Dictionnaire de la langue française/2e éd., 1873/Complément de la préface

(1p. xl-lvi).

COMPLEMENT DE LA PRÉFACE

ou

COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.


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Mon plan, qui a rendu une préface nécessaire au dictionnaire, rend un complément nécessaire à la préface. En effet, sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des changements du langage. Dans l'étymologie j'invoque l'historique ; je l'invoque aussi plus d'une fois pour la classification des sens, pour l'explication des locutions, pour des remarques qui confrontent l'usage moderne et l'usage ancien, et de cette confrontation tirent des conseils. Ici donc la vieille langue est auprès de la moderne, lui prêtant appui et lumière. Mais celui qui, pour chercher et consulter, tournera les pages de ce dictionnaire, est en droit de demander : « Qu'est la vieille langue ? En quoi ressemble-t-elle à la langue moderne, en quoi en differe-t-elle ? Est-elle barbare, comme on le pense d'ordinaire, ou est-elle régulière ? Que disent là-dessus l'érudition et les nouvelles recherches ? Puisque des vers sont cités, de quel genre de versification usait-on, et quel est le rapport de notre versification avec l'ancienne ? Puisque le français a déjà duré tant de siècles, quelle en est l'histoire? Et enfin quel est, parallèlement à cette histoire, le développement de la littérature ? »

La réponse à ces questions est dans sept chapitres qui se suivent et s'intitulent ainsi : 1° Des règles grammaticales de l'ancien français ; 2° De l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation ; 3° Des règles de l'ancienne versification ; 4° Des dialectes et des patois ; 5° Des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française ; 6° Aperçu de l'histoire du français ; 7° Coup d'œil sur l'histoire de la littérature, chapitre destiné à montrer quelle valeur et quel intérêt s'attachent aux vieux textes.

i. des règles grammaticales de l'ancien Français.

Si l'on rapproche l'usage actuel de l'usage du dix-septième siècle, on note de nombreuses dissemblances. Ainsi on disait alors autant comme :

Tendresse dangereuse autant comme importune.

(Corneille.)


On ne le dit plus. On employait dessus, dessous, dedans comme prépositions ; aujourd'hui ils sont uniquement adverbes. La tournure plus.... plus se rendait souvent par d'autant que.... d'autant plus,

Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour,
D'autant plus maintenant je te dois de retour.

(Corneille.)

En remontant au seizième siècle, on aperçoit des modifications analogues : des tournures tombent en désuétude, d'autres s'introduisent ; mais la syntaxe, dans ce qu'elle a d'essentiel, reste la même ; les rapports des mots suivent des règles identiques, et l'accord s'en fait au seizième siècle comme au dix-septième et comme de notre temps.

Il n'en est plus ainsi quand on arrive aux époques anciennes, aux onzième, douzième et treizième siècles. Alors la syntaxe est autre, ressemblant plus à la syntaxe latine qu'à celle de l'usage moderne. Le trait le plus marqué de la dissemblance, quant à la syntaxe, entre le latin et le français actuel, est que l'un a des cas et l'autre n'en a point ; eh bien, l'ancien français a des cas, non pas six comme le latin, mais deux, le nominatif ou sujet et le régime.

La formation de ce nominatif et de ce régime se fait dans une certaine catégorie de mots en vertu de l'accent latin qui se déplace du nominatif au régime, et, dans une autre catégorie, à l'aide de l’s, qui, dans la deuxième déclinaison latine, appartient au nominatif et disparaît à l'accusatif.

Pour la première catégorie je citerai : emperere, empereor répondant au latin imperátor, imperatórem (j'indique par un accent la syllabe qui porte l'accent tonique) ; sire, seigneur répondant au latin sénior, seniórem ; lerre, larron répondant au latin látro, latrónem ; donere, doneor répondant au latin donátor, donatórem ; mieudre, meilleur répondant au latin mélior, meliórem ; pire, pior répondant au latin péjor, pejórem ; abe, abé répondant au latin ábbas, abbátem ; enfe, enfant répondant au latin infans, infántem ; prestre, prevere ou provoire répondant au latin présbyter, presbyterum, et ainsi de suite. On rapprochera de cette gorie les noms latins qui, en changeant de cas, ne changent pas d'accent, il est vrai, mais prennent une syllabe de plus, dont l'effet se fait sentir dans le français : hom, home répondant au latin hómo, hóminem ; cuens ou cons, comte, répondant au latin cómes, cómitem, etc.

Voici le paradigme :

1re catégorie des noms masculins.

Singulier Pluriel.
Nom. li emperere. li empereor.
Rég le empereor. les empereors.

Pour la seconde catégorie, le nominatif se marque par une s qui provient de l's du nominatif de la seconde déclinaison latine, et le régime par le thème du mot sans l's : li chevals (caballus) ou chevaus ou chevax (car les finales als, aus, ax sont grammaticalement équivalentes, sans doute parce qu'elles l'étaient dans la prononciation), le cheval (caballum) ; li chevels ou cheveus (capillus), le chevel (capillum) ; li fils (filius), le fil (filium), etc. Le neutre latin s'étant perdu dans les langues romanes, les noms neutres de la deuxième déclinaison furent traités comme les noms masculins : li bras, le brac (brachium). Enfin, la règle de l's se généralisant, on la donna, pour distinguer du régime le nominatif, à des mots qui n'appartenaient pas à la deuxième déclinaison : li rois, le roi ; li chiens, le chien ; li airs, le air ; la maisons, la maison ; la riens (du latin rem), la rien ; li dormirs, le dormir, etc. Il arriva même, l'esprit de régularité grammaticale s'étendant, que cette s caractéristique du nominatif en une certaine catégorie fut introduite en l'autre catégorie qui n'en avait pas besoin ; et dans un certain nombre de manuscrits on trouve, ce qui d'ailleurs est moins bon : li empereres, li doneres, li enfes, li abes, li homs, etc.

