirent avant la chute, mais après la création. Pierre Lombard sanctionnera cette théorie de son autorité.

3. Pierre Lombard. —

Tout en restant fidèle disciple de saint Augustin, le Maître des Sentences suit fréquemment et précise la doctrine d’Hugues. Il distingue la justice originelle ou rectitude naturelle, due cependant à un don gratuit de Dieu, de la grâce sanctifiante et des vertus surnaturelles. L’homme fut créé dans la rectitude naturelle, qui lui permettait de ne pas pécher c’est-à-dire, selon l’adage alors attribué, à saint Augustin, de « se tenir debout ». La grâce — opérante et coopérante — ne vint qu’ensuite, permettant à l’homme de « mouvoir le pied », c’est-à-dire de mériter et de progresser dans le bien. Voir surtout, t. II, dist. XXII, XXIV, XXIX. Les défauts exclus par la justice originelle elle-même sont la concupiscence et l’ignorance ; la mort est corrigée par une cause extérieure à la justice, l’arbre de vie. C’est, on le voit, la conception augustinienne. Une génération pure, sans concupiscence, eût transmis aux enfants la justice originelle, t. II, dist. XX. Pierre Lombard est muet sur les rapports mutuels de la justice originelle et de la grâce.

4. Un progrès plus sensible s’affirme chez les théologiens du début du XIIe siècle, et quant à la terminologie plus précise, et quant au concept de justice originelle et quant aux rapports de la justice et de la grâce.

Prépostin de Crémone, à rencontre de Pierre Lombard, et sous le patronage de saint Anselme et de saint Grégoire le Grand inaugure la doctrine qui deviendra commune après saint Thomas : l’homme n’a pas été créé seulement in naturalibus, mais encore in gratuitis. Summa (ms. 71 de la bibliothèque de Todi), fol. 89, col. a : fol. 92, col. a-b. Naluralia désigne la justice naturelle primitive, produite dans l’homme grâce aux dons préternaturels ; gratuila se rapporte à la grâce proprement dite et aux dons surnaturels qui l’accompagnent et élèvent l’homme à un ordre supérieur à celui de la nature. L’autorité d’Augustin à qui l’on attribuait faussement l’adage : Adam stare poterat, pedem movere non poterat, empêche la plupart des théologiens de se ralliera l’opinion de Prépostin. L’opinion de Pierre Lombard est défendue par Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, t. II, tract, i ; tract, x, cm ; Alexandre de Halès, Summa Sentent., part. II’, q. xix, memb. n : Pierre de Tarentaise, // ! IV Sent., t. II, dist. XXIX, q. i, a. 2 ; S. Bonaventure, Id., a. 2, q. ii, concl. Seul Albert le Grand formule une restriction significative : non fuit homo, écrit-il, creatus in gratuitis, quod tamen non credo, licet sustineam propter Magistrum. In IV Sent., t. II, dist. XXIV, a. 1, sol.

Le concept de justice originelle se trouve précisé. On ne se demande plus si c’est une vertu de la volonté, ou une disposition de la nature ; il devient très clair que la justice originelle n’est autre que cette disposition ajoutée par Dieu à la nature et qui donne la rectitude naturelle à l’homme, dès sa création : Justitia autem originalis dicitur ordo reclus virium inferiorum ad superiores, et superioris ad Dcum, et corporis ad animant, et mundi ad corpus. Et in hoc ordine creatus est homo, Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XVI, a. 5 sol, . Même conception chez Alexandre de Halès, Summa Sententiurum, part. II, cj. cxxii, memb. x, §4 ; S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XIX, a. 3, q. i, ad 3um ; q. n ; Brcuiloquium, part. II, c. x ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 ; dist. XIX, q. iii, a. 3.

La justice naturelle ou originelle est constituée par une grâce, c’est-à-dire un don gratuit ajouté à la nature. Justitia ex gratia Adse fuit addita super principia naturalia, qua se per ingrtilitudinem privavit : unde. cum essct gratia, nulla injuria posteris fil, si non reddatur ris juslilia ab Adam deperdita. Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXX II, q. ii, a. 3 ; cf. dist. XXXI, q. i, a. 2, où cet auteur stipule que la justice originelle fut une grâce grutis data, mais non une ^râce gratum faciens. Voir même doctrine et menus expressions dans Alexandre de Halès, op. cit-, pari. II, (j. xr.vi, memb. ii, a. 2 ; q. xtm, memb. m : Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XX, a. Lad lum (pour l’immortalité) ; cf. Sum. theol., II », tract, un, q, lxxix, q. 3 ; tract, xiv, q. xxx, memb. ii, ad 2um ; et, pour l’expression gratia gratis data, Ibitl., memb. i. sol. ; S. Bonaventure, In 1 V Sent., I. II, dist. XIX, a. 3, q. i, concl. qustice originelle dunum gratia).

