Dictionnaire de théologie catholique/DIEU (CONNAISSANCE NATURELLE DE). VII. Le jansénisme

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.1 : DABILLON - DIEU philosophie modernep. 408-411).

VII. Le jansénisme.

Baius et après lui Jansénius acceptèrent en partie les doctrines de Luther et de Calvin sur les suites de la chute originelle, et cherchèrent à les accréditer sous le grand nom de saint Augustin. Pour Baius, comme pour Calvin, dans L’état de nature déchue, les forces de la raison en ce qui concerne les vérités morales sont entièrement éteintes. Baius traite de pélagiens ceux qui « entendent des nations qui n’ont point la gr ;’ice de la foi » le texte de saint Paul : Godes, (/use legeûi non habent. Boin., ii, 14. Denzinger, n. 902. Voir Baius, t. ii, col. 70-71.

Jansénius.

L’Augustinus, Rouen, 1 6 43, reprit les vues de Baius. Au premier abord, il semble que Jansénius se sépare de Baius ; car il concède que les philosophes platoniciens ont pu connaître Dieu par les créatures, que tel est bien le sens de Rom., i, 20, et l’opinion définitive de saint Augustin. De statu naturse purse, l. I, c. xiii, p. 304. Il dit même expressément qu’ils l’ont connu, naturali rationis lumine, nulla revelatione, par le principe naturel de l’obligation absolue où nous sommes d’aimer Dieu par-dessus toutes choses. lbid., c. xv, p. 307.

Mais : 1. cette connaissance était de nulle valeur au point de vue moral et religieux sans la grâce. Jansénius Fait ici l’équivoque, déjà signalée chez les protestants, qui confond l’utile au salut éternel, le méritoire du salut éternel, avec l’honnête. Comme il n’admet pas que l’homme déchu puisse rien faire de naturellement honnête sans la grâce, comme d’ailleurs il est vrai que sans la grâce, dans l’état où de fait nous sommes, nous n’atteindrons pas la vie éternelle, il conclut que les païens ne pouvaient avoir aucune connaissance de Dieu valable moralement sans la grâce : comme si « moralement honnête » et « méritoire de la vie éternelle » étaient équivalents. Le vice du système est facile à découvrir. Jansénius concède que les païens ont eu une connaissance naturelle de Dieu spéculativement valable, mais non une connaissance pratique, une connaissance avec laquelle ils aient eu le pouvoir de commencer leur vie morale et religieuse. A l’objection que saint Paul, Rom., i, 20, déclare les païens inexcusables de n’avoir pas honoré Dieu qu’ils connaissaient, et que par conséquent ces païens n’avaient pas une connaissance simplement spéculative de Dieu, mais une connaissance moralement utile, les jansénistes répondaient par la plus immorale des doctrines : Deus impossibilia jubet. C’est ce que veut dire Jansénius quand, pour expliquer comment la connaissance de Dieu qu’il concède aux païens n’était que spéculative, il leur octroie pour honorer Dieu « l’impuissance morale » où nous sommes d’observer toute la loi : or, on sait que d’après Jansénius cette impuissance morales— ramenait à une véritable impuissance physique, lbid., c. xiv, p. 306. 2. Cette connaissance purement spéculative de Dieu, que Jansénius concède à quelques païens manquait d’ailleurs de certitude, sans la grâce. Jansénius veut prouver que 1’ « état de nature pure » est impossible. Denzinger, n. 935. Entre autres arguments, il apporte celui-ci : Car le bonheur y serait impossible. Une des conditions du bonheur parfait, en effet, d’après saint Augustin et le sens commun, est qu’il soit assure. Or, dit Jansénius, dans l’état de nature pure, o quand même on accorderait que l’homme pourrait connaître Dieu, auteur des choses naturelles, il ne pourrait pas arriver à la certitude. Car, bien que dans cet état il pourrait connaître les vérités rationnelles tenuiter, il n’aurait pas la certitude de son immortalité personnelle, non tamen quamdiu vel ipsemet qui cognoscit, puisque aucun philosophe n’y est parvenu. » lbid., 1. II. c. vii, p. 337. En d’autres tenues, la philosophie spiritualiste est impossible, sans la grâce. Cf. Denzingi r, n. 1506, la proposition que dut signer lionnetiy.