Dans les noms de la deuxième déclinaison latine, le pluriel étant en i, par exemple caballi, et le régime avec une s, caballos, la langue d'oïl représenta exactement cette formation : li cheval, les chevals ou chevaus ou chevax (on voit d'où vient notre pluriel chevaux). De la sorte, le pluriel se trouve reproduire inversement le singulier, ayant pour nominatif la forme du régime du singulier, et pour régime la forme du nominatif. Dans l'autre catégorie de noms, le latin étant imperatores, imperatoribus, la langue aurait dû dire : li empereors, les empereors ; mais l'influence de l'autre catégorie se fit sentir, et le nominatif pluriel, là aussi, resta semblable au régime singulier ; de sorte que le tout devint : li empereor, les empereors ; li enfant, les enfans ; li abé, les abés ; li home, les homes, etc.

Voici le paradigme :

2e catégorie des noms masculins.

Singulier. Pluriel.
Nom. li chevals. Li cheval.
Rég. le cheval. les chevals.

Les noms féminins à terminaison masculine, comme maison, cité, salut, etc. suivirent la règle commune de l's. Quant aux noms féminins à terminaison féminine, c'est-à-dire ceux qui répondent aux noms de la première déclinaison latine, la règle voulait, au singulier, la rose, pour les deux cas, répondant à rosa, rosam ; au pluriel, les rose (sans s) au nominatif, et les roses au régime, répondant à rosæ, rosas ; cela se trouve en effet dans quelques manuscrits. Mais l'usage prévalut de traiter ce genre de mots au pluriel comme au singulier, c'est-à-dire de ne leur donner qu'une terminaison pour les deux cas ; cette terminaison fut l's : les roses, au nominatif comme au régime.

Pourvue ainsi de deux cas, la langue eut une syntaxe qui, sans être celle de la latinité, ne fut pas non plus celle du français moderne. Dans les emplois où un mot était sujet ou attribut appartenant au sujet, on lui donna la forme du nominatif ; dans ceux où il était complément soit d'un verbe actif, soit d'un verbe neutre, soit d'une préposition, soit d'un autre substantif, on lui donna la forme du régime : la fille le roi, la fille du roi ; li chevals l'empereor, le cheval de l'empereur ; plaire le seigneur, plaire au seigneur ; li brans Charlon et li Rolant, l'épée de Charles et celle de Roland. Un souvenir de ces constructions s'est conservé jusqu'à nous dans fête-Dieu, hôtel-Dieu.

Les adjectifs présentaient une particularité : ceux qui, en latin, avaient une même terminaison pour le masculin et le féminin, n'en avaient non plus qu'une seule dans le français. Ainsi, legalis ayant donné loial, on disait uns hom loials et une femme loials, au nominatif ; un home loial et une femme loial, au régime. Plus tard, les adjectifs qui, venant des adjectifs latins en us, a, um, changent de finale pour le féminin, tels que bon, bonne, vrai, vraie, etc. étant les plus nombreux, il se créa une tendance à l'uniformité qui l'emporta sur la règle d'origine, et l'on finit par soumettre tous les adjectifs, quelle qu'en fût la provenance, à la même flexion, et par écrire loyale au féminin. Mais, quand on rencontre les textes où l'accord déterminé par le latin est observé, il ne faut pas se laisser tromper par l'usage moderne et prendre l'usage ancien pour une infraction à la grammaire. Au contraire, l'infraction est dans l'usage moderne et la correction dans cet usage ancien, dont nous avons gardé grand mère, qui serait mieux écrit grand mère, et quelques autres

A la règle des adjectifs tient de très près celle de la formation des adverbes en ment. Les langues romanes laissèrent complètement tomber les adverbes latins en ter, comme prudenter, prudemment, et en e, comme male, malement. Ains obligées d'inventer, elles créèrent une combinaison nouvelle qui prévalut non-seulement dans le français, mais dans le provençal, l'espagnol et l'italien ; ce fut de prendre le substantif latin mens, mentis, qui signifie esprit, de lui attribuer le sens de façon, manière, et d'en faire avec l'adjectif un composé organique ayant l'emploi d'adverbe. Cette combinaison implique des conditions grammaticales qui furent exactement remplies. Le mot mens étant féminin, il fallut que l'adjectif qui entrait dans cette composition, s'y accordât ; cela fut fait, et l'on dit alors, comme nous disons encore, bonnement, saintement, hautement ; on dit vraiement, hardiement, etc. (ces derniers, nous les avons contractés en vraiment, hardiment, etc.) ; on dit loialment, que nous avons changé en loyalement quand les adjectifs de ce genre prirent l'e au féminin ; on dit prudemment, l'adjectif prudent étant de ceux qui, de par le latin, ont le féminin semblable au masculin ; nous avons conservé ce dernier sans lui faire subir le changement qu'a subi loialment pour devenir loyalement ; mais ce changement, il l'avait subi au seizième siècle, où l'on disait prudentement ; ce néologisme ne se maintint pas, et la forme ancienne, quoique en désaccord avec la réforme apportée aux adjectifs, prévalut et demeura.