La justice originelle, appelée Justice de la nature qustice naturelle) est une propriété « le la nature et non de la personne ; tandis que la grâce sanctifiante est infusée immédiatement par Dieu à la personne, la justice naturelle suit la nature, et eût été transmise par voie de génération. Alexandre de Halès, op. cit., part. 1 1, q. xcv, memb. i, a. 1 ; q. xevi, memb. i ; Albert le Grand, In I V Sent., t. II, dist. XXX, a. 2 ; Sum. theol., IP-, tract, xiii, q. lxxvi, qu. 3 ; tract, xiv, q. lxxxv, qu. 2, ad 2um ; qu. 4 ; S. Bonaventure, In IV Sent., dist. XIX, a. 2, q. i, ad lum ; dist. XXX, a. 1, q. n ; dist. XXXIII, a. 1, q. Lxxxviii, ad lum ; Breviloquium, part. III, c. vi ; Pierre de Tarentaise, In IVSent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 ; dist. XXXII, q. i, 1. 2 ; dist. XXIX, q. i, a. 2, ad 3um ; dist. XX, q. ii, 1. 3, ad 3um. Propriété de la nature, la justice originelle pour ces auteurs, affecte d’abord les puissances, et par les puissances, la substance de l’âme : du moins, on le déduit de leurs ailirmations touchant le sujet du péché originel. S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XXXI, a. 1, q. n ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXXI, q. iii, a. 1, ad lum et ad 3um.

Notons enfin que l’immortalité elle-même est rattachée par ces théologiens à la justice originelle ; la cause n’en est plus seulement l’arbre de vie, car son fruit n’agit que dépendamment d’une cause intrinsèque à l’âme, vertu particulière, produisant la conservation de la vie. Alexandre de Halès, op. cit., part. II, q. lyiii, memb. ii, a. 1 ; Albert le Grand, In IV Sent., t. II, dist. XIX, a. 4, sol. ; dist. XX, a. 1, ad lum ; Sum. theol., part. II, tract, xiii, q. lxxix, qu. 3 ; S. Bonaventure, In 1 V Sent., t. II, dist. XIX, a. 3, q. i, ad 2 ; a. 2 ; q. ii, ad lum ; Breviloquium, part. II, c. x ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XXIX, q. iii, a.2.

La transmission de la justice originelle eût été par voie de génération, en tant que la chair engendrée par les parents dans l’état d’innocence eût comporté une disposition véritable à la justice originelle, que Dieu, en raison de cette disposition, aurait accordé à l’âme créée par lui dans cette chair. Alexandre de Halès, op. ciï., part. II, q. xcv, memb. i, a. 1 ; Albert le Grand Sum. theol., II", tract, xiv, q. lxxxv, qu. 3, ad lum ; S. Bonaventure, In IV Sent., t. II, dist. XXXIII, a. 1, q. ii, ad lum ; Pierre de Tarentaise, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3.

Saint Thomas d’Aquin.

