Dictionnaire de théologie catholique/JUGEMENT II. Croyances du paganisme

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 159-162).

Il Croyances di paganisme. —

Pour mesurer la portée historique et religieuse de la révélation chrétienne, il est bon de jeter un coup d’œil sur le monde païen. Avec beaucoup d’erreurs et de lacunes, on y trouve aussi, sur ce point capital des fins dernières, un certain nombre d’approximations qui ont leur prix.

D’une manière générale, l’eschatologie est la partie faible de toutes les religions en dehors du christianisme. C’est surtout vrai pour la question du jugement. La raison en est qu’aucune n’est plus étroitement liée

à ces notions fondamentales sur Dieu et sur l’homme qui y furent toujours si imparfaites. Sans avoir entièrement disparu, le Dieu suprême s’effaçait pratiquement derrière les créations variées de l’imagination polythéiste, peu faites pour maintenir ou développer le concept de justice, quand il ne se transformait pas en un destin aveugle ou en protecteur partial de la cité. Non moins précaire était la conception de l’âme et de son indépendance à l’égard du corps : ce qui entraînait le païen à se représenter la vie d’outretombe comme une existence plus ou moins éteinte, inapte par conséquent à supporter des sanctions. De ces sanctions, enfin, la pauvreté des notions morales n’imposait guère, au demeurant, ni le besoin ni le désir.

Cependant il faut compter aussi avec ce sentiment spontané du bien et du mal, qui entraîne si aisément, devant les injustices d’ici-bas, l’appel à une justice future. Judicii divini invocatio ubique, constatait Tertullien quand il se plaisait à ausculter les mouvements instinctifs de « l’âme naturellement chrétienne ». De teslimonio animæ, 6, P. L., 1. 1, col. 692. Pour le développement, voir ibid., 2, col. 685 et Apolog., 17, ibid., col. 433. L’histoire des religions justifie dans une large mesure ces intuitions du vieil apologiste africain.

I. RELIGIONS DES NON CIVILISÉS.

« Alitant la

survie est pour nos primitifs chose indiscutable…, autant paraît faible l’idée de l’immortalité et de la rémunération », écrit Mgr Le Roy, dans C/iri’sf(is, p.59. De même, d’après M. Bros, c’est « très rarement » qu’intervient l’idée de la rétribution future, « cette notion, poursuit-il, étant très confuse ou absente chez la plupart des non civilisés. » Bricout, Oà en est l’histoire des religions, 1. 1, p. 87.

En effet, tout absorbés par les soucis de la vie présente, les sauvages ne se préoccupent guère, en général, de l’au-delà. Quand ils y pensent, ils sont plutôt portés à concevoir la vie future comme une continuation de celle d’ici-bas, avec les mêmes nécessités physiques et les mêmes inégal es, voire les mêmes anomalies sociales. Cf. L. M rillier, La survivance de l’âme et l’idée de justice chz les peuples non civilisés, Paris, 1894, p. 2-40. Néanmoins, jusque dans ces ténèbres, on voit briller quelques lueurs. L’instinct moral et l’instinct religieux semblent en avoir été la source. Certains crimes graves, ceux-là surtout qui vont contre les lois constitutives de la tribu, sont punis sur la terre par la justice humaine : de là pouvait et devait venir assez naturellement la pensée qu’ils auraient aussi leur répercussion dans l’autre monde. Et si la divinité venge dès ici-bas les offenses qui lui sont faites, par exemple la violation des tabous, n’est-il pas normal qu’elle continue à le faire tout autant après la mort ? Voilà pourquoi on voit apparaître çà et là la croyance aux sanctions futures : punitions réservées aux grands crimes sociaux, tels que le meurtre et l’adultère, ou, plus souvent encore, à la lâcheté dans les combats, tandis que le courage militaire vaut à ses héros honneur et récompense. Voir Marillier, op. cit., p. 32-33, 37-12, qui relève ce rudiment d’eschatologie morale surtout chez les peuplades américaines.

