Dictionnaire de théologie catholique/JUGEMENT VI. Synthèse théologique : Le jugement particulier

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 197-201).

VI. Synthèse théolooique : Le jugement particulier.

Pas plus au Moyen.Age que chez les Pères, l’eschatologie ne devait passer au premier pian de la spéculation théologique. Cependant elle ne pouvait pas ne pas recueillir le bienfait du mouvement général qui portait alors les esprits à systématiser les données de la foi. Lin des résultats de la scolastiquc fut d’accorder une place distincte et, par conséquent, une plus grande attention aux fins dernières de l’individu.

Le fait est frappant chez Hugues de Saint-Victor, chez qui l’on a pu dire que « nous trouvons le premiet traité complet d’eschatologie. » J. Tunnel, Hisl. de la théologie positive depuis l’origine jusqu’au concile de Trente, Paris, 4e édition, 1904, p. 356. En effet, lorsqu’il aborde la question des fins dernières, dans le De sacranwnhs, il traite d’abord De morientibus seu de fine hominis, t. II, ]). xvi, P. L., t. ci.xxvi, col. 579-596, puis De fine sseculi, p. xvii, col. 597-609. Sans doute, à para pos de la destinée personnelle, s’atlachc-t-il davantage aux sanctions qu’au jugement qui les décerne. Mais i ! enseigne très clairement que la mort termine le temps de notre épreuve et fait succéder au jour de l’homme le jour de Dieu, part, xvi, 2, col. 589-581. Incidemment Dieu y est même appelé notre juge, ibid.. col. 584. Mieux encore que ces détails, le plan même de l’auteui marque le renversement des perspectives eschatolo 1805 JUGEMENT, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : JUGEMENT PARTICULIER 1806

giques jusqu’alors reçues. Voir Hugues de Saint-Victor, t. vii, col. 283.

Ce progrès n’est d’ailleurs pas conservé par Pierre Lombard, qui, conformément à la pensée des Pères dont il recueille les « sentences », rend au jugement général la première place, Sent., IV, dist. XLIII : De resurrectionis et judicii conditione et ne traite qu’en passant de diversis animarum rcceptaculis post mortem. Dist. XLV, c. i. Disposition archaïque que les divers commentateurs du Livre des Sentences se sont vainement efforcés de rendre rationnelle. Souvent elle pèse encore un peu sur le plan des Sommes ; mais la logique y reprend davantage ses droits. Richard de SaintVictor a même écrit un petit traité De /udiciaria potestate, P. L., t. exevi, col. 1177-1186, où s’affirme la préoccupation très nette de faire la synthèse entre l’eschatologie collective et l’eschatologie individuelle. De telle sorte que, à l’ordre près, la doctrine du jugement particulier a reçu des maîtres la physionomie qu’elle devait garder jusqu’à nos jours.

Existence du jugement particulier.

 Il y a lieu

de distinguer ici, avec saint Thomas, la question de fond et la question de nomenclature.

i. Principe dogmatique : La rétribution immédiate des âmes. — Elle ressort du rapprochement de deux vérités également fondamentales dans l’ordre chrétien. C’est, d’une pari, que la possession de Dieu est la fin de l’être spirituel et, de l’autre, que la vie présente seule constitue le temps d’épreuve qui nous permet de la mériter. D’où il suit qu’avec la mort sonne l’heure de la récompense ou du châtiment, selon que l’âme va à Dieu ou est écartée da lui par l’obstacle du péché. Telle est la logique inéluctable du christianisme, aussitôt que ne s’y mêlent pas des éléments adventices. Le poids lourd des catégories judaïques avait seul pu empêcher de la percevoir avec la netteté voulue. Même les Pères qui l’avaient le plus clairement sentie ne lui avaient pas toujours donné toute sa force. Depuis la scolastique, elle est devenue comme un axiome, à c^’point qu’il nous est difficile de comprendre la conception contraire. On ne voit pas, en elïel, pourquoi les aines, parvenues au terme de l’épreuve terrestre, devraient encore en attendre la sanction et ce qu’elles pourraient bien faire en l’attendant.

ht huic verilati, continue le docteur angélique, auôtorilates Scripturæ canonicx manifeste alleslantur et documenta sanctorum Palrum. Il n éprouve d ailleurs pas le besoin de rapporter ces « autorités » scripturaires et. pour les témoignages patrisliqui-s.il se contente de renvoyer aux Dialogues de saint Grégoire et au texte de Gennade cités plus haut, col. 1802. Le Moyen Age était facilement satisfait en matière de documentation. Si la curiosité historique est aujourd’hui plus exigeante, on ne peut s’empêcher de reconnaître que saint Thomas a très exactement dégagé, en ces traits succincts, le sens de la tradition catholique.