La doctrine de saint

Thomas touchant la justice originelle, encore hésitante au début, est plus personnelle dans ses derniers écrits. — 1. Dans ses premiers ouvrages, saint Thomas retient la notion de justice « naturelle », In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3, disposition ajoutée à la nature pour la rectifier. Cette disposition comporte la subordination des puissances inférieures aux puissances supérieures, du corps à l’âme, des puissances supérieures, volonté et raison, à Dieu. Ibid. ; cf., dist. XXIII, q. ii, a. 2, ad lum ; dist. XXIX, q. i, a. 2, ad 5um ; dist. XXX, q. i ; dist. XXXI, q. i, a. 1 ; dist. XXXIII, q. ii, a. 1 ; De veritate, q. xxv, a. 7 ; q. xxiv, a. 12 ; Contra Génies, t. IV, c. LU ; De malo, q. iv, a. 1 ; a. (>, ad 4um ; a. 7, ad 5um ; a. 8. Cette disposition ne découlait pas des principes intrinsèques de la nature, mais était ajoutée par un don gratuit de Dieu. In IV Sent., t. II, dist. XIX, q. i, a. 2 ; dist. XX. q. ii, a. 3, dist. XXI. q. i, a. 1 ; a. 2, ad 3>im ; dist. XXXIII, q. i, a. 1, ad 3um ; Contra Génies, loc. cit. ; De veritate, q. xviii, a. 2 ; xxv, a. 7 ; De malo, q. iv, a. 1 ; a. 8 ; q. v. a. 1 ; a. 4, ad 7 « ua ; q. vii, a. 7, et ad 9um. La justice originelle n’est pas seulement l’intégrité de la nature, c’est-à-dire le principe rectiflcateUl de la concupiscence, par lequel Les appétits sensibles sont parfaitement soumis à la direction de la volonté, cf. In IV Sent., I. II. dist. XXIV, q. i, a. 1 ; dist. XXX, q, i. al : dist. XXIX, q. i, a. I. ad 2nm ; De malo, q. v, a. 1 ; mais elle implique encore la subordination parfaite de la raison et de la volonté à Dieu, laquelle ne pouvait se produire, si une science naturelle plus parfaite que celle que nous possédons en l’état présent n’eût existé en l’homme innocent, dont l’esprit ne devait pas être distrait de la contemplation de la vérité par les révoltes de la concupiscence, l’influence des passions, les indispositions du corps. In IV Sent., t. II, dist. XXIII, q. ii, ad 3um ; dist. XXX, q. i, a. 1 ; De veritale, q. xviii, a. 8, ad lum ; De mulo, loc. cit. On voit par là l’étroite union du don de science et de celui d’intégrité dans la justice primitive. Mais ce n’est pas tout : en vertu de la domination de l’âme sur le corps, celui-ci devait, en l’état de justice, être immortel et impassible, et la source de cette impassibilité et de cette immortalité est une vertu intrinsèquement ajoutée par Dieu à l’âme, bien plus que le fruit de l’arbre de vie. In IV Sent., t. II, dist. XXIX, q.i, a. 4, ad 5um ; dist. XXIX, q. i, a. 5, ad 6um ; De malo, q. iv, a. 6, ad 4<im ; q. v, a. 4, ad 7um ; a. 5, ad 9um et 16um. Ainsi la synthèse des dons préternaturels autour de la notion de justice originelle est complète : saint Thomas corrige ici saint Augustin. Pour saint Thomas comme pour ses prédécesseurs, la justice originelle appartient proprement à la nature et est transmise avec elle, comme il a été expliqué : toutefois, à rencontre de l’opinion du Maître des Sentences, saint Thomas n’admet pas que la nature engendrée en l’état d’innocence eût été confirmée en grâce même si Adam l’eût été personnellement. In IV Sent., t. II, dist. XX, q. ii, a. 3 et ad 5um ; dist. XXIII, q. ii, a. 2 ; De verilate, q. xviii, a. 2 ; Contra Gentes, t. IV, c. lu ; De malo, q. iv, a. 8. Sur la question du sujet de la justice, saint Thomas professe une opinion différente de celle de saint Bonaventure et de Pierre de Tarantaise : la justice a son siège immédiat dans l’essence de l’âme et non dans les facultés : De malo, q. iv, a. 4, ad lum. C’est qu’elle doit se propager avec la nature, dont elle est une disposition entitalive et non opérative.