Ces sanctions ne se comprennent pas sans quelque jugement : mais le jugement lui-même n’apparaît que très rarement. On le signale chez certaines tribus indiennes de l’Amérique du Nord, telles les Chippewas et les Khonds, chez les Karens de Birmanie et aussi chez quelques nègres de la Guinée. Encore se produit-il dans des conditions très peu morales. C’est un être quelconque, un animal parfois, qui vérifie sur le défunt la présence du signe qui rend agréable aux dieux, ou qui l’aiguille, à une birfucation, entre deux routes dont l’une conduit à la joie et l’autre à la peine. D’autres fois, c’est un pont magique qui laisse passer les bons

et repousse les méchants. Il n’est d’ailleurs pas sûr que ces images plus ou moins rudimentaires soient également primitives et l’hypothèse n’est pas exclue d’emprunts faits, au cours des temps, à d’autres religions. Quelquefois c’est le dieu des morts, Cootay chez les Karens, qui juge les hommes suivant leur conduite ; plus souvent c’est aux victimes mêmes que le soin des représailles est confié. Voir J.-A. Mac-Culloch, art. Eschatology, dans Hastings, Encyclopedia of Religion and Ethics, t. v, p. 373-374.

II. CROYANCE* DES CIVILISÉS : RELIGIONS ORIEN-TALES. — Dans les couches les plus profondes des peuples civilisés, on constate souvent la même absence de préoccupations eschatologiques. Mais le progrès religieux les fait apparaître presque partout et s’épanouit en doctrines sur lesquelles chacune des grandes religions imprime son caractère distinctif.

Parsisme.

Avec son dualisme, qui invite

l’homme à prendre parti dans la lutte éternelle du bien contre le mal, le mazdéisme devait être une religion à tendances morales. Le souci des rétributions futures en fut la conséquence. Étrangères sans doute au début de VAvesla, elles y entrèrent de bonne heure sous la forme de croyances fermes et déterminées.

1. Eschatologie individuelle.

On y trouve d’abord très net le sentiment de la responsabilité individuelle et du jugement qui attend les hommes après la mort. Voir les textes recueillis dans N. Sôderblom, La vie future d’après le mazdéisme, Angers, 1901, p. 78-136. Le centre de l’eschatologie mazdéenne est constitué par le fameux pont Cinvat, posé sur l’abîme des enfers et qu’il faut franchir pour parvenir au ciel. Dès l’entrée du pont, que l’âme atteint au quatrième jour d’un laborieux voyage dans les régions de l’au-delà, un certain discernement se produit, on ne sait trop comment, entre les bons et les méchants. Pour ceux-là, le pont se fait large et facile, de telle sorte que l’âme, aidée par les esprits secourables, le traverse sans difficulté. Mais pour ceux-ci, le pont devient hérissé d’obstacles et se rétrécit jusqu’à l’épaisseur d’une simple lame de rasoir, cependant que les esprits mauvais assaillent le défunt d’une terrible tempête : inévitablement l’âme coupable culbute dans l’enfer. Sur l’influence de cette image ou les productions analogues chez les autres peuples, voir G. A. Frank Knight, art. Bridge, dans Hastings, Encyclopédie citée, t. ii, p. 852-854.

Dans les livres plus tardifs on voit apparaître formellement « un jugement au pont ». Ce jugement est parfois attribué au seul Dieu bon. « Aûharmazd (Ormuzd) et tous ses anges et archanges font en justice l’examen des âmes des hommes. » Sôderblom, p. 96. Les traditions populaires connaissent trois juges subalternes : Mithra, Raschnu et Sraosh, Mithra jouant le rôle principal. Il a enregistré les actes des hommes pendant leur vie et les examinera l’un après l’autre dans les trois jours qui suivent leur mort. Rashnu tient à la main une balance d’or dans laquelle il pèse les actions de chacun. Dans ce jugement, une place égale est d’ailleurs faite aux observances purement rituelles et aux prescriptions de l’ordre moral. Sôderblom, ibid., p. 108-116. Mais les théologiens du mazdéisme postérieur se préoccupent d’établir, jusque dans le plus minutieux détail, une proportion exacte entre le péché et sa punition. Ibid, , p. 122-125.