3. Enfin, cette connaissance spéculative et incertaine de Dieu, que Jansénius concède à quelques païens etqu’il appelle naturelle, en réalité vient de la révélation par la grâce de l’amour. D’après M. Laberthonnière, la foi et l’amour se confondent. « Avoir la foi, la foi vive et complète, c’est posséder liieu..Mais nous ne pouvons posséder Dieu qu’en nous donnant à lui ; et nous ne pouvons nous donner à lui que parce qu’il se dorme à nous. La foi apparaît ainsi comme la rencontre de deux amours. » Essais de philosophie religieuse, 1903, p. 166 ; cf. p. 110. D’ailleurs, le don surnaturel de l’amour précède La foi et même la recherche de Dieu. « Lorsqu’en elle ! on entreprend de chercher Dieu, c’est que déjà d’une certaine façon on l’a trouvé, » p. 145. C’est, à peine démarqué, le fameux « Tu ne me chercherais pas, si lu ne m’avais trouvé. » Mystère de Jésus. Et ailleurs : « La foi, pour se réaliser, suppose la grâce, » p. 165 ; cf. p. 182. t Mais le désir [déposséder Dieu, d’être Dieu] n’est pas naturel, je veux dire que l’homme ne saurait l’avoir par lui-même, car on ne peut pas posséder Dieu malgré lui, comme on possède une chose. Et si l’homme désire posséder Dieu et être Dieu, c’est que déjà Dieu s’est donné à lui. Voilà comment dans la nature même peuvent se trouver et se trouvent des exigences au surnaturel, » p. 171. Ces exigences sont équivoques ; oui ou non, la nature exiget-elle de posséder Dieu’.' Rien n’est plus exige dans un être que ses constitutifs intrinsèques. M. Laberthonnière répond avec une précision qui ne lui est pas coutumière : « Ce qui fait que l’homme est homme, c’est justement qu’il a le pouvoir de mettre Dieu dans sa vie en le prenant pour fin, » p. 78.

Cette psychologie de la foi-amour n’est rien moins qu’originale. Jansénius avait dit au fond la même chose que M. Laberthonnière. Chez Jansénius aussi la manifestation de Dieu se fait par la grâce surnaturelle de l’amour (surnaturelle, au sens janséniste du mot). En effet, dans le passage où il semble accorder que l’homme peut connaître Dieu par les lumières naturelles de sa raison et sans révélation, l’évêque d’Ypresdit bien « que la lumière naturelle de la raison dicte que Dieu seul doit être aimé par-dessus toutes choses ; » que cette vérité appartient « à la loi naturelle, o parce que sans un tel amour de Dieu aucun acte ne peut èlre même ethice bon ; il ajoute même que, bien qu’incapable de remplir un tel précepte, l’homme sans révélation, par la seule lumière naturelle, connaît cette obligation. 9 Mais la connait-il parles seules forces d< sa raison sans la grâce de l’amour ? Non. le don surnaturel de l’amour est supposé. Les platoniciens, dit-il^ ont fait consister la sagesse dans l’amour de Dieu ; mais ces païens eux-mêmes ont attribué cet amour àla grâce. Cet amour doit, d’après eux, être inspiré de Dieu, il doit « être imprimé en nous par lu forme del’élernelle et immuable substance ; « ceux en qui cet amour est ainsi inspiré, ceux-là. et non pas les autres, , connaissent Dieu et leur lin. Liquida sequitur amorent Dei, quo naturalis ratio, site christianorum, sivegentilium, dictai eunt relut bonum naturie lalionalis beatificum esse diligendum… nullo modo posse ei crcalurce viribus naturalibus pro/icisci. lbid., I. I. c. Xlil, p. 305 ; c. xv, p. 307. La volonté qu’avait Jansénius de donner, par des bouts de textes, l’impression que saint Augustin pensait comme lui, explique le dédale de ces raisonnements. Mais, la pensée de Jansénius saisie, la ressemblance de ï’Augustinus et du Dogmatisme moral est ici frappante.