Autre différence de syntaxe : le comparatif n'avait pas dans l'ancien français le même complément que dans le français moderne ; ce n'est pas le que dont on se servait, c'est la préposition de : plus grant de son frere, etc. Les langues romanes (car les autres emploient aussi cette tournure) se conforment en cela au latin, rendant de cette façon l'ablatif qui était le complément du comparatif : major fratre.

Quant à la conjugaison, la principale observation est que la première personne du singulier ne prend point d's, à moins que cette lettre ne soit du radical : je voi, je vi, etc. Ces formes sans s sont restées dans notre versification à titre de licences ; mais, bien loin d'être une licence, c'est une régularité, car l's, conformément à la conjugaison latine, type de la nôtre, n'appartient pas à la première personne (video, vidi), et c'est à tort que de la seconde personne, dont elle est caractéristique, on l'a étendue à la première. L'imparfait est en oie, oies, oit : je aimoie, tu aimoies, il aimoit : ce qui représente les désinences latines abam, abas, abat ; le conditionnel suit la même formation : je aimeroie, tu aimeroies, il aimeroit. Certains verbes de la première conjugaison subissaient au présent de l'indicatif une modification qui change le son de la voyelle du thème : je doin, tu doins, il doint, de donner ; je aim, tu ains, il aint, de aimer. On trouve jusque dans le dix-septième siècle : Dieu vous doint.

Ces quelques remarques sont surtout destinées à empêcher que les dissemblances qui sauteront aux yeux entre l'usage ancien et l'usage présent ne soient prises pour des fautes. C'était là l'illusion des gens du dix-septième siècle et du dix-huitième ; pour Voltaire, ces dissemblances ne sont qu'une rouille de barbarie qui s'est effacée par le progrès des lumières, et il est plein de mépris pour le jargon qui se parlait au temps de saint Louis. Mais il n'y a aucun compte à tenir, en ce cas, de son jugement et de tout jugement pareil, car ce jugement était porté en pleine ignorance des faits ; nul ne soupçonnait alors que le vieux français fut une langue à deux cas, et que cette rouille apparente, ce jargon prétendu, dépendissent de règles syntaxiques qu'on admirait grandement dans le latin. Une étude positive témoigne que le français ancien est plus voisin du latin que le français moderne, et qu'à ce titre il faut en écarter toutes les imputations de barbarie grammaticale et de jargon grossier ; le latin suffit à le protéger.

Ces remarques ont aussi pour but d'aider à comprendre les textes de la vieille langue qui sont abondamment cités dans ce dictionnaire. Un peu de lecture la rend bien vite familière ; pour nous le vieux français n'est point une langue étrangère où nous ayons tout à apprendre ; c'est notre propre langue dont d'avance nous connaissons le fonds. Dès qu'on a écarté le voile des différences de grammaire, dès qu'on a saisi le sens de quelques mots essentiels, on devient suffisamment maître de la langue pour lire couramment les textes.

ii. de l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation.

Il faut, parmi les difficultés qui déconcertent au premier abord, compter les différences d'orthographe. Bien que l'orthographe ancienne soit le fondement de la nôtre, cependant des changements très notables sont intervenus ; on s'en étonnera d'autant moins, vu le long temps qu'embrasse l'histoire de la langue, que le court intervalle qui nous sépare du siècle de Louis XIV a suffi pour nous faire écrire une foule de mots autrement que ne les écrivaient nos pères ; ainsi nous figurons par ai ce qu'ils figuraient par oi (j'aimois), par ê ce qu'ils figuraient par es (teste), etc.

Quand la langue vulgaire, se dégageant du latin, commença d'être écrite, on eut devant soi une règle naturelle et toute faite que l'on suivit ; ce fut l'orthographe latine qui fournit tout d'abord le gros de celle du français. Ainsi testa donna teste ; tempestas donna tempeste ; amare donna amer (aimer), et ainsi de suite. De la même façon, de alter on fit altre ; de gloria, glorie ; mais ici les particularités de la prononciation française se manifestèrent ; de très bonne heure, sinon de tout temps, on prononça autre et gloire ; si bien que l'orthographe étymologique fut obligée de céder à l'orthographe de prononciation, et que, à côté de altre et de glorie, les textes ne tardèrent pas à présenter autre et gloire. Il y eut même, dans le quinzième et le seizième siècle, un moment où, combinant vicieusement le principe d'étymologie et le principe de prononciation, on écrivit aultre.

Il faut dire un mot de la prononciation, car, ainsi qu'on le voit, elle est intimement liée à l'orthographe. Ce sont deux forces qui réagissent continuellement l'une sur l'autre. Quand l'enseignement grammatical est peu étendu et qu'on apprend sa langue beaucoup plus par les oreilles que par les yeux, alors c'est la prononciation qui modifie l'orthographe et la rapproche de soi. Quand au contraire les livres ont une grande part dans l'enseignement de la langue maternelle, alors l'orthographe prend empire sur la prononciation ; la tendance est de prononcer toutes les lettres qu'on voit écrites, et la tradition succombe en bien des points sous cette influence des yeux ; nous en avons, dans le parler d'aujourd'hui, de continuels exemples.