En tout cela, rien de bien original. Si la pensée de saint Thomas est en progrès marqué sur celle des théologiens du début du xine siècle, c’est sur d’autres points. Tout d’abord, dans les diverses subordinations qui constituent la « justice naturelle » ; la première, c’est-à-dire celle de la raison et de la volonté à Dieu est cause de la seconde ; et ainsi de suite. In IV Sent., t. II, dist. XXI, q. ii, a. 3 ; dist. XXIII, q. ii, a. 3 ; dist. XXXIII, q. i, a. 1 ; De malo, q. ni, a. 7. Cet ordre de causalité, qui est une conception propre à saint Thomas, conduit ce docteur à une détermination plus exacte du rapport de la grâce et de la justice originelle. Dans cette justice, saint Thomas appelle partie formelle la subordination de la volonté de Dieu, et partie matérielle la sujétion des autres puissances de l’âme et du corps à la volonté. In IV Sent., t. II, dist. XXXII, q. i, a. 1, ad lum. Ce n’est pas tout. La rectitude de la volonté ne peut être conçue sans la grâce, qui en est comme la source et qui seule lui donne la consistance et la fermeté. De malo, q. iv, a. 2, ad 17um ; q. v, a. 1. Et, à ce propos, saint Thomas commence à prendre position contre ceux qui pensent qu’Adam fut créé in puris naturalibus, c’est-à-dire, selon la terminologie reçue, dans la seule rectitude naturelle des dons préternaturels. Pour lui, Adam a été créé avec la grâce sanctifiante. Et cette création avec la grâce est bien plus conforme à la destinée de l’homme, appelé par Dieu à une fin surnaturelle, et à ces dons préternaturels, qui sont accordés à la nature précisément pour corriger les défauts qui pourraient s’opposer à la poursuite de la fin surnaturelle. La grâce doit donc être la raison primordiale des autres dons, lesquels convergent tous vers la grâce à laquelle ils disposent l’homme. In IV Sent., t. II, dist. XXX, q. i, a. 1 ; dist. XIX, q. i, a. 2 ; De malo, q. v, a. 1. .2. C’est là le point précis où s’aflirme surtout le progrès théologique dans la Somme. La justice originelle et la grâce sanctifiante y apparaîtront plus étroitement unies qu’ailleurs. La justice originelle, œuvre de Dieu dans l’homme, devient l’objet d’un traité spécial de la Somme (1% q. xciv-cn), séparé du traité du péché originel (P lise, q. lxxxi-lxxxiii, et lxxxv). Cette justice est ici encore conçue comme l’ordre des subordinations diverses de la nature humaine, se commandant l’une l’autre. P, q. xcv, a. 1. Elle est un don gratuit et surnaturel de Dieu. P, q. xcv, a. 1 ; Compendium theologise, c. cliii, cxci, ce, cen, cciv ; In Epist. ad Rom., c. iii, lect. 3. Ce don gratuit est avant tout un don fait à la nature comme telle, l’espèce et sa conservation occupant la première place dans l’intention du Créateur. I », q. xcviii, a. 1. Sur le donum naturæ, voir : P, q. c, a. 1 ; p Ilæ q. lxxxi, a. 2 ; lxxxiii, a. 2, ad2um ; lxxxv, a. 1 ; Compend. theol., c. cxcii, ce, cen ; Ad Rom., c. v, lect. 3 ; Quodl., xii, q. xx, a. 32. Ce caractère de la justice primitive est la raison de sa transmission. Don fait à la nature, celle-ci accompagne la nature, comme une propriété qui lui est surajoutée par Dieu, partout où la nature se retrouvera ; et comme la nature se propage par voie de génération, c’est par la génération qu’aurait dû se transmettre la justice originelle. Toutefois, comme la justice originelle est une propriété de l’âme, l’action séminale, dans la génération, ne peut être qu’une cause dispositive ; et pourtant il est exact de dire que, la justice serait transmise, tout comme est transmise l’humanité, bien que l’âme soit créée directement par Dieu selon l’exigence de la matière. P, q. c, a. 1 ; cf. P Use, q. lxxxhi, a. 1, ad 5am, etc.

Le seul point qui reste encore mal défini dans la théorie de saint Thomas est celui du rapport de la justice originelle à la grâce sanctifiante : il est de quelque importance, en raison du concept correspondant du péché originel, lequel est précisément défini par le docteur angélique : deslitulio justitiæ originalis. Cf. P Ihe, q. lxxxii, a. 3 ; De malo, q. iv, a. 2 ; In IV Sent., t. II, dist. XXX, q. i, a. 3. La justice originelle, d’après saint Thomas, est-elle distincte de la grâce sanctifiante, et faut-il comprendre cette distinction comme une distinction adéquate ou inadéquate ? — -Un autre problème sera posé dans la suite par de nombreux théologiens : comment faut-il comprendre le donum naturæ dont parle saint Thomas à propos de la justice originelle. Faut-il le concevoir comme le résultat d’un pacte passé entre Dieu et Adam, ou comme la conséquence du choix que Dieu fit d’Adam comme chef moral et juridique de l’humanité, ou bien encore plus simplement comme une propriété réelle et physique de la nature, insérée pour ainsi dire dans la nature par une volonté expresse de Dieu ? Parce que ce second problème est commun à la justice primitive et au péché originel, nous en renvoyons l’examen et la solution à l’art. Péché originel.