2. Eschatologie collective.

Un des traits les plus caractéristiques du mazdéisme est la croyance à une eschatologie collective de l’humanité. Elle a commencé peut-être par l’idée d’une fin toute physique du monde, due à quelque gigantesque accident cosmique, mais qui reçut bientôt une interprétation religieuse. Au terme d’une évolution plusieurs fois millénaire, dont tes étapes sont soigneusement marquées, se produira

un déchaînement des mauvais esprits. Mais un sauveur du monde apparaît, qui ressuscite tous les hommes et les convoque pour une « assemblée du jugement », dans laquelle seront révélés les secrets des cœurs, où la vie de chacun recevra sa suprême sanction. Sôderblom, ibid., p. 247-265 et H. Hùbschmann, dans Jahrbiïcher fur prot. Théologie, t. v, 1879, p. 203-246.

Religions de l’Extrême-Orient.

1. Confucianisme.

— « Il semble que les grandes civilisations de la Chine et du Japon, avec leur morale si utilitaire, eussent dû étendre au delà de la mort la rétribution qui réglait leur religion et leur morale. Aussi ont-elles adopté avec avidité la noble rétribution que leur a apportée le bouddhisme, mais elles ne l’avaient pas elles-mêmes conçue. » Sôderblom, ibid., p. 141. Confucius, en particulier, est « absolument muet sur les sanctions d’outre-tombe. » L. Wieger, dans Christus, p. 106. En conséquence, la religion chinoise ne se préoccupe guère de l’autre vie, tandis que, chez les lettrés, règne la doctrine de Tchou-Hi qui s’y montre franchement hostile. Ibid., p. 113.

2. « De même la religion d’État du Japon, le shintoïsme, a pris au bouddhisme sa croyance du ciel et de l’enfer ; elle ne semble pas l’avoir inventée elle-même, malgré son principe si accentué de rétribution… Au contraire, le taoïsme enseigne la récompense après la mort. » Sôderblom, p. 141-142. En somme, la sagesse des Célestes n’a pas dépassé les horizons de cette vie.

Religion assyro-babylonienne.

Il en fut à peu

près de même dans les puissantes monarchies de l’Assyrie et de la Chaldée.

D’après les croyances dominantes, les morts sont réunis dans un lieu souterrain, où ils descendent sans retour et restent enfermés comme dans une prison sous la domination des divinités infernales. Ce royaume des morts est triste et sombre : c’est la « maison de ténèbres et de poussière, » « la demeure où qui pénètre est privé de lumière, où la poussière est leur nourriture, et leur aliment de la boue. » P. Dhorme, Choix de textes assyro-babyloniens, Paris, 1907, p. 327. Tous y mènent une vie chétive qui les oblige à compter sur les vivants pour la satisfaction de leurs besoins. Aussi n’est-il pas question habituellement de sanctions dans la vie d’outre-tombe. Si les dieux sont regardés couramment comme des juges, P. Dhorme, La religion assyro-babylonienne, Paris, 1910, p. 222-224, c’est sur cette terre que s’exerce leur justice. Voir Jeremias, Die bnbylonisch-assyrischen Vorstellungen vom Leben nach dem Tode, Leipzig, 1887, p. 47-48. Cependant Istar rencontre aux enfers les Anounnaki assis sur des trônes d’or, et qui vont sans doute statuer sur son sort. P. Dhorme, Choix de textes, p. 338, note 33. Texte un peu vague et bien isolé, mais qui a fait croire que toute pensée des rémunérations futures ne fut pas absente chez les Babyloniens.

Au total, l’intérêt principal de cette eschatologie rudimentaire lui vient de ses rapports avec telle du peuple hébreu. Pour la comparaison détaillée, voir P. Dhorme, Revue biblique, 1907, p. 59-79 et Jeremias, op. cit., p. 106-126.

Religions de U Inde.

1. Brahmanisme. — Il semble

que le brahmanisme primitif admettait, sous une forme au moins confuse, que le sort des hommes diffère dans l’autre monde suivant leur conduite dans celui-ci. Mais « le problème de la rétribution du péché dans une vie à venir n’a pas été examiné à fond. » L. de la Vallée-Poussin, dans Christus, p. 242.