Durant le cours de tant de siècles et au milieu de toutes les influences dialectiques, la prononciation a dû varier beaucoup, et il est impossible de la faire connaître exactement, nos aïeux ne nous ayant laissé là-dessus aucun renseignement direct. Toutefois, nous en avons d'indirects, et avec cette aide on peut se faire en gros une idée de la prononciation ou, si l'on veut, des prononciations de notre langue dans les temps anciens. Génin est le premier qui se soit occupé de cette matière, et qui, au milieu de beaucoup de propositions paradoxales et erronées, ait posé un principe vrai et fécond : c'est que, en général, dans les sons fondamentaux, la prononciation d'aujourd'hui reproduit la prononciation d'autrefois, et que, toute déduction faite de certaines différences manifestes d'elles-mêmes, on se rapproche bien plus de l'articulation passée en prononçant un mot comme nous le prononçons maintenant qu'en le prononçant comme il est écrit.

En effet, les articulations propres à la langue moderne existent dans la langue ancienne. Les ll mouillées y sont écrites tantôt ll, tantôt li, tantôt, comme en italien, gl. Il en est de même du gn, qui est aussi en italien, et qui s'écrit ñ en espagnol ; il en est de même du j, cette lettre particulière au français parmi les langues romanes. On trouve au moins deux e : l'e muet et l'é fermé à la fin des mots. En combinant toutes les prononciations des langues romanes et en les rapprochant du latin, on arrive à déterminer avec probabilité beaucoup d'articulations qui, une fois déterminées, réagissent à leur tour sur le problème de la prononciation de l'ancien français.

Une des plus heureuses applications du principe de Génin a été de constater ce qu'était la combinaison des lettres ue. Jusqu'à lui, on y voyait, comme cela est écrit pour nous et selon nos habitudes, deux voyelles énoncées distinctement (u et e) ; même on mettait, dans les anciens textes imprimés, un accent sur l'e, écrivant, par exemple, les bués (les boeufs) : ce qui faisait deux fautes, l'une contre la versification quand le mot se trouvait en vers, puisque, de monosyllabe qu'il est, on en faisait un dissyllabe ; l'autre contre la prononciation, puisqu'il doit se prononcer exactement comme aujourd'hui boeufs se prononce. Dans la peinture des sons par les lettres, tout est de convention. Le son eu se figure aujourd'hui par e et u ; chez nos aïeux il se figurait par u et e ; du moins, c'est la forme à beaucoup près la plus ordinaire ; on ne rencontre que rarement notre figuration présente. Ainsi il puet doit s'articuler il peut ; cuer doit s'articuler coeur, écrit dans les temps intermédiaires cueur ; puis, quand l'ue se change dans l'écriture en eu, le c se trouvant alors devant un e et ne pouvant avoir la prononciation dure qui appartient à ce mot, on vint à la combinaison présente qui est coeur. Cueillir est un scandale pour les grammairiens : suivant l'orthographe et la prononciation présentes, on y lirait ku-e-llir, non keu-llir ; mais, si l'on se reporte à l'orthographe ancienne, on voit que c'est la figuration ue conservée archaïquement et non remplacée par eu, à cause de la difficulté qui s'est présentée de mettre e après c. Dans le nom de lieu, la Muette, qui a toujours été un rendez-vous de chasse, cette même figuration archaïque conservée a rendu le mot méconnaissable ; il aurait fallu, quand la mutation d'ue en eu s'est faite, changer l'orthographe et écrire la Meute pour maintenir le son et le sens.

Des remarques semblables s'appliquent aux finales ex, iex. Tout porte à croire que iex se prononçait yeux, que diex se prononçait comme nous prononçons dieux, et que l'x n'y est qu'un signe orthographique comme dans notre propre figuration.

Le signe orthographique qui notait le nominatif singulier et le régime pluriel était, suivant les temps et les textes, x, zou s. De fait, nous avons gardé pour la formation du pluriel l'x ou l's, dont telle est l'origine.

L'orthographe ancienne n'aimait pas l'accumulation des consonnes ; c'est au seizième siècle que, par une recherche pédantesque de l'étymologie, on en a chargé l'écriture ; notre orthographe ne s'est pas suffisamment débarrassée de oe qu'a fait en cela le seizième siècle. Dans les hauts temps on écrivait les enfans, non les enfants ; les pons, non les ponts ; les saus, non les sauts ; les sers, non les serfs ; les cos, non les coqs, etc. C'est ainsi que ost, qui signifiait armée et qui n'a pas complètement disparu de la langue, quand, au nominatif singulier ou au régime pluriel, il prenait l's, devenait li oz, les oz, et le buef (boeuf) devenait li bues, les bues. Les grammairiens qui ont demandé à diverses reprises et parfois obtenu la suppression du t dans les terminaisons plurielles ants, ents, peuvent invoquer pour eux l'usage antique.

Dans un dictionnaire qui lie incessamment l'ancien français avec le français moderne et qui n'abandonne jamais la tradition, des explications de ce genre sont indispensables.

iii. des règles de l'ancienne versification.

L'ancienne versification est le fondement de la nôtre, et rien n'est plus faux que l'opinion de Boileau :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.

Bien des siècles avant Villon, toutes les règles de la versification avaient été trouvées, et, durant un long intervalle de temps, appliquées dans une foule innombrable de compositions grandes et petites. Villon n'eut rien à débrouiller ; il ne fit, lui et ses successeurs, que se servir des créations d'un âge primordial.