5° La controverse ultérieure sur le rapport de la justice originelle à la grâce sanctifiante. —

Aucun théologien n’identifie purement et simplement justice originelle et grâce sanctifiante. Par le seul fait que les dons préternaturels se rapportent en quelque façon à la justice originelle, il est impossible de faire cette identification d’une façon absolue. L’assertion de certains manuels attribuant à plusieurs théologiens notamment, D. Soto Valencia, Médina, une identification de ce genre n’est pas conforme à la vérité. Cf. Chr. Pesch, Prælectiones dogmaticæ, t. iii, n. 223.

1. La première interprétation est celle de Cajétan, In Sum. S. Thomæ, P, q. xcv, a. 1, et de Sylvestre de Ferrare, In Sum. contra Gentes, t. IV, c. ni, dont on peut, dans une certaine mesure, rapprocher Durand de Saint-Pourçain, In IV Sent., t. II, dist. XX, q. v (ce dernier faisant de la justice originelle la rectification des seules puissances sensitives). Grâce sanctifiante et justice originelle, quoique concédées par Dieu à l’homme simultanément et en fait inséparables, sont néanmoins formellement et adéquatement distinctes entre elles. La grâce place l’homme dans l’ordre surnaturel ; la justice originelle, quoique don gratuit de Dieu et au-dessus des exigences de la nature, ne fait que rectiiier la nature dans son ordre propre sans l’élever à un ordre supérieur. La grâce sanctifiante est une grâce gratum /aciens ; la justice originelle est une grâce gratis data. Ce sont donc deux réalités physiques différentes, tout comme les concevaient les théologiens antérieurs ù saint Thomas : la première est la racine et la cause de la seconde ; la seconde dispose l’homme à recevoir la première. L’on assure d’ailleurs que cette doctrine est celle de saint Thomas, car : a) Saint Thomas distingue en termes exprès grâce et justice originelle, In IV Sent, , 1. If, dist. XX, q. ii, a. 3 ; De malo, q. v, a. 1 ; Contra Génies, t. IV, c. lit. —

b) Si la grâce était incluse formellement dans la justice originelle, elle en serait, comme l’affirment ceux qui tiennent cette opinion, la partie formelle ; or, saint Thomas ne dit jamais que la grâce sanctifiante est la partie formelle de la justice originelle ; mais bien que l’élément formel est constitué par la rectitude de la volonté, laquelle procède de la grâce comme de sa racine, de sa cause, de sa source. Id., ibid. —

c) La grâce est un don personnel au premier chef puisqu’elle inclut l’adoption et ne saurait être incluse dans la justice originelle, qui est le don de la nature ; on conçoit que le don de la nature, transmis par voie de génération, comme il a été expliqué, appelle nécessairement dans la personne à qui se trouve communiquée la nature, le don personnel de la grâce ; on ne conçoit pas que la grâce sanctifiante puisse être transmise par voie de génération. Aussi saint Thomas ne dit pas que dans l’hypothèse où la grâce donnée à la vierge Marie aurait causé la subordination totale de la partie inférieure de l’âme à la raison et à la volonté, cette grâce aurait restitué la justice originelle ; mais qu’elle aurait eu la vertu de la justice : vim habuil justifiée originalis, Sum. Theol., IIP, q. xxvii, a. 3. —

d) Enfin, dans le Commentaire sur Rom, , c. v, lect. 3, saint Thomas dit que la justice originelle fut concédée à l’âme, « à cause de sa dignité d’âme raisonnable » : n’est-ce pas équivalemment affirmer que son effet était de rectifier l’homme seulement dans l’ordre naturel ? Telles sont les raisons qu’on peut invoquer en faveur de l’interprétation de Cajétan. On ne peut nier que cette théorie présente des avantages pour expliquer plus rationnellement la transmission du péché originel, privation de la justice naturelle, Impliquant comme conséquence la privation de la grâce. Mais on ne doit pas dissimuler qu’elle offre une difficulté considérable en ce qui concerne le rapport de causalité de la grâce vis-à-vis de la justice originelle ? Causalité formelle ou efficiente ?