Sur ces données populaires, les brahmanes greffèrent ensuite leurs spéculations propres, caractérisées par la croyance à la métempsychose. Un certain concept de justice y est encore enveloppé ; car le nombre et la condition des renaissances varient suivant l’état des âmes. Aussi est-il question chez eux de Yama ou

Dharma qui juge les morts, du feu qui éprouve les âmes, de la balance où sont pesés leurs mérites. Voir W, Jackson, Actes du Xe congrès international des orientalistes, Genève, 1894, IIe partie, p. 67-75. Mais le caractère moral de ce jugement est de plus en plus compromis par le fait que la transmigration tend à devenir une sorte de loi physique au détriment de la personnalité et que le suprême idéal offert aux êtres contingents est de s’absorber à leur tour dans l’être universel. En devenant panthéiste, le mysticisme brahmanique ne pouvait qu’effacer ou atténuer l’idée de sanction.

2. Bouddhisme. — Dans son principe, le bouddhisme n’est qu’une sagesse athée, conçue pour échapper au cycle tyrannique des renaissances. Les sanctions ultraterrestres n’y pouvaient, dès lors, tenir qu’une place restreinte. Il conserve cependant la loi du karma, en vertu de laquelle les hommes sont dirigés vers la joie ou la peine par le propre poids de leur conduite, qui devient, comme on a dit, « un principe automatique de jugement, t Mac-Culloch, loc. cit., p. 375.

Ces abstractions n’ont d’ailleurs pas suffi au bouddhisme populaire, qui les a concrétisées sous la forme d’un jugement proprement dit. Un tribunal de dix juges, présidé par Yenlo ( = Yama), a charge de se prononcer sur la conduite des humains. Ailleurs il est aussi question du pont des âmes. Sur les murs des temples ou sur les pages des livres bouddhiques on trouve souvent peintes des scènes de jugement.

/II. CROYANCES DES CIVILISÉS : RELIGIONS OCCI DENTALES. — Si les religions orientales ont eu une aire d’action plus étendue, leur influence sur la civilisation moderne a été moins directe et moins profonde que celles qui modelèrent le monde occidental. £ 1° Religion égyptienne. — Mère et nourrice de toute la civilisation méditerranéenne, l’ancienne Egypte se distingue par une préoccupation spéciale de la mort et de l’au-delà. Le célèbre Livre des morts atteste combien vive y était la croyance à la survivance de l’âme, aux sanctions qui l’attendent dans l’autre monde et au jugement qui les répartit. Or « c’est un des textes les plus anciens qu’on connaisse ; il remonte jusqu’aux premières dynasties, et on le trouve gravé sur les tombeaux de la dernière époque.. Il était si populaire et si utile dans l’autre vie que chacun voulait l’emporter avec soi dans la tombe. » A. Mallon, dans Christus, p. 488.

Grâce à lu i l’eschatologie égyptienne nous est connue en détail. « Immédiatement après la mort ; le défunt subit un jugement devant Osiris et quarante-deux autres juges assesseurs. Cette scène du jugement est célèbre ; elle est reproduite sur presque tous les papyrus funéraires, copies plus ou moins étendues du Livre des morts. Osiris, le dieu des morts, est assis sur son trône ; à ses côtés, se tiennent, sceptre en main, les quarante-deux juges ; devant lui, est posée une balance ; dans un plateau est une feuille droite, symbole de la justice ; dans l’autre, le cœur du défunt. Anubis, le dieu qui avait inhumé Osiris, fait la pesée du cœur ; Thot, le secrétaire des dieux, inscrit le résultat ; dans un coin, un cerbère pour faire exécuter la sentence. En avant, le défunt assiste à la scène. » Mallon, ibid., p. 489-490, reproduit dans Dictionnaire apologétique, 1. 1, col. 1332. C’est alors que le défunt, pour obtenir la faveur de ses juges, récite devant chacun cette fameuse confession négative, qui offre un si curieux monument du code moral égyptien. Voir V. Ermoni, La religion de l’Egypte ancienne, Paris, 1909, p. 342-353. Reproduction de la scène dans E. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, Paris, 1895, t. i, p. 188-189.