Aussi tous les théologiens doivent-ils s’associer à sa conclusion : Unde conlrarium pro luvresi est hubendum. In IV Sent., dist. XLV, q. i. a. 1, sol. 2. Opéra. édition Vives, Paris, 1874, t. xi, p. 358, et Sum. the<d.. Supplem., q. lxix, a. 2.

2. Conclusion théologique.

A ce discernement « les âmes faut-il sous-entendre un acte divin qui mérite le nom de jugement’? La logique imposait évidemment cette induction.

a) Preuve rationnelle. — Saint Thomas distingue une double raison du jugement particulier : l’une d’ordre théologique, l’autre d’ordre plutôt anthropologique. D’une part, le jugement particulier répond au dogme de la Providence, en réalisant à l’égard de chacun cette loi de justice qui doit présider au gouvernement divin. ïtespondet operi gubemationis, quæ sine judicio esse non potest : per quod quidem judicium unusquisque nngti lariler pro suis operibus judicatur, non solum secundum quod ci competit, sed etiani secundum quod competil gubernationi universi. In IV Sent., dist. XLVII, q. i, a. 1, sol. 2, p. 415, et Sum. theol., Suppl. q. Lxxxviii, a. 1. Il est aussi exigé par la nature de l’homme, qui est un être individuel avant d’être un être social. Quilibet homo et est singularis quiedam persona et est pars tolius humani generis. Unde et duplex ci judicium debetur : unum singulare, quod de eo fiet post mortem, quando recipiel juxta ea quæ in corpore gessit, quamvis non totaliter quia non quoad corpus sed quo td animam lantum. Aliud judicium débet esse de eo secundum quod est pars tolius generis humani. Ibid., ad lum.

Ces raisons ont paru décisives et encore aujourd’hui la théologie catholique n’en donne pas d’autres pour établir la philosophie rationnelle du jugement particulier. Elles suffisent à montrer comment ce premier acte divin, parce que tout individuel et privé, ne fait pas double emploi avec le jugement général.

b) Preuves positives. — C’est plus tard seulement que la Renaissance et la Réforme commencèrent à faire sentir les difficultés de la preuve positive. Rellarmin dut convenir qu’il est difficile de fonder sur l’Écriture l’existence du jugement particulier et que. parmi les textes invoqués à cette fin, plusieurs, tel. que Joa., v, 22 et Hebr., ix, 27, s’entendent aussi bien du jugement général. Cependant il retient comme s preuve efficace » Eccli., xi, 28-29, que l’exégèse moderne a dû abandonner.

Plus sûrs sont les passages où s’affirme l’application immédiate des sanctions ; car, raisonne très justement l’auteur, « il n’est pas croyable que peine ou récompense soient infligées sans qu’il y ait eu jugement ». Controv. de Eccl. patienti, ii, 4, Opéra, édit. Vives, Paris, 1871, t. iii, p. 106. Cf. J. de la Servière, La théologie de Bcllarmin, Paris, 1908, p. 288-289. Sur la même base Suarez est encore plus affirmatif : Pnemium enim et peena non dantur sine justa ac juridica retribulione. De mt/st. vitse Christi, disp. LU, sect. ii, n. 6, Opéra, édit. Vives, Paris, 1860, t. xix, p. 1004-1005 Voir de même L. Billot, Quæsliones de novissimis, 5e édition, Rome, 1921, p. 44-45.

Bellarmin a également entrepris d’établir la preuve patristique. Elle se ramène, chez lui, aux textes suivants : saint Cyprien, De mortalitatc, 14 ; saint Jean Chrysostome, In Malth., hom. xxxvi, 3 ; saint Augusin, De anima, ii, 4. Ces mêmes textes reviennent dans Suarez, loc. cit., qui ajoute Jean Damascène, De his qui in fuie dormierunt, 25 ; Tertullien, De anima, 58. et saint Augustin. De civit. Dei, XX, i. Ces deux théologiens insistent sur les exemples de visions ou d’apparitions rapportés par les auteurs anciens. Suarez en appelle très justement à la distinction toujours admise, même dans l’Ancien Testament, des âmes des défunts suivant leurs mérites et il conclut : Et ita in sanctis Palribus nulla est in hoc diversitas, etiamsi olim circa bealiludinein essentialem nonnulla fuisse videutur.