Dans les deux cas, la manifestation de Dieu dans l’homme se fait par l’amour, la foi-amour, don surnaturel. Dans les deux cas, c’est la fin dernière de l’homme qui sert de moyen terme. Dans les deux cas, le don de l’amour est à la fois exigé (naturel) et gratuit (non naturel). Dans les deux cas, l'état d’impuissance de l’homme joue le même rôle. Que les deux auteurs parlent d’un don de l’amour, nécessaire à la manifestation de Dieu, c’est évident. Chez Jansénius, la fin dont il est question est la vision intuitive, par laquelle seule on possède Dieu, on est divinisé : bonum beatificum. Chez M. Laberthonnière, il s’agit de la même fin, car les expressions « posséder Dieu, être Dieu » ne s’emploient pas en dehors de l'élévation à l’ordre surnaturel ; d’ailleurs, l’auteur exprime la nécessité de la grâce, ce qui n’aurait pas de sens s’il parlait d’une autre fin que de la vision face à face. Chez Jansénius, le don de l’amour est surnaturel, au sens janséniste, c’est-à-dire exigé par la nature intègre, gratuit pour la nature déchue. Chez M. Laberthonnière, le même don est m exigé », puisque la fin pour laquelle il est nécessaire est strictement exigée ; on nous dit, en effet, que le pouvoir de prendre Dieu pour fin est ce qui fait que l’homme est l’homme : mais rien n’est plus strictement que ce qui résulte des constitutifs de l’individu ou de l’espèce. Ce don est en même temps « gratuit », puisqu’on nous avertit que « le désir » dont il est question « n’est pas naturel ». Enfin, dans les deux systèmes, l’impuissance de l’homme joue le même rôle : d’après Jansénius, l’amour ne peut pas sortir des forces de l’homme ; d’après M. Laberthonnière, « le désir n’est pas naturel, je veux dire que l’homme ne saurait l’avoir par lui-même. » Il y a bien quelques nuances, qui viennent de ce que Jansénius parle de deux états, celui d’Adam avant le péché, et celui de l’homme déclin, landis que M. Laberthonnière ne parle que d’un seul, le noire. Mais, si l’on va au fond des choses, c’est la même conception du surnaturel exigé dans les deux cas. M. Laberthonnière a ses réponses, nous allons y venir après avoir conclu. Comme le désir de la vision intuitive suppose la révélation, qui, à cause de notre élévation à cette fin, est absolument nécessaire d’après te concile du Vatican, Denzinger, n. 1635, il Bail que Jansénius, eu vertu de sou système dans lequel le-- dons surnaturel- ; d’Adam sont exigés, el M. Laberthonnière. puisqu’il fait profession d’admettre le concile du Vatican, sont d’accord et sur l’origine, par la révélation, de la connaissance de Dieu, ontologiquement et moralement valable, et sur l’impuissance physique de l’homme déchu a parvenir à cette connaissance par les -eules lumières de sa raison naturelle. Cette impuissance est moins masquée dans VAugustinus que (buis le Dogmatisme moral, parce que Jansénius ne donne pas la grâce de la foi-amour a tout le monde el n’a pas de peine à damner ceux qui ne l’ont pas,

M. Laberthonnière, que les athées embarrassent, mel tout le toit sur eux : ils croiraient, s’ils sidonnaient les dispositions morales requises pour croire ; mais la de l’amour est universellement donnée < tous. Cette dernière assertion fournit à M. Laberthonn I Le don de l’amour n’est pas i m pas posséder Dieu malgré bu. I qui bpouvoir, la fin », mais non pas

désir. Réponse. — I. Si la fin est exi|

ent, - Dani cette question, quand on parle. toujoui - d’exi{ eni es hy i hypothèsi > d< i" ndu t d< i" ad de llcation rien.loue ne te i LU est vrai que les tl nple de la cou i i ration, du corn