D’un commun accord, « cette croyance est affirmée sous le nouvel empire et même sous le moyen empire :

ce qui nous mène près du troisième millénaire avant Jésus-Christ. » Qu’en était-il dans les périodes précédentes ? i Jusqu’à ces derniers temps, on n’en avait pas de traces claires dans les documents antérieurs au moyen empire, et plusieurs égyptologues avaient émis l’hypothèse que l’idée de la sanction était inconnue des Égyptiens primitifs. » Or des découvertes récentes ont mis au jour un texte de la sixième dynastie ainsi conçu : i Je serai jugé par le dieu grand, maître de l’occident, dans l’endroit où se trouve le vrai », ou, d’après des variantes, « dans le lieu où l’on juge ». Mallon, op. cit., p. 491-492 et col. 1334. Ainsi donc, aussi loin que remonte l’histoire, on trouve en Egypte l’idée d’une justice ultra-terrestre et de la rétribution qui la suit. S’il est vrai que « les Égyptiens ont souvent entrevu des solutions que le christianisme apportera, » J. Capart, dans Bricout, Où en est l’histoire des religions, 1. 1, p. 126, ceci est particulièrement vrai en matière de jugement.

Religion gréco-romaine.

Leur action s’est fait

sentir de la manière la plus certaine et la plus heureuse sur le monde hellénique.

1. A l’origine, les Grecs n’avaient aucune idée de sanctions futures. Homère témoigne encore de cet état archaïque. « Quelle qu’ait été leur vie terrestre, l’Hadès ne réserve aux âmes ni châtiments ni récompenses personnelles. Trois criminels seulement nous sont signalés comme soumis à des supplices extraordinaires : Tityos, Tantale et Sisyphe, tous trois châtiés vraisemblablement pour des attentats contre les dieux. Du séjour bienheureux, il n’est fait mention qu’une fois » (Odys., iv, 561-568), pour le seul Ménélas, et à cause de son alliance avec Zeus. « Les autres mortels… sont destinés, pêle-mêle, à l’existence lamentablement terne et monotone de l’Érèbe. » J. Huby, dans Christus, p. 317.

Deux influences vinrent élargir cet horizon borné. La première fut celle de Pythagore, qui introduisit l’idée orientale de métempsychose et qui, au rapport de Jamblique, enseignait formellement l’existence du jugement futur : èv qcSou y^P xeïaOai xptaiv. Vita Pyth., 29. Plus importante encore fut celle de l’orphisme et des « mystères », qui mirent l’hellénisme en contact avec l’eschatologie égyptienne : la préoccupation anxieuse du salut individuel qui les domine entraîne pour conséquence la croyance au jugement.

La plus ancienne attestation connue est fournie par une ode de Pindare, où on lit qu’aux enfers il y a « quelqu’un » qui juge, xotTà yàç, SixâÇei tiç, Olymp., ii, 60. Eschyle connaît aussi « l’implacable justice de l’Hadès », Eumen., 267 sq., et il en attribue l’exercice à Zeus, « qui punit les morts des crimes qu’ils ont commis. » Suppliantes, 230. Mais bientôt se forma la tradition d’après laquelle le jugement est confié à trois mortels remarquables par leurs vertus : Éaque, Rhadamante et Minos, celui-ci étant parfois remplacé par Triptolème. Platon, qui atteste à plusieurs reprises la croyance ferme à cette magistrature souterraine, a décrit les attributions respectives des juges et le fonctionnement du tribunal. Rhadamante a dans son ressort les habitants de l’Asie ; Éaque, ceux d’Europe ; Minos juge en dernière instance les cas douteux. Les âmes comparaissent nues devant eux et les juges sont également nus, a fin que rien ne trouble la perspicacité de leur regard. Ils ne savent d’ailleurs jamais à qui ils ont affaire. Leur sentence est gravée sur un écriteau, que les justes portent par devant et les coupables par derrière. Elle est aussitôt mise à exécution. Car le tribunal siège au carrefour des routes qui mènent dans l’autre inonde : les justes sont dirigés sur celle de droite qui conduit au séjour des bienheureux ; les pécheurs prennent celle de gauche qui les achemine vers les supplices de l’Hadès. Gorgias, 523-524 ; Rep., xeni sq.

Toutes images qui tendent à exprimer une haute idée de justice. Aussi Socrate peut-il se consoler de l’injustice dont il est victime en invoquant les « vrais juges » qui siègent aux enfers. Apol., 41. Ces divers textes sont réunis et commentés par L. Ruhl, De mortuorum judicio, Giessen, 1905, p. 33-74.