2. Aussi, l’école thomiste a-t-elle généralement interprété la pensée de saint Thomas d’une façon différente. Sans doute la justice originelle est réellement distincte de la grâce sanctifiante, mais, elle en es1 distincte comme le tout l’est de sa partie, la justice incluant formellement la grâce : la distinction réelle n’est donc plus adéquate, mais simplement inadéquate. C’est l’interprétation de Capréolus, In IV Sent., t. II, disl. XXI, a. ; i : non sola gratin gratum faciens erat justilia originalis, sed ultra eam aliud includebat. Gonet l’expose, Clypeus, tract, viii, disp. I, a. 5, en deux affirmations : d’abord, adéquatement considérée, la justice originelle n’est pas une simple qualité ou disposition de l’âme, niais tout un ensemble de qualités et de dispositions ; elle Importait en effet, outre la grâce sanctifiante, les dons préternaturels rectifiant les diverses puissances de l’homme. En second lieu, inadéquatenient considérée, c’est-à-dire considérée dans l’élément primordial qu’elle communique à l’âme et qui est la source, la racine, l’origine de tous les autres, la justice originelle est proprement la grâce sanctifiante, de même nature sans doute que la nôtre, mais avec des effets plus étendus et des propriétés que l’état de nature réparée ne connaît plus. Ces effets, elle les produisait par une vertu particulière que lui avait annexée Dieu dans l’état d’innocence, ralione cujusdam accidentis annexi, dit saint Thomas. In IV Sent., t. II, dist. XXXII, q. i, a. 2, ad 2um. Tous les auteurs modernes, depuis le xvie siècle, se recommandant du patronage de saint Thomas, admettent, du moins dans ses lignes générales, cette interprétation. Les raisons alléguées en faveur du patronage du docteur angélique sont les suivantes :

a) Déjà dans le Commentaire sur les Sentences, saint Thomas parle de la grâce sanctifiante comme de la racine de la justice originelle, à laquelle elle est si intimement liée qu’elle en paraît être l’élément principal ; et. il n’hésite pas à déclarer qu’elle aurait été, dans l’état d’innocence, transmise par la génération, comme un don, non de la personne, mais de la nature. In IV Sent., t. II, dist. XX, q. 2, a. 3, et ad lum. Mais dans la Somme, I 1, q. xcv, a. 1, la justice originelle est présentée comme un effet préternaturel, qui ne peut être causé que par la grâce sanctifiante. C’est dire implicitement que la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justice originelle ; — b) Partout où saint Thomas parle de l’effet du baptême dans l’âme régénérée, il explique que le péché originel (privation de la justice originelle) est enlevé quant à sa partie formelle, par la restitution de la grâce sanctifiante, De malo, q. v, a. 6, ad 4um ; q. iv, a. 2, ad 2 « m (e terlia série obj.) ; cf. In IV Sent., I. II, dist. XXXII, a. 1, ad fum et ad 2um. On trouvera dans Gonet les objections soulevées contre cette interprétation et résolues par lui dans la mesure du possible. On ne peut nier que, si cette interprétation offre une solution facile aux difficultés des protestants contre l’essence du péché originel (lequel consisterait surtout dans la privation de la grâce sanctifiante), elle impliquerait en saint Thomas une rupture complète avec les thèses généralement admises de son temps : or, il semble bien que saint Thomas ne se sépare pas d’Alexandre de Haies, de Pierre de Tarentaise, de saint Bonaventure, sur la nature de la justice originelle, mais simplement sur le moment de la sanctification d’Adam. De plus, on peut observer que les conciles ont parlé de la « sainteté » et de la « justice », dans lesquelles Adam avait été constitué : cette double expression implique une nuance à laquelle le théologien ne saurait être insensible.

3. Cette seconde interprétation de la pensée, de saint Thomas, a donné elle-même naissance à deux courants dissemblables.