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ni le concours général ne sont en notre pouvoir. Mais quel est le théologien qui a jamais ditou pensé que si, par exemple, je vis demain, ma vie ne sera pas naturelle, sous le prétexte qu’il n’est pas en mon pouvoir de me la donner par moi-même ? Or, c’est ainsi que parle M. Laberthonnière : « Le désir n’est pas naturel, je veux dire que l’homme ne saurait l’avoir par luimême. » — 2° On nous réplique encore et surtout : Mais il n’est question que du surnaturel exigeant et nullement du surnaturel exigé, comme chez Jansénius ou Baius. — Réponse. — 1. « Ce qui fait que l’homme est homme » est du surnaturel exigeant'.' C’est plus qu'étrange. 2. On conçoit un surnaturel exigeant ex hypothesi elevationis gratuilæ, mais on nous parle d’un surnaturel exigeant ex hypothesi elevationis debitse. Cf. Thamiry, Les deux aspects de l’immanence, Paris, 1908, c. ix, p. 230-294.

Qucsnel.

Les jansénistes développèrent la doctrine de VAugustinus. Charron, après Montaigne, s'était appliqué à montrer que par « les seules forces de la raison », l’homme ne peut pas connaître Dieu, et que, même quand on le connaissait par la foi, on restait dans une « ignorance consciencieuse », à savoir dans l’agnosticisme. Cf. Garasse, Somme théologique, l. II, sect. il, m. L’abbé de Saint-Cyran prit la défense de Charron ; il ('tait d’ailleurs convaincu qu’il y a « quelque danger à prouver par des raisonnements la vérité d’un Dieu. » Les théologiens de la secte s’attachèrent surtout à confondre la foi et la charité. Voir les propositions condamnées de Quesnel, Denzinger, n. 1200, 1267. Cette confusion établie contrairement au concile de Trente, sess. VI, can. 28, Denzinger, n. 720, et à toute expérience psychologique, ils soutinrent : 1. que la foi est la première des grâces que l’homme reçoit et peut recevoir, Denzinger, n. 1242, 1241 ; 2. que la charité seule parle à Dieu et que Dieu n’entend

qu’elle : « Tu ne chercherais pas, si tu ne m’avais

trouvé. » On rencontre, il est vrai, cette formule chez certains mystiques, mais dans un tout autre sens. Nemo i/uwrere valet, dit saint Bernard, nisi (/ni prius invencrit. De diligendo Dca, c. vii, 22, P. L., t. clxxxii, col. 987. Celle phrase décrit ce qui se passe dans l'âme justifiée (lui ne goûte plus les douceurs de l’amour divin et en soutire ; cette angoisse qu’elle ('prouve est encore de l’amour ou vient de l’amour ; l'âme cherche Dieu et court vers lui comme le cerf altéré ers l’eau des fontaines ; si elle cherche, c’est que déjà elle a trouvé. De plus, chez certains mystiques, cette formule s’entend d’une « possession de Dieu par disposition potentielle ; ce qui ne favorise d’aucune façon m le jansénisme ni la philosophie ou la méthode d’immanence. Cf. Rousselot, Pour V histoire du problème de l’amour au moyen âge. Munster, 1908, dans Beitrâge de Bæumker, t. vi, p. 8ô. : î. Quesnel parle d’une certaine connaissance naturelle de Dieu même pour les païens, Rom., i, 19, mais elle est mauvaise el pernicieuse, bien que venant de Dieu, Denzinger, n 1256 ans la lumière de la foi, sans le Christ