Si l’histoire moderne des dogmes fait apparaître dans la tradition patristique un peu plus de « diversité », elle en révèle aussi la continuité fondamentale, qui permet toujours de regarder l’existence du jugement particulier, ainsi que le firent les grands théologiens du xvi c siècle, comme une ueritas catholica. Le fait qu’il n’est pas explicitement mentionné par l’Écriture rentre dans la loi bien connue du développement dogmatique et ne saurait faire difficulté que pour les protestants.

Nature du jugement particulier.

 Il nous est

impossible d’exprimer les réalités de l’ordre spirituel autrement qu’en images prises dans l’ordre de notre expérience. C’est dire que nos formules las plus autorisées gardent toujours quelque chose d’inadéquat. Le problème d’interprétation offert à la sagacité 1807 JUGEMENT, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : JUGEMENT PARTICULIER L808

du théologien est, chaque fois, de ne pas faire peser sur l’idée les imperfections de l’image, tout en retenant les traits fondamentaux qui en constituent la raison d’être. Cette règle générale est très justement rappelée par les meilleurs auteurs quand ils traitent du jugement particulier.

En effet, il ne ressemble pas à la procédure laborieuse et souvent artificielle des tribunaux humains. Tout se ramène ici à un acte de l’ordre spirituel, tel qu’il peut se passer entre Dieu et l’âme. « Le jugement particulier, écrit le P. Pesch, consiste en ceci que, lorsqu’est fini par la mort le temps du mérite et du démérite, la rétribution éternelle suit aussitôt. Car il ne faut pas concevoir ce jugement d’une manière trop humaine, comme s’il y avait instruction sur une affaire incertaine jusque-là et sentence conforme aux conclusions qui en découlent. Le Christ… a par lui-même une connaissance parfaite de la cause, qui le dispense de toute investigation. » Prælect. dogmat., t. ix, Fribourg-en-Brisgau, 3e édit., 1911, p. 281. Tout le jugement se ramène donc au prononcé de la sentence. Et celle-ci, à son tour, n’a rien d’une décision arbitraire, ni d’une déduction compliquée : c’est l’acte simple et décisif par lequel la valeur morale de notre vie s’inscrit au regard de l’ordre éternel.

Aussi est-ce la conscience humaine, en somme, sous l’action de Dieu qui l’éclairé, qui prononce son propre jugement en prenant d’elle-même la place qui lui revient.

Cette conception qu’on peut dire automatique du jugement se trouve déjà exprimée dans saint Bernard : Ul quorumdam peccata sic et quorumdam sludia bona manifesta sunt præcedentia ad judicium, ul illi quidem non exspectantes sententiam proprio slatim pondère criminum in tartara dejiciantur, isli veroe regione parafas sibi sedes tota libertate spiritus sine alla cunctatione consccndanl. In Psalm. Qui habitat, serm. vin, 12, P. L., t. clxxxiii, col. 216. Elle revient dans saint Thomas : Sicul in corporibus est gravitas vel levi’as, qua feruntur ad suum locum qui est finis motus ipsoram, ila eliam est in animabus meritum vel demeritum, quibus perveniunt animæ ad præmium vel ad pœnam quæ sunt fines actionum ipsarum. Unde sicut corpus per gravitatem vel levitatem slatim fertur in locum suum nisi prohibcutur, ila animæ, solulo vinculo curnis per quod in slatu vise detinebantur, slatim prœmium consequuntur vel pœnam, nisi aliquid impediat. In IV Sent., dist. XLV, q. i, a. 1, sol. 2, p. 358, et Sum. theol., Suppl., q. lxix, a. 2.

Ainsi entendu, le jugement particulier n’est que l’affirmation de cette loi de Providence en vertu de laquelle, après l’épreuve de la vie, le sort éternel de chacun est fixé suivant la position qu’il s’est librement donnée dans l’ordre spirituel.

Circonstances du jugement particulier.