Cet âge primordial est celui où la langue naquit des ruines du latin. Ce fut des mêmes ruines que sortit la versification. L'ancienne métrique, venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves (je laisse de côté ici l'arsis et la thésis). Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eut progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta ; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné, et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et à brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques. Les choses en étaient là quand les barbares intervinrent : l'empire fut ruiné, et les langues romanes commencèrent à se former. Mais, si le vers antique était tombé en déchéance sans pouvoir se reproduire, puisque les langues modernes suivaient l'accent et non la quantité prosodique, le vers nouveau n'était pas trouvé. Il fallait pourtant qu'il se trouvât ; car le monde roman (je me sers de cette expression pour désigner l'ensemble des populations héritières du monde latin) ne pouvait demeurer sans poésie qui se chantât, donnât forme aux effusions de l'âme, racontât les hauts faits et les légendes, en un mot charmât l'imagination curieuse et le sens inné de beauté. Aussi la force spontanément créatrice qui, dans de telles circonstances, appartient à toute civilisation, fit son office ; et, sans qu'on sache de qui provient une création poétique et musicale destinée à un si grand rôle, les décombres de la latinité produisirent le vers de dix syllabes, qui fut le vers héroïque des Italiens, Espagnols, Provençaux et Français, qui satisfait si pleinement l'oreille et qui est un si bel instrument de chant et de poésie.

Mais rien ne vient de rien, et toute chose nouvelle est ou transformation ou prolongement de quelque préexistence. Ainsi en fut-il du vers de dix syllabes. Le latin avait un vers très harmonieux, un vers qui nous plaît encore particulièrement, sans doute parce qu'il se rapproche plus que les autres des habitudes de notre oreille et de notre harmonie : je veux parler du vers saphique. Ce vers appartenait à l'ode, à la chanson, aux chants d'église ; ce furent ces circonstances qui, le rendant familier et populaire, permirent de le transformer et d'y trouver les éléments du vers nouveau.

Celui-ci est uniquement fondé sur l'accent (plus le nombre des syllabes) ; toute considération de la quantité prosodique des syllabes est exclue, et le nom de pied qui, dans l'antiquité gréco-latine, désignait, entre autres, une certaine combinaison de syllabes longues ou brèves, ne peut plus se dire qu'abusivement de chacune des syllabes qui le constituent. Formé de dix syllabes (ou de onze, quand la dernière est muette), l'harmonie qui lui est propre résulte de l'arrangement de deux accents ainsi distribués : un à la quatrième syllabe ou à la sixième, l'autre à la dixième ; le reste des accents est facultatif, et sert au poëte à varier la modulation et à la conformer au sentiment qui l'inspire. Voiez l'orguel de France la loée est un vers du onzième siècle et pourrait être un vers du dix-neuvième.

L'ancien décasyllabe français se présente sous deux formes : il est à césure ou sans césure (la césure est nommée hémistiche dans le vers alexandrin). La césure, quand elle existe, est placée à la quatrième syllabe, ce qui est le cas de beaucoup le plus commun, ou elle l'est à la sixième ; presque toutes les chansons de geste sont écrites dans le premier système, quelques-unes seulement dans le second. Ces deux modes de versification traitent la césure comme la fin du vers, c'est-à-dire qu'une syllabe muette, quand elle s'y trouve en plus, ne compte pas ; cette manière de versifier est bonne, satisfaisante pour l'oreille, et il est dommage qu'elle se soit perdue.

Voici quelques vers en exemple du décasyllabe ayant une syllabe muette à l'hémistiche :

Les treves donent devant midi sonant,
Par la bataille vont les mors reversant ;
Qui trova mort son pere ou son enfant,
Neveu ou oncle ou son apertenant,
Bien poés [pouvez] croire, le cuer en ot dolant.

En voici d'autres en exemple de la césure au sixième pied :

Qu'il vous viene droit faire à vostre estage [résidence],
Si com firent li home de son lignage.

Quand il n'y a point de césure, notre décasyllabe ressemble en tout point au décasyllabe italien, les deux accents suffisent à y marquer l'harmonie fondamentale ; mais ce vers ne s'établit pas en France, on n'a point de poëme


écrit en ce mètre, qui se rencontre seulement en des vers isolés et très rares. Je cite cet exemple :

Sire, choisi avez trop malement,
Selon maniere de loial ami.

Et encore celui-ci :

Je pri, pour Dieu, bone amour et requier
Qu'à la plus bele rien qui or soit née
Face savoir mon cuer et ma pensée.

Il n'y a point de césure, mais l'accent est à la place qu'il faut, dans les mots écrits en italique. Comme on sait, rien, du latin rem, signifiait chose, et se disait de la dame des pensées dans le style élevé.

Notre décasyllabe actuel est exactement l'ancien décasyllabe avec la césure à la quatrième syllabe, sauf la faculté que nous avons perdue de ne pas compter une muette en plus après la césure.

La poésie lyrique, les chansons, offrent une anomalie qui était sans doute dissimulée par la musique, mais qui n'en est pas moins très choquante : c'est que, à l'hémistiche, la quatrième syllabe, celle qui porte l'accent fondamental dans le mètre régulier, peut être une muette. Quand cela arrive, il n'y a vraiment plus de vers, ce n'est qu'une ligne de dix syllabes qui satisfait à la musique de la chanson, mais qui viole l'essence même du décasyllabe.