Il n’y a rien dans cet exposé qui sente le système philosophique : la simplicité du fond et les couleurs sensibles de la forme attestent une croyance religieuse, et qui devait, à ce moment-là, être déjà largement répandue dans le peuple. Chez Platon lui-même, on entend le vieillard Képhalos qui, en avançant en âge, songe au compte qu’il devra rendre de sa vie. Rep., i, 330. Plus tard Lysias met en scène une bonne femme qui déclare ne vouloir pas quitter la vie sur un faux serment. Cont. Diagiton, 13. Ce caractère populaire de la croyance au jugement a été bien mis en évidence, contre Rhode, par Henri Weil, Journal des Savants, 1890, p. 633-635, et 1895, p. 556-564, dont les conclusions sont adoptées par F. Durrbach, art. Inferi, dans Daremberg et Saglio, Dictionnaire des antiquités, t. iii, l re partie, p. 495-506. Une lettre pseudo-platonicienne, Ep. vii, en attribue l’origine xoîç toxXcuo’ïç te y.al Izzolç, Xôyoïç : expression de respect où il faut sans doute voir une allusion à l’orphisme et à ses mystérieuses traditions.

L’influence de la doctrine platonicienne a été considérable sur tout le développement de lapensée grecque. Elle fut contrecarrée dans la suite par d’autres courants philosophiques, tels que l’épicuréisme et le stoïcisme, tous favorables à la négation religieuse ou inspirés par elle. Mais la croyance aux fins dernières et au jugement qui les détermine s’est maintenue ferme : les Dialogues des morts du sceptique Lucien témoignent combien elle était encore vivace au début de l’ère chrétienne.

2. Du monde grec elle a pénétré dans le monde romain, qui n’offre sur ce point rien d’original. La reli-’gion de l’ancienne Rome ignorait, elle aussi, la rémunération future. Quand elle s’ouvrit à l’hellénisme, plusieurs de ses philosophes en importèrent surtout les négations. C’est ainsi que Cicéron raille les inexorabiles judices des enfers, Tusculancs, i, 6, et que Sénèque traite de « fable » tout ce qu’on raconte de terrible à ce sujet. Consol. ad Marciam, xix, 4. Mais ces « fables » ne s’en répandaient pas moins dans la masse et fournissaient un aliment à l’imagination des poètes : Minos et Rhadamante figurent dans l’enfer de Virgile, JEn., vi, 426-434 et 566-570 ; Éaque, chez Horace, Carm., ii, 13, 22 et Properce, Carm., ii, 20, 28-31 etiv, 11, 17-20. Les auteurs plus récents témoignent à leur tour des mêmes croyances. Textes dans Ruhl, op. cit., p. 75-98. Sous le vêtement des légendes grecques l’idée morale de jugement et de sanction avait fini par s’imposer à la conscience romaine.

Religion germanique.

Comme tous les peuples

primitifs, les anciens Germains avaient l’idée d’une survie ; mais tout au plus admettaient-ils des sanctions pour certains crimes exceptionnels. On peut en dire autant des Slaves et des Celtes. Voir Bros et Habert, dans Bricout, op. cit., 1. 1, p. 404, 416 et 421. Dans les légendes germaniques apparaît en récits grandioses l’idée d’une fin catastrophique du monde, mais qui n’a rien d’un jugement. E. Bominghaus, dans Christus, p. 664.

Religion musulmane.

 A peine y a-t-il lieu de

mentionner l’eschatologie musulmane, doctrine tardive et, comme l’Islam lui-même, toute faite d’emprunts. On y professe le sommeil de l’âme après la mort ; mais celle-ci se réveille au dernier jour pour participer au jugement solennel qui fixera le. sort définitif de l’humanité. Avec quelques particularités qui lui sont propres, cette doctrine présente bien des traits évidem ment puisés dans la tradition judéo-chrétienne. E. Power, dans Christus, p. 571.

En somme, la conception d’une suprême justice dans le monde à venir, absente ou très faible chez les sauvages et sans nul doute chez les primitifs, est entrée peu à peu, sous une forme ou sous une autre, dans la croyance des peuples civilisés. Tous ont senti la nécessité d’une rétribution individuelle et décrit, avec des couleurs propres à frapper les imaginations, le jugement qui doit la fixer. A ce jugement des individus, seul parmi les religions païennes, le mazdéisme a superposé des assises générales qui arrêteront le sort éternel de l’humanité.