Le premier, fidèle à la lettre de saint Thomas, considère que la justice originelle consiste essentiellement dans la rectitude complète de toute la nature humaine, la soumission de la raison et de la volonté à Dieu (issue de la grâce sanctifiante) étant l’élément formel, la soumission des puissances inférieures aux parties supérieures étant l’élément matériel de cette rectitude. A l’opposé, on concevra le péché originel, comme essentiellement constitué par la privation de la justice originelle, c’est-à-dire, formellement par la privation de la réel i lude de la raison et de la volonté et matériellement par la concupiscence (avec toutes ses conséquences dans l’intelligence et dans la sensibilité). Cf. S. Thomas. In IV Sent., I. II. dist. XXXII, q. I, a. 1, ad lum ; De malo, (|. iii, a. 7. Sans doute, la justice originelle considérée dans son élément primordial qui est la grâce sanctifiante (mais la grâce sanctifiante de l’état d’Innocence, avec toute la vigueur particulière à cet état) est un « habitus » unique, dont les effet ! sont les multiples sujétions des puissances, sujétions réalisées dans la nature humaine grâce aux multiples vertus surnaturelles et dispositions naturelles émanant de la grâce et rectifiant les défauts naturels des puissances en vue d’orienter l’homme vers sa fin dernière surnaturelle, Dieu. Mais précisément cette orientation de l’homme vers sa fin surnaturelle donne aux diverses sujétions inférieures leur véritable portée : elle se présente donc, dans la justice originelle, comme l’élément déterminant. Or, elle se trouve formellement réalisée dans la subordination de la raison et de la volonté à Dieu, tandis que la subordination du corps à l’âme, des puissances inférieures aux supérieures n’est qu’une matière qui doit recevoir de la première subordination sa signification et son orientation. Par là se trouve justifiée, dans un sens aussi strict que possible, la double considération de l’élément formel et de l’élément matériel, dans la justice originelle. Ces deux éléments sont inséparables ; l’un appelle l’autre, comme la matière et la forme s’appellent mutuellement dans le composé physique. Voir Gonet, Tract, de vitiis et peccatis, disp. VII, a. 5, § 1, n. 84 ; Salmanticenses, Id., disp. XVI, dub. iv, § 3, n. 104 ; Billuart, De gratia, dissert. II præambula, § 3 ; et parmi les contemporains, Janssens, De homine, part. II, Rome, 1910, p. 635 ; Pignataro, De Deo creatore, Rome, 1914, th. xlix, et coroll. ; Billot, De peccato originali et personali, th. xii ; Pègues, O. P., Commentaire littéral, t. v, p. 121 sq.

Le deuxième courant identifie l’élément formel de la justice originel avec l’essence de cette justice. Sans doute le don de science et d’intégrité appartiennent encore en quelque sorte à la justice originelle, mais comme les propriétés découlent de la nature, unies indissolublement à elle, sans appartenir à ses éléments constitutifs. Ainsi, par voie d’opposition, le péché originel, dans cette interprétation, consistera essentiellement dans la privation de la grâce sanctifiante de l’état d’innocence ; la privation de l’intégrité, de la science, de l’immortalité, c’est-à-dire la concupiscence avec toutes ses conséquences dans l’ordre physique, physiologique et moral, n’appartiendra plus à l’essence du péché originel, mais n’en sera qu’une suite nécessaire. On voit aussitôt tout le parti que la théologie peut tirer de cette interprétation, soit pour réfuter l’erreur de ceux qui prétendent que le péché originel n’est pas un vrai péché, soit pour expliquer plus facilement l’assertion du concile de Trente relativement à la concupiscence qui, chez les baptisés, n’est dite péché que parce qu’elle vient du péché ou y dispose. Sess. v, can. 5. Mais on ne peut s’empêcher de constater que cette interprétation est étrangère à la lettre et à l’esprit de saint Thomas et, à plus forte raison, de saint Augustin. L’initiateur de ce courant paraît avoir été Dominique Soto, De natura et gratia, t. I, c. v, suivi par Grégoire de Valencia, In Jam p. Sum. S. Thomas, <tisp. VII, q. n ; Médina, In //am-J/æ Sum. S. Thomse, q. Lxxxiir, a. 2. Suarez, bien qu’il se défende de suivre l’opinion de Soto, soutient en réalité une interprétation assez semblable. De opère sex dierum, t. III, c. xx, surtout n. 21, Les théologiens modernes et contemporains, à l’exception de l’école strictement thomiste, suivent assez généralement cette opinion. Citons, principalement dans leurs traités du péché originel, Palmieri, Mazzella, Tanquerey, Hurter, Jungmann, Labauche, etc.