el sans la charité, que pouvons-nous être, sinon ténèbres, aberration et péché'.' s Denzinger, n. i i. Dernière conséquence, qui montre bien à quel rela n isme peut conduire une exagération pseudo-mystique en théologie Vec Detu e$t, nei igio, ttoi non < si chantas. Denzinger, n. 1273. Quesnel alléguait en faveur de cette proposition un rersel de -.uni Jean : nui non diligil, "<" }iovit Deum : quoniam / charitat eil. I Joa., iv-, s. Le sens de ce, il le

divan ! Qui nondiligitnon novit D itoporlet

tii talubrller ; ce qui lignifie que personne ne auvé sans la chai ité. Corni 111e de la PI ajoute : Eslo spéculative noicat Deum, praclice ia, i, rn. ni etl experimentaliter, fui, sapide,

i >, , i. ticul melli * el duU

IV. 80 : î

DIEU (CONNAISSANCE NATURELLE DE ;

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nem nenio novit per experientiam et saporem, nui qui illud gustat et sapit. Sicul enim sapor sapiendo, iia amoi' amando practicecognoscitur, gu8latur et sapitur. Quesnel confond donc deux choses : la connaissance qui assure le salut, expérimentale, et la connaissance purement spéculative, de pure foi ; et il donne tellement d’importance à la première qu’il conclut à la nullité de la seconde comme Molinos ou Ritschl.

Sur les propositions de Quesnel, voir Greg. Kurlz, O. S. B., Theologia suplristica in compeiulio délecta, Bamberg, 1736 ; il examine 537 propositions condamnées ; Calatayud, Uivus Thomas, Valence, 17'ii, t. ii, et pasaim ; l’auteur s’occupe beaucoup des faits mystiques allégués alors comme aujourd’hui ; Jac. de la Fontaine, Constitutio Unigenitus iheotogice propugr.ata, 4 in-fol., Dillingen, 1720, où l’ordre des propositions est suivi ; les textes scripturaires et patristiques. cités par Quesnel et ses défenseurs, sont rapportés et discutés.

Pascal.

On trouve dans les Pensées de Pascal un grand nombre des conséquences ou des hypothèses de YAuguslinus, bien que les cinq propositions n’y soient pas. De.même, on n’y trouve pas toutes les propositions de Quesnel, mais les germes de tout ce qu’a condamné la bulle Unigenitus y sont assez apparents. Je parle bien entendu, non pas des Pensées éditées en 1669 et 1670 par les jansénistes où, spécialement sur le sujet qui nous occupe, furent faites des corrections importantes, cf. Pensées de Biaise Pascal, édition des grands écrivains, Paris, 1901, t. i, p. clxxvi, lit. xx ; fragments 242, 243, t. ii, p. 175, et des omissions savamment calculées, cf. fragment 556, t. iii, p. 4, note 2, avec les renvois. Mais il est question des Pensées telles que nous les lisons aujourd’hui, telles que les admire M. Eucken, telles que les recommande M. Laberthonnière. Essais de philosophie religieuse, p. 193-224.

1. La doctrine de Pascal sur les suites du péché originel est celle de Luther, de Calvin, de Baius, de Jansénius ; elle n’est pas la doctrine catholique.

2. La doctrine de la connaissance religieuse de Pascal, en tant qu’elle suppose que notre raison n’est naturellement que ténèbres et aveuglement, et en tant que sous le nom de foi du cœur elle propose au fond les vues de Jansénius et de Quesnel sur la foi-amour, a été condamnée parla bulle Unigenitus ; l'Église n’est donc pas responsable des défauts de l’apologétique qu’on en peut tirer.