A côté du décasyllabe qui est le vers fondamental de la versification créée dans les langues romanes pour remplacer la versification de l'antiquité classique, viennent se ranger les autres espèces de vers, d'abord l'alexandrin avec l'hémistiche après la sixième syllabe, et comportant, comme le décasyllabe, à cet hémistiche une syllabe muette en plus ; puis les petits vers de huit syllabes, de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois, combinés par les poëtes en des arrangements très variés. De ce côté-là la versification moderne n'a rien ajouté.

Le vers saphique, d'où le décasyllabe procède, n'est point rimé ; aussi la rime n'est-elle point essentielle au décasyllabe roman, et aujourd'hui encore l'Italie use des vers blancs, nous pourrions en user de même. Toutefois, de très bonne heure, la rime s'introduisit dans la poésie romane, du moins sous la forme d'assonance. Les plus anciens poëmes ne sont pas rimés, à proprement parler ; ils sont assonants, c'est-à-dire que l'oreille s'y contente de syllabes où tantôt les voyelles se ressemblent mais non les articulations, et tantôt les articulations se ressemblent mais non les voyelles ; la Chanson de Roland et quelques autres poëmes sont écrits en assenances. Le sentiment qui avait amené l'assonance ne tarda pas à se montrer plus exigeant ; et dès le douzième siècle, la rime complète, exacte, devint une loi impérieuse de la versification, si bien que, à cette époque, on remania les anciennes compositions pour les mettre au goût du jour ; et peu, échappant à ce remaniement, nous sont parvenues avec la forme antique de l'assonance. Nous n'avons, quant à la rime, rien innové, sauf la règle du croisement des rimes masculines et des rimes féminines, règle qui fut étrangère aux compositions de nos aïeux et dont le mérite est d'ailleurs contestable. Il est des mots dont la prononciation usuelle réduit le nombre des syllabes, par exemple supprimant les e muets, disant ion monosyllabe au lieu de i-on dans nation, etc. ; mais la versification leur rend toute leur ampleur ; aucune syllabe n’est mangée, aucune n’est contractée en une autre. Cela, nous le tenons de la versification ancienne, qui est même plus rigoureuse et plus conséquente. Ainsi, au féminin, aimée, amie, et toutes les finales de ce genre, ne peuvent entrer maintenant dans le vers qu’à la condition d’être suivies d’une voyelle qui permette l’élision de l’e muet, au lieu que jadis elles y étaient admises, non-seulement comme nous faisons, avant une voyelle, mais aussi avant une consonne, et alors aimée comptait pour trois syllabes ; aimées, au pluriel, ne peut se mettre qu’à une fin de vers, autrefois il pouvait occuper toute place. Les mots plaie, joie, roue, etc. sont traités par nous comme les finales en ée, c’est-à-dire qu’ils ne trouvent emploi que devant une voyelle ; jadis ils étaient traités comme les autres mots terminés en e muet, se mettaient devant les consonnes, et leur e muet était compté. Il est probable que les mots tels que plaie, joie, etc. se prononçaient pla-ye, jo-ye, ou d’une manière approchante.

Ainsi le vers fondamental des populations novo-latines a été trouvé au déclin de l’ancienne versification, sans qu’on sache à qui rapporter l’honneur de l’invention ; et, si l’ère des mythologies n’avait pas été irrévocablement passée, l’imagination populaire aurait attribué à quelque Orphée des âges intermédiaires l’œuvre de mélodie et de chant. Une fois trouvé, soit par quelque chantre heureusement inspiré, soit spontanément et par l’oreille commune habituée aux chants saphiques, ce vers est devenu le vers de tout l’Occident latin, en italien, en espagnol, en langue d’oïl, en langue d’oc. Une telle universalité en confirme et en consacre le caractère.

On remarquera la contradiction implicite qui entachait le jugement du dix-septième siècle sur notre ancienne versification ; ce siècle admirait l’Italie, dont il se reconnaissait l’élève, comme de l’Espagne, à certains égards. Traiter d’art confus et grossier l’art de versifier de ces pays, qui alors versaient leur influence sur la France, aurait paru un sacrilège aux hommes de cet âge ; et pourtant, cet art de versifier italien ou espagnol n’est pas autre que celui de nos vieux romanciers ; tout, à l’origine, est commun en ce genre entre les nations romanes. Admirer l’un comme un chef-d’œuvre et flétrir l’autre comme quelque chose de barbare est une flagrante contradiction ; c’en est aussi une de se plaire à notre versification présente et de répudier celle de nos aïeux, quand on voit, comme je viens de l’expliquer, que la leur et la nôtre sont fondamentalement les mêmes. Les remarques succinctes par lesquelles je l’ai montré suffiront en même temps pour que le lecteur curieux de ces choses scande couramment et sans peine le vers de la langue d’oïl.

iv. dialectes et patois.

On sera peut-être étonné de voir mettre sous une même rubrique deux mots que la pensée n’associe pas d’ordinaire, ou du moins d’entendre parler de dialectes là où l’on n’a jamais entendu parler que de patois. Le fait est qu’il y a eu de vrais dialectes chez nous ; que nos dialectes et nos patois ont une communauté fondamentale, et qu’ils ne diffèrent que par l’époque et la culture.