« Sur

le lieu, le temps et le mode de ce jugement il n’existe aucune certitude de foi. » J. Katschthaler, Theol. dogm., t. iv : Eschatologia, Ratisbonne, 1888, p. 17. Tout ce qu’on en peut dire ne relève donc que de conjectures plus ou moins probables, auxquelles se superpose, dans les exposés destinés à l’édification, l’ample vêtement de l’imagination chrétienne.

L Temps. — Cette question tenait une certaine place chez les anciens théologiens. La raison en est qu’ils se trouvaient en présence de témoignages traditionnels mais divergents, entre lesquels ils se croyaient obligés de prendre parti. Voir Suarez, loc. cit., n. 10-11, p. 1006-1007.

Dans les anecdotes que rapporte saint Grégoire, Dial., iY. 38, de même chez Bède et Jean Climaque, il rsi question de moribonds qui se voient traduits devanf le tribunal divin et reçoivent, dès avant leur mort, communication de leur sentence. Au contraire,

d’autres fois, cette sentence se fait attendre et, pendant un intervalle de temps qui peut durer plusieurs jours, l’âme est encore incertaine de son sort. Contre quoi Suarez fait observer avec raison que le temps de l’épreuve dure normalement autant que la vie, mais ne se prolonge pas davantage. Les premiers faits ne peuvent donc signifier qu’une suggestion du démon, permise dans certains cas par Dieu, en vue d’efl rayer le pécheur par la perspective d’une sentence qui n’est pourtant pas encore portée. Quant à la seconde catégorie de visions, il faut entendre qu’elles expriment le jugement d’une manière accommodée à notre imagination, mais non tel qu’il se passe en réalité.

Il reste donc que le seul moment plausible pour le jugement soit l’instant même de la mort, qui met l’âme en présence de Dieu. Comme celui-ci est un juge qui procède sans recherches ni témoins, rien ne s’oppose à ce que le verdict soit instantané. Désireuse pourtant de ne point trancher cette question, l’Église s’est contentée de définir que les sanctions commencent mox post mortem.

2. Lieu.

On a parfois supposé que les âmes sont transportées au ciel pour y subir leur jugement. Hypothèse inadmissible, estime avec raison le P. Pesch. loc. cit. t Car très certainement les âmes des damnés ne peuvent pas entrer dans le ciel et il n’y a aucune raison d’admettre qu’elles y sont, introduites pour en être expulsées aussitôt. »

Saint Bonaventure semble enseigner que le jugement se produit dans le lieu même comme dans l’instant de la mort. In IV Sent., dist. XX, part.). q. 5, édition de Quaræchi, t. iv, p. 525. Dès lors que le jugement est un acte purement spirituel dénué de tout appareil judiciaire, c’est la seule conception qui paraisse défendable. Aussi cette doctrine est-elle généralement celle des théologiens modernes. Voir Katschthaler, op. eu., p. 48. Bellarmin nous avertit cependant qu’il n’y a pas de certitude en cette matière : Est etiam observandum non posse certo defïniri an animæ deferantur ad judicem. an ibi judicentur ubi corpus rclinquunt. Loc. cit.. p. 107.

3. Modalités.

Il n’y pas lieu de s’arrêter à ces descriptions plus ou moins pathétiques de la scène du jugement, où l’on voit le juge sur son trône, où l’on entend ses questions pressantes et les réponses embarrassées de l’âme coupable, où la Vierge, les bons anges et les saints remplissent le rôle de défenseurs, cependant que le démon implacable occupe le siège du ministère public. Nos prédicateurs affectionnent ce genre de tableaux et l’on a pu voir çà et là que plusieurs Pères les avaient déjà précédés dans cette voie. Ce procédé n’a rien que de normal, à condition de rester-dans les limites voulues du bon goût, pour rendre sensible à des auditoires populaires la vérité abstraite du jugement. Mais ces sortes de développements ne peuvent et ne veulent avoir qu’une valeur de symbole.