3. Sur le point spécial qui nous occupe, à savoir de l’impuissance de l’homme à parvenir à la connaissance de l’existence de Dieu par les lumières naturelles de sa raison, sans l’aide de la révélation, Pascal est hérétique ; il a été condamné avec les traditionalistes, comme nous le verrons bientôt, par le concile du Vatican. Il écrit en effet : « Parlons maintenant selon les lumières naturelles. [XI vient de dire que par la foi nous connaissons l’existence de Dieu, mais non sa nature.] S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible… Nous sommes donc incapables de connaître ni ce i/it’ll est, ni s’il est. » Pensées, t. H, p. 145, fragment 233. C’est précisément ce que le dernier concile a condamné. Denzinger, n. 1634, 1653. Aussi, de même que Jules Simon avait raison de soutenir contre les traditionalistes français que leur Église les désavouait, quand ils prétendaient que lui, rationaliste, ne pouvait pas, indépendamment de la révélation, écrire une théodicée, et qu’il n’y a pas de « philosophie séparée », Religion naturelle, Ie édit., Paris, 1857, p. ix sq.j de même, le protestant de Genève, E. Naville, et « l'évadé », M. Hébert, ont raison de ranger Pascal parmi les auteurs condamnés au concile du Vatican. E. Naville, Philosophies négatives, Paris, 1900, p. 63 sq.j Hébert, L'évolution de la foi catholique, Paris, 1905, p. 135. Aussi M. Decurtins n’a-t-il fait que tirer une conséquence de bon sens, lorsqu’il a écrit dans un article qui avait pour but de dégager du mouvement moder niste « la réforme sociale chrétienne » : < Nous ne comprenons pas comment, après le Vatican, on peut construire une apologie du christianisme sur Pascal. »

Parlant des preuves classiques de l’existence de Dieu c par les ouvrages de la nature », l'édition de 1 070 faisait dire à Pascal : « Je n’attaque pas la solidilé de ces preuves consacrées /mr l'Écriture sainte. » En réalité, Pascal avait écrit : « C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi delà nature pour prouver Dieu. » Fragment 243, t. il, p. 177. « N’oublie-t-il pas, demande M. Naville, la déclaration du psalmisle, Ps. xtx ? N’oublie-t-il pas la parole si claire de saint Paul que les perfections de Dieu se voient comme à l'œil dans ses ouvrages, Rom., I, 20? » Pascal n’oublie rien ; mais son exégèse est celle de YAuguslinus tout comme sa psychologie et sa morale. Cf. Pensées, t. ii, p. 285, frag. 375 ; p. 21, frag. 294 ; t. i, p.CLXii. « Je n’entreprendrai pasici. dit-il, de prouver par des raisons naturelles ou l’existence de Dieu, ou la trinilé, ou l’immortalité de l'âme ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance sans Jésus-Christ est inutile et stérile. » Fragment 556, t. m. p. 4. Port-Royal avait écarté ce passage compromettant, parce que trop voisin de YAuguslinus. En le présentant au public, Etienne Périer prit soin de gloser, afin de faire oublier cette filiation ; mais M me Périer en fait le centre de YApologie, prononçant avec Quesnel que « hors Jésus-Christ, il n’y a que vices, que misère, que désespoir, et nous ne voyons qu’obscurité dans la nature de Dieu et dans la nôtre, » t. i, p. cxciv, ccxliv. Qui avait tort ou raison de la préface d’Etienne Périer ou de M me Périer'? L’une et l’autre. Car Etienne Périer écrivait sa préface pour une édition où on lisait seulement qu’on n’attaquait pas la solidité des preuves de l’existence de Dieu, mais que souvent ces preuves ne son pas assez proportionnées à la disposition d’esprit de ceux pour qui elles sont destinées. Mais M me Périer pouvait lire dans le manuscrit : « Ces personnes destituées de foi et de grâce, recherchant de toutes leurs lumières tout ce qu’elles voient dans la nature qui les peut mener àcette connaissance [de Dieu], ne trouvent qu’obscurité et ténèbres. » Fragment 242, t. ii, p. 176. Là est le mot de l'énigme.