Ces diverses interprétations de la pensée de saint Thomas peuvent d’ailleurs parfaitement s’harmoniser avec le dogme catholique du péché originel ; elles ne présentent un intérêt particulier qu’au point de vue de l’explication théologique à en fournir. Pour le reste, on doit conclure avec Bellarmin : sive gratia gralum faciens dicenda sit pars originalis justitiæ, sive tantum radix et causa, non mullum referre videtur. De gratia primi hominis, t. I, c. m.

I. Problème apologétique. — Schmidt-Lemonnyer, La révélation primitive et les données actuelles de la science, Paris, 1914 ; Th. Mainage, Les religions de la préhistoire, Paris, 1921 ; Guibert-Chinchole, Les origines, Paris, 1923, c. viii ; E. Hugueny, Adam et le péché originel, dans Revue thomiste, 1911, p. 64 sq. ; H. Breuil, A. et J. Bouyssonie, art. Homme, dans le Dictionnaire apologétique de la Foi catholigue, t. ii, col. 462-492 ; et parmi les auteurs plus anciens, mais toujours utiles à consulter, Hamard, L’âge de pierre et l’homme primitif, Paris, 1883 ; de Quatrefages, Introduction à l’étude des races humaines, Paris, 1889 ; Hommes fossiles et hommes sauvages, Paris, 1884 ; de Nadaillac, Le problème de la vie, Paris, 1893.

II. Problème dogmatique.

S. Thomas, Sum. theol., 1*, q. xciv-ci, et les commentateurs, Suarez, De opère sex dierum, t. III, De hominis creatione ac statu innocenlix ; Bellarmin, De gratia primi hominis, Opéra, Vives, t. v, p. 169-207 ; Bipalda, De ente supcrnaturali, Paris, 1871, t. v, 1. I ; Petau, Theologica dogmata, De sex primorum mundi dierum opificio, t. II, avec l’appendice du P. Casini, S. J., Quid est homo, Bar-le-Duc, t. iv, p. 353, 362, 587, sq. ; et parmi les auteurs plus récents, Palmieri, Tractatus de ordine supernaturali, Prato, 1910 (3e partie du De Deo créante et élevante), c. n ; Mazzella, De Deo créante, disp. IV, Borne ; Pignataro De Deo creatore, Borne, 1904 ; Janssens, De homine, part. II, Borne, 1919 ; Chr. Pesch, Prælectiones dogmalicæ, c. ni, Fribourg-en-B., 1880, 1914, p. 113 sq. ; Lepicier, Tractatus de prima hominis formatione, Paris, s. d. (1910) ; et, en langue française, Hugueny, O.P., Critique et catholique, Paris, 1914, t. ii, c. vii ; Labauche, Leçons de théologie dogmatique, Paris, 1911, t. ii, c. i, La justice originelle ; L. Grimai, S. S., L’homme, Paris, 1923, 1. 1, c. xii-xiv.

III. Problème théologique.

Gonet, Clypeus theologiee thomisticæ, De homine, disp. I, a. 5 ; Suarez, De opère sex dierum, t. III, c. xx ; Mazzella, op. cit., n. 651-661 ; Palmieri, op. cit., th. xxvin ; et, très récemment : a) dans le sens de l’opinion de Cajétan, Martin, O. P., La doctrine sobre el pecado original en la « Summa contra Gentiles » dans Ciencia thomista, Madrid, 1915 ; J. Bittremieux, La distinction entre la justice originelle et la grâce sanctifiante, d’après S. Thomas d’Aquin, dans Revue thomiste, avril-juin 1921, et surtout J.-B. Kors, O. P., La justice primitive et le péché originel, d’après S. Thomas, Kain, 1922 ; &)dans le sens de l’opinion de Capréolus, Gonet, etc. : A. Michel, La grâce sanctifiante et la justice originelle, dans Revue thomiste, 1922, p. 424, et surtout J. Van der Meersch, De distinctione inler justitiam originalem et gratiam sancti ficantem, dans Collationes Brugenses, 1922 ; G. Huarte, Justifia originalis et gratia sancti ficans, dans Gregorianum, juin 1921 ; c) dans un sens plus large, les critiques du B. P. Stufler, S. J., sur le livre du B. P. Kors, dans Zeitschrift jiïr kathoUîche Thea’76, 1923, p. 79-82.

A Michel.