En réalité, les âmes comparaîtront devant le divin juge non localiter sed intelleclualiier, et cela non pour y être l’objet de débats contradictoires mais pour y recevoir leur sanction : neqnc fit judicium discussionis sed retributionis Uintuni. Chr. Pesch., op. cit., p. 281. Aucun besoin d’enquête, puisque le juge est parfaitement éclairé : ni de plaidoyer, puisqu’il est souverainement juste. Lui-même donne à l’âme la conscience nette de ses mérites ou de ses démérites. Ce qui peut se faire, soit par la communication d’une lumière divine spéciale, à l’instar de ce qui est admis depuis Origène pour le jugement dernier, soit par une sorte de clairvoyance native qui donnerait à l’âme, aussitôt qu’elle est débi rrasséc du corps, la connaissance exacte de son état Katschthaler, op. cit., p. m. on a vii, col. 1807, Thomas semble plutôt 1809 JUGEMENT, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : JUGEMENT PARTICULIER 1810

favorable à cette dernière conception. Toujours est-il qu’il n’y a pas à imaginer d’autre mise en scène que ce drame psychologique où nos pensées, comme a dit saint Paul, Rom., ii, 16, s’accuseront ou se défendront l’une l’autre. Aussi quelques théologiens ont-ils pensé que le mot propre serait ici celui d’auto-jugement (Selbstgerichl). Voir Oswald, Eschatologie, Paderborn, 1868, p. 24.

De même, la sentence est tout intérieure : profertur non quidem sono vocis sed mentaliler, ita ut singulorum mentibus imprimatur. Tanquerey, Synopsis, 14° édition, t. iii, p. 706. La lumière divine qui investira l'âme lui fera comprendre qu’elle reçoit la juste rémunération de ses actes, bons ou mauvais. Voir Billot, op. cit., p. 47-48.

Auteur du jugement particulier.

Du moment

que le Christ déclare avoir reçu du Père le pouvoir d’accomplir omne judicium, Joa., v, 22, on devait se demander si et de quelle façon ce principe s'étend au jugement particulier. Les difficultés viennent, comme le remarque Suarez, de ce qu’il n’y a pas ici de texte scripturaire formel comme pour le jugement général. Op. cit., n. 13, p. 1007. A quoi il faut ajouter, avec Bellarmin, op. cit., p. 107, que le jugement particulier avait évidemment déjà lieu avant l’incarnation.

En conséquence, ce dernier se déclare incapable de trancher la question : Non posse cerlo deftniri… an judicentur (animœ) immédiate a Christo in forma humana sententiam pro/erente, an solum divina virtute quæ ubique prxsens est, an vero per angelos sententia mani/esletur. Suarez croit pouvoir être plus aflirmatif. Quamvis enim non sit tam certum particulare hoc judicium exercerî per Christi humanilalem sicut universale…, lamen probabilior et magis pia sententia est etiam hoc judicium perlinere ad potestatem judiciariam Christi et per humanilalem exerceri. Les théologiens postérieurs accueillent également cette opinion comme « probable ». Katschlhaler, op. cit., p. 48. Au dire de M. Tanquerey, op. cit., ce serait la sententia communis.

On peut d’ailleurs l’entendre sans anthropomorphisme. Il n’est pas nécessaire de supposer que les âmes sont amenées devant le trône du Christ : ce qui aurait l’inconvénient, signalé tout à l’heure, d’introduire, ne fût-ce que momentanément, les damnés dans le ciel. Moins encore faut-il dire que le Christ descend du ciel vers elles pour les juger : alioqui oporteret semper esse quasi in continuo molu, immo sœpe necessarium illi esset pluribus locis simul assislere. Tout peut se faire au moyen d’un simple acte mental. Quocirca dicendum est… animam judicandam… in instanti mortis intelleclualiter elevari ad audiendam sententiam judicis… Et verisimile est in eo instanti cognoscere sese judicari, et salvari vel damnari, imperio et efjicacia non solum Dei sed etiam hominis Christi. Suarez, op. cit., n. 1415, p. 1008.

Dès lors, il n’y a plus lieu de prendre en considération l’opinion, chère à certains mystiques, d’après laquelle tous les défunts auraient, dès avant le jugement général, la vision du Sauveur crucifié. On la trouve notamment chez Innocent III, De contemptu mundi, ii, 43, P. L., t. ccxvii, col. 736, qui invoque le texte prophétique : Videbunt in quem transfïxerunt, Zach., xii, 10. Bellarmin l'écarté d’un mot : Non solum non est certum, sed nec admodum probabile. Op. cit., p. 107. Suarez ne lui trouve de fondements que pour le jugement général. Cependant il propose d’admettre, avec Tostat, une sorte d’illumination psychologique, qui donnerait aux âmes, d’une manière réelle sinon sensible, la perception du Christ. Advenire Christum in morte uniuscujusque non secundum præseniiam localem sed secundum efficaciam, per quam fit ut unusquisque suum stalum agnoscal, et imperium et

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

sententiam judicis audiat, et ex vi illius statim tendat in locum suis meritis debilum. Op. cit., n. 16, p. 1008.