Ceci se rattache à une condition historique de l’ancienne France, de la France féodale. Il y a des dialectes tant que les grands fiefs subsistent ; il y a des patois quand l’unité monarchique absorbe ces centres locaux. Au début du moyen âge, le pouvoir périssant entre les mains des Carolingiens et la suzeraineté prenant la place de la souveraineté, on trouve que les provinces se constituèrent sous des chefs héréditaires qui leur étaient propres, l’Ile-de-France, la Normandie, la Bourgogne, la Champagne, le Vermandois et le reste. Lorsque la royauté eut changé de mains, le roi de France avait pour vassaux tous ces chefs, qui lui devaient foi et hommage, mais rien de plus ; et, pour ses possessions directes, il n’était qu’un seigneur.

Ainsi, de grandes provinces étaient constituées en pleine indépendance, sauf le lien féodal. Or, dans la formation de la langue, lorsque le latin devint du français, voici ce qui était arrivé : à cette formation, rien autre n’avait présidé que la parole et l’instinct populaires, puisque tous les lettrés, laïques et ecclésiastiques, écrivaient exclusivement en latin et ne considéraient l’idiome naissant que comme un ensemble de corruption et de fautes vulgaires et rustiques qu’il fallait éviter. Ce latin, ainsi soumis à l’opération qui le changeait, était, il est vrai, un et identique sur toute la face de la Gaule septentrionale; mais il n’était pas, en allant de la Loire vers l’ouest et le nord, en contact avec des populations qui fussent identiques. Chacune de ces populations mettait son cachet particulier à l’altération qui, commune à tout l’Occident latin, créait le type nouveau des mots. De la sorte, quand définitivement le latin fut éteint, quand les lettrés eux-mêmes n’en usèrent plus que comme d’une langue morte, quand le français fut devenu le parler de tout le monde, il se trouva que ce parler différait, d’une façon non pas profonde mais pourtant caractéristique, de province à province. Ces différences sont les dialectes.

Pourquoi des dialectes et non pas des patois? C’est qu’alors l’unité de langage et de littérature n’existait pas. Chacun de ces parlers provinciaux avait autant de droit qu’un autre à soutenir son indépendance ; aucun ne primait. En fait de langue, les duchés, les comtés se valaient et valaient même le domaine royal. On en a la preuve dans cette littérature française du moyen âge, si considérable et dont une bonne partie est encore manuscrite dans les bibliothèques. Là, les textes et les manuscrits ne laissent aucun doute sur leur provenance. Pour peu qu’on soit familiarisé avec ces monuments, on reconnaît à première vue le dialecte picard, le dialecte normand, le dialecte bourguignon, celui de l’Ile-de-France, celui de la Lorraine. Il en est de même des documents officiels ; ils sont tous écrits dans la langue du district auquel ils appartiennent. Comme chacun a sa langue, chacun a sa littérature, et il arrive très souvent que telle composition écrite en normand est remaniée en picard par le scribe picard qui la transcrit, et vice versa. A cette haute époque, ce sont les littératures de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France qui ont la primauté par le nombre et la qualité des œuvres. Quand le quatorzième siècle finit, les seigneuries provinciales ont beaucoup perdu de leur caractère féodal ; la monarchie a pris la prépondérance ; Paris est devenu une capitale, et simultanément il s'est fait une langue une, employée par tous ceux qui écrivent, à quelque localité qu'ils appartiennent. C'est à ce moment que les dialectes cessent d'exister en France ; les patois en prennent la place.

Ainsi l'on définira le patois un dialecte qui, n'ayant plus de culture littéraire, sert seulement aux usages de la vie commune. Cette définition, fondée, comme on voit, sur l'histoire, empêche aussitôt de croire que les patois soient une corruption de la langue correcte : idée fort répandue mais très fausse ; la généalogie des patois le montre.

Non-seulement les dialectes ne sont pas nés d'un démembrement d'une langue française préexistante, mais, à vrai dire, ils sont antérieurs à la langue française, ou, si l'on veut, elle est un de ces dialectes ayant gagné, par des circonstances extrinsèques et politiques, la primauté. Dans leur temps, le mot de langue française s'appliquait à l'ensemble des dialectes de la France du Nord : nom très juste, puisque ces dialectes avaient plus de ressemblance entre eux qu'ils n'en avaient avec aucune des autres langues romanes, provençal, espagnol ou italien. Quiconque a une teinture d'histoire sait pourquoi oe fut le dialecte de Paris et de l'Ile-de-France qui prévalut ; mais ce qu'on ne sait pas aussi généralement, c'est qu'au fur et à mesure qu'il devenait la langue du pays, il recevait un considérable mélange de formes normandes, picardes et autres.

Les Italiens nomment textes de langue les textes qui proviennent d'autorités classiques ou du moins d'autorités valables. On peut introduire chez nous cette expression, et dire que, comme textes de langue, les dialectes jouissent d'un plein droit et ont entre eux une parfaite égalité. Il est impossible de nier qu'ils aient transmis cette prérogative aux patois. Sans doute les patois, quand ils ont reçu dans leur sein un mot littéraire, nouveau, scientifique, l'ont estropié ; mais le fond qu'ils tiennent des dialectes est excellent et aussi français que ce qui est dans la langue littéraire : on peut donc en user en sécurité, car ils sont une part réelle et saine de notre idiome. Eux seuls en conservent les caractères locaux qui, à l'origine, furent empreints dans les dialectes. Il est bon de savoir que, dans un grand pays, ce n'est pas la langue une et commune qui forme les dialectes ; ce sont les dialectes qui forment la langue une et commune.