Car, pour Pascal, comme pour Jansénius, « il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le cour voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent. » lbid. Avec la grâce de la foi vive le ca>ur connaît bien des raisons. Kt sans elle ? Nec unus quidem tôt sœculorum lapsu, répond Jansénius, in tanta liistoriarum vastitate reperiri potest, qui summum bonum, id est Deum verum, naturse sagacitale sine Dei gratia invenerit et coluerit. Augustinus, De statu, etc., l. II, c. v, p. 335. Le cœur de ceux qui ont la grâce de la foi vive voit clairement toutes les raisons de croire ; la raison des autres ne voit rien, ou ce qu’elle voit est inutile. Sans doute le Crede, ut intelligas a un certain sens vrai, mais 1' « abêtissez-vous ne paraît en avoir aucun. Le tort de Pascal est de ne pas distinguer entre la connaissance des mystères proprement dits, et celledes vérités rationnelles sur Dieu. Denzinger, n. 1631. 1643, entre les vérités que la foi nous propose et celles qui constituent lespréambules de la foi, dont l’existence de Dieu fait partie, lbid., n. 1638. Pour lui, l’homme corrompu a, relativement à toutes ces vérités, la même impuissance physique, tant qu’il n’a pas la grâce ; et. il n’y a pas plusieurs variétés de grâces : ou bien nous avons l’amour céleste et tout est sauf, ou bien nous sommes les esclaves de la cupidité et tout est perdu. Denzinger, n. 1385 sq. Aussi Pascal se proposait-il d'écrire contre ceux qui tiennent que l’existence de Dieu est manifeste, que nous en avons une connaissance spontanée et naturelle. Fragment 242. Il ne s’agit pas ici de Descartes, pour lequel Pascal est d’ailleurs très dur, fragments 76 sq. ; ni précisément de ceux qui comme Grotius commencent leur apologétique par les preuves en forme de l’existence de Dieu, fragments 243, 556 ; mais bien des théologiens, qui prenaient pour base de leur apologétique le lait de la connaissance spontanée et certaine de Dieu, considérant, comme le fait encore un des meilleurs théologiens du XIXe siècle, Scheeben, La dogmatique, trad. Bélet, t. ii, n. 29, que dans l’espèce « les preuves scientifiquement développées, bien loin de donner à l’homme la première certitude de l’existence de Dieu, ne font qu'éclaircir ou consolider celle qui existe déjà. » Le P. Colon, dans un entretien laissé dans ses manuscrits et publié plus tard (en 1683, d’après Sommervogel) par le P. Boutauld, Le théologien dans les conversations, i eilit., Avignon. 1853, avait employé cette méthode. Interrogé' par un athée sur les preuves de l’existence de Dieu, le théologien de f'.oton refuse d’abord de « parler de la nécessité' de l’Etre absolu, de la non-implicance en sa définition, de V impossibilité des causes infinies en nombre, de tous les autres arguments inventés par la logique artificielle des académies, « p. 40. Il y vient plus tard ; mais il débute par une sorte de démonstration ad oculos : Voyez et regardez le soleil et le> astres et vous sentirez naître la science de Dieu, avec un instinct qui vous portera à l’honorer. Cf. Illingworlh. Th mmanence, Londres, 1904 ; au c. n. The religious influence of the material wo ld, p. i : i- - 27, l’auteur a rassemblé de curieuses citations sur ce sujet. C’est à celle méthode des théologiens que s’en prend Pascal au fragment 242. Les rencontres verbales avec le texte de Colon sont d’ailleurs remarquables. Coton et Pascal discutent à peu prés les mêmes difficultés des athées, bien qu’ils les résolvent très différemment. « Leur argi >nl principal, dil Eugène le théologien de Coton, ù propos des anciens docteurs, quand ils ont voulu convaincre les infidèles, a toujours été de leur montrer le firmament et les astres, et les autres parties de l’univers. Je vous les montre, Messieurs, et je vous dis : Regardez. Eugène s'étant arrêté après avoir prononcé' cea il"u paroles, Léonce [l’athée du diali i -lit de continuer et de rapporter les raisons et les preuves que les anciens avaient formées là113. Quand j’ai dit : Regardez, repartit Eugène, j’ai lit tout cique je dois dire ; car la maxime de ces preniiei i l’avis qu’ils m’ont donné', est que, ap porter des raisons à ceux qui, après avoir regardé le monde, ne savent pas encore qu’ils ont un Dieu, c’est apporter le flambeau pour montrer le soleil à ceux qui ne le voient pas en plein midi, p. 18. C’est ruiner toute l’apologétique de Pascal, dont la base est que depuis la corruption de notre nature, Dieu nous a I. lisses dans un aveuglement « dont nous ne pouvons ir que pai la foi i fin tii nne. lussi Pascal écrit-il de ci - l qui n’ont pas la grâce de la foi Dire à i ux-là qu’ils n’ont qu'à voir la moindre