Rôle des anges.

Souvent les anges ont été associés au jugement, et leur concours a été compris de

diverses façons. t.-s-v-ï

1. Comme auteurs du jugement.

« Quelques théologiens prétendent que Jésus-Christ accomplit ce jugement par l’intermédiaire des anges. On croit, dit Véga, que l’archange saint Michel procède au jugement particulier : creditur Michaël animarume corporibus discedentium.particulare judicium exercere. Mais cette opinion trouve peu de partisans parmi les autres théologiens, qui pensent, au contraire, que Jésus-Christ est le seul juge des âmes. » Saint Alphonse de Liguori, Dissertation sur les fins dernières, II, iii, 1, dans Œuvres dogmatiques, trad. Jacques, Tournav, 1874, t. viii, p. 225.

2. Comme auxiliaires du jugement.

Du moins les anges jqueraient-ils au jugement particulier un rôle auxiliaire, soit pour y conduire les âmes, soit pour leur communiquer la sentence, soit pour présider à son exécution ?

On lit au rituel des funérailles : Subvenite, sancti Dei, occurrile angeli Domini, suscipientes animam ejus, offerentes eam in conspectu Altissimi. Saint Michel est considéré comme l’ange psychopompe par excellence : Constitui le principem super animas suscipiendas. Saint Bonaventure estime encore que quelques anges et quelques démons assistent au jugement proprement dit : Credendum enim est quod in egressu animæ a corpore assistunt et spi ilus bonus et spiritus malus, unus vel plures, et tune secundum veritatem dici sententiam. In IV Sent., dist. XX, p. i, q. 5, p. 625.

Dans la conception toute psychologique du jugement particulier adoptée aujourd’hui par la théologie, il n’y a plus de place pour un rôle effectif des anges ou des démons. On peut donc croire que ce sont là de simples figures pour enfoncer plus sûrement dans nos imaginations la réalité du jugement.

Cependant quelques théologiens ont conçu une sorte de présence objective, en vertu de laquelle l’ange gardien et le démon assisteraient à notre jugement, et, comme ils ont connaissance de nos actes, cette présence objective serait par elle-même une sorte de témoignage objectif. Katschthaler, op. cit., p. 49-50. On agira sagement en n’attachant pas une autre importance à ces tentatives d’un concordisme sans doute plus verbal que réel et en s’en tenant à ce que la raison peut se représenter des rapports entre l'âme et Dieu. Toutes les images n’ajoutent rien à ce fond spirituel et risqueraient facilement de le diminuer.

En tout cas, s’il faut absolument recourir à des images — et il n’est pas de matière où notre nature éprouve un plus vif besoin de se représenter l’invisible — encore importe-t-il de ne les choisir pas trop indignes de la réalité. A cet égard, Newman a donné l’exemple, dans son célèbre Songe de Géronlius, traduit par Marie-Agnès Pératé, dans Newman, Méditations et prières, Paris, 1906, p. 305-338, d’un poème eschatologique où la finesse du psychologue et la doctrine du théologien s’unissent à toutes les ressources de l’art le plus consommé. Si notre littérature ascétique obéissait plus souvent à ce genre d’inspiration, l'édification n’y perdrait sans doute rien et le goût religieux y gagnerait certainement beaucoup.

Exécution de jugement particulier.

Historiquement la foi en des sanctions immédiatement consécutives à la mort a précédé la notion distincte de

jugement particulier et fut, comme on l’a vii, la manière la plus ancienne et la plus constante dont s’est affirmée dans la tradition l’existence de celui-ci. Il n’en est pas moins vrai qu’en soi c’est la sentence du

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18Il JUGEMENT, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : JUGEMENT GÉNÉRAL

1812

jugement qui est le principe des actes qui en marquent ensuite l’exécution. La synthèse théologique doit ici rétablir l’ordre réel de ces éléments.

1. Principe.

Sur ce terrain il ne saurait y avoir de doutes ni de dillicultés.