! qui les environnent et qu’ils verront Dieu à

overt, "i leur donner pour toute preuve de ce nd et important sujet le cours de la lune i i, i 'm i' l I leur donm r sujet de it les preuvi ide notre religion sont bien faibles, i l la i omparaisondu joui en plein midi, Pascal alli,

de i i i niui. et ajoute r., - r n’est

"' '""'i' c. qu’on parle eu le joui n

plein midi. On d< dil point que ceui qui i herchent le " plein midi ou de i eau à la mer, en trouveront

et ainsi il faut bien que l'évid de Dieu ne Mil pas

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jetle quelque lumière sur ce dernier passage : « Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? demande l’athée à Pascal. — Non. — Et votre religion ne le dit-elle pas ? — Non [au contrairej. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la plupart. » Ceux qui ont la foi vive voient, les autres sont aveuglés. Pascal se souvient-il de la phrase de Calvin sur les païens : S’ils ont eu quelques éclairs de la vérité, c'était pour les mieux perdre ? La doctrine catholique est que Dieu, après la chute, nous a laissé la raison, l’usage de la raison, la puissance physique de le connaître, afin de nous sauver, si profitant de ses bienfaits nous ne manquons pas à notre devoir : facienli quod in se est, Veus non denegat gratiam, cela est vrai de tous.

Lnfin, que savons-nous de la nature intrinsèque de Dieu, même lorsque nous croyons en lui ? Nominaliste comme Locke, Pascal est agnostique comme lui. Il s’applique à montrer « qu’on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est. » Fragment 233, t. ii, p. 143. Des éditeurs modernes rapprochent de ce fragment plusieurs textes de Charron où il conclut à « l’ignorance consciencieuse ». Ces textes sont précisément ceux que le P. Garasse avait relevés et où il avait flairé « l’athéisme couvert » ; ce sont donc bs mêmes que Saint-Cyran, défenseur de Charron, avait jugés orthodoxes. Pascal et Saint-Cyran s’accordaient sur l’agnosticisme croyant : « Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison, » parce que dans le système janséniste il n’y avait pas de foi sans amour. Fragment 278, t. il, p. 201, avec la noie très instructive. Cela est exact de la « foi parfaite » ; aussi les éditeurs de 1670 ajoutèrent-ils cette épithèle au texte original ; mais cela est faux de la foi tout court. Et, si on soutient cette erreur, le danger de mettre la foi dans le sentiment et de réduire l’objet de la foi au l’ait brut de l’existence de Dieu est difficile à éviter. Ce pas franchi, si vraiment « c’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison o, et si ce sentiment est la foi, il est logique d'écrire : o Par la foi nous connaissons son existence ; par la gloire nous connaîtrons sa nature, > t. II, p. 144. Le sentiment, en effet, ne peut pas, en tant qu’opposé à la raison, nous renseigner sur la nature intrinsèque de Dieu. Mais la raison, d’après Pascal, . ne connaît ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes. » lbid. Il reste donc que ni par la raison, ni par la loi, isolées, ou prises ensemble, nous ne pouvons porter un jugement sur la nature intrinsèque de Dieu : ce qui est l’agnosticisme croyant de Spencer, de Kant, de Mansel et des modernistes.