Pourquoi l’âme, en effet, serait-elle jugée si ce n’est pour recevoir la sanction de ses œuvres 7 Et pourquoi cette sanction ne s’appliquerait-elle pas aussitôt ? La vieille idée du sommeil des âmes s’explique et s’excuse comme la conception rudimentaire de cerveaux trop frustes pour s’ouvrir à la notion de l’être spirituel. Aussi bien ne fut-elle jamais que l’erreur isolée de certains milieux populaires. En vain quelques protestants modernes ont-ils entrepris de l’étayer sur une exégèse tendancieuse. Prise dans son ensemble, la tradition biblique est favorable à la spiritualité et à l’immortalité de l’être humain. Voir Ame, 1. 1, col. 969971 et 1021-1024. D’où il suit que la mort laisse à l’âme l’intégrité de ses fonctions spirituelles. Voir Sum. theoi, P, q. lxxvii, a. 8. Ce qui la rend susceptible d’activité, par conséquent de peine ou de bonheur.

Du moment que des sanctions sont possibles même en l’absence du corps, il est clair que l’application en est souverainement convenable ; car, dans toutes les actions de l’homme, bonnes ou mauvaises, c’est toujours l’âme qui eut le rôle principal. C’est pourquoi tout philosophe chrétien doit dire avec saint Thomas, Contra génies, t. IV, c. xci : Nulla igitur ratio est quare in puniliorte vel præmialione animarum exspectetur resumptio corporum. Quin mugis conveniens videtur ut animée, in quibus per prius fuit culpa et meritum, prius eliam puniantur vel præmientur. Aussi l’ajournement des sanctions, idée dont le docteur angélique a bien reconnu l’existence dans le passé comme opinio quorumdam, est-il par lui résolument rejeté comme une erreur. Sum. theol., IIP, q. lix, a. 5, ad lum. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait un acte positif de Dieu, dont rien ne prouve l’existence et contre lequel protestent toutes les lois de sa sagesse.

2. Application.

Ce point une fois acquis, on a pu se demander parfois si ces premières sanctions ont pour résultat d’introduire l’âme dans l’état définitif de béatitude ou de châtiment que lui réserve l’eschatologie chrétienne, c’est-à-dire si le jugement particulier aboutit — indépendamment du purgatoire qui n’est qu’un lieu de passage — au ciel ou à l’enfer proprement dits.

Si cette question a pu se poser autrefois, c’est que la tradition patristique olïre, à cet égard, d’incontestables divergences, surtout en ce qui concerne la jouissance de la vision béatiflque. Au.Moyen Age encore toute incertitude n’était pas éliminée sur ce point. Voir Benoit XII, t. ii, col. 658-666, et Jean XXII, t. viii, col. 639. Mais les décrets du concile de Lyon, précisés par la définition de Benoit XII, ont dogmatiquement tranché la controverse.

A la lumière de ces enseignements « le l’Église, on peut se rendre compte, en effet, que l’échéance immédiate des sanctions définitives est seule conforme à la foi catholique et que l’idée archaïque d’un état provisoire ne lut qu’une survivance attardée du judaïsme, sans attaches profondes avec l’ensemble de la tradition et d’ailleurs incompatible avec l’économie chrétienne du surnaturel. La preuve détaillée en est laite, pour les élus, à l’art. BENOIT XII, t. ii, p. 67.’1695, et, pour les damnés, à l’art. Enfer, t. v. col. 92-’.’l. Du point de vue théologique, c’est le seul moyen de rendre pleine justice à l’œuvre rédemptrice du Christ, dont l’un îles principaux effets fui d’ouvrir le ciel aux justes retenus jusque-là dans les limbes, voir Sum. theol., III 1, q. xlix, a. 5, et du point de vue rationnel il paraît difficile de réaliser autrement qu’eu paroles cette situation indécise d’âmes élevées à l’étal surna turel, et qui ne serait ni la pleine possession de Dieu ni l’absolue damnation.

Sans être essentielle à la doctrine du jugement particulier, puisque des sanctions même provisoires en supposent nécessairement l’existence, cette suprême précision du dogme eschatologique achève de lui donner toute son importance et son relief. Au terme de cette lente élaboration, il se présente à nous comme l’acte définitif de la justice divine qui arrête les destinées éternelles de chaque individu suivant ses mérites dans le temps.