Considérée dans son ensemble, l'étude de la langue comprend l'état présent, et, dans l'état passé, l'état provincial ou dialectique : c'est-à-dire ce qu'elle est aujourd'hui en sa fonction littéraire, politique et administrative ; ce qu'elle fut en ses phases diverses ; ce qu'elle fut en sa formation simultanée sur tous les points du territoire dont chacun lui imprima une marque spéciale. Cette marque spéciale, représentée jadis par les dialectes, est représentée aujourd'hui par les patois.

v. des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française.

Les langues romanes occidentales sont au nombre de quatre, en laissant de côté la langue romane orientale, le valaque, qui, s'étant formé dans de tout autres conditions. peut être ici négligé. Ce sont l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Dans l'espagnol sont compris le portugais et le catalan, qui appartiennent au même domaine. Quant au provençal ou langue d'oc, c'est déjà, et même depuis longtemps, un idiome mort ; les circonstances politiques le tuèrent, et le très grand éclat qu'il eut dans le haut moyen âge ne l'a pas sauvé.

Le français n'est qu'un membre particulier de la grande formation romane. Si l'on n'avait que des textes d'histoire et non les langues elles-mêmes, on pourrait douter que le latin fût devenu le parler usuel, vulgaire, de la population, non-seulement dans l'Italie, mais dans l'Espagne et dans la Gaule. Sans doute on voit de bonne heure que, soit d'origine ibérienne, soit d'origine gauloise, tous les esprits qui se sentaient quelque aptitude littéraire, abandonnant sans retour leur langue maternelle, n'écrivaient qu'en latin. Pline dit que ceux des Latins qui s'adonnaient à la médecine délaissaient immanquablement leur idiome et composaient en grec, transfugæ ad Græcos ; de même les Gaulois et les Ibères lettrés passaient tous en transfuges à la latinité. On voit aussi que l'administration se faisait en langue latine. Mais, malgré cette attraction toute naturelle et le puissant réseau administratif, il aurait pu se faire que le gros des nations ibérienne et gauloise, c'est-à-dire la population des villes et des campagnes, gardât opiniâtrement son parler ; et ce parler aurait reparu quand, les barbares ayant supplanté les Romains, le latin n'eut plus rien qui le soutînt. C'est ce qui advint dans l'Armorique et la Biscaye, où le celtique et le basque, qui étaient indigènes et préexistants, se sont remontrés quand la pression romaine eut été écartée. Mais les langues romanes coupent court à toutes ces suppositions ; elles prouvent par leur caractère, qui est latin, et qui l'est autant en Gaule et en Espagne qu'en Italie, qu'au cinquième siècle, quand les barbares s'établirent définitivement sur les terres, ce qui restait des langues indigènes n'était plus que peu de chose et ne put tenir devant ce dernier et terrible choc. La latinité devint le refuge universel des populations vaincues ; et, quand l'assimilation fut complétée entre les envahisseurs et les envahis, c'est-à-dire à peu près vers le temps de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, il se trouva que, si la Gaule et l'Ibérie avaient disparu dans la latinité, la Germanie transplantée n'y avait pas moins disparu. Seul le latin avait présidé à la production de langue qui s'était faite.

Voici comment, d'après l'état des recherches étymologiques, on classera la part qui revient dans la formation des langues romanes à chacune des populations qui composaient l'Occident latin. La part la plus petite est à l'ibérien, dont le basque est, comme on sait, le représentant moderne ; c'est par le basque qu'on a indiqué quelques origines qui paraissent être ibériennes. Une part plus grande, mais encore peu notable, est au celtique, dont les représentants modernes sont le bas-breton en Armorique, le gallois ou kimry dans le pays de Galles en Angleterre, le gaélique dans les hautes terres d'Écosse et dans l'Irlande ; c'est avec les langues néo-celtiques et quelques rares documents transmis par l'antiquité qu'on détermine un certain nombre d'étymologies qui viennent de ce fonds. L'apport germanique dépasse de beaucoup les deux autres ; les différents dialectes germaniques qu'on parle aujourd'hui, allemand, flamand, hollandais, danois, suédois, fournissent les principales données ; cependant il est utile de se reporter aux anciens dialectes allemands dont nous avons des textes peu après Charlemagne, et même au gothique qui, par la Bible d'Ulfilas, remonte jusqu'au quatrième siècle. Comme les emprunts faits par les langues romanes à ce domaine datent des hauts temps, ils concordent, dans bien des cas, plus avec les formes archaïques du germanisme qu'avec ses formes modernes. Telles sont les déductions qu'il faut faire dans la latinité des langues romanes ; mais, cela retranché, ces langues demeurent avec leur plein caractère de demi-latinité ; et pour qui en considère l'évolution, il est manifeste que le latin ne pouvait pas ne pas aboutir à quelque chose de très semblable, et que ces idiomes méritent véritablement le nom de demi-latin. De même que le celtique de nos jours est dit, par rapport à l'ancien, celtique moderne, de même on dirait les langues romanes du latin moderne, si cette expression n'était réservée chez nous au latin que les modernes écrivent.

On s'étonnera aussi que ces multitudes de Germains qui occupèrent le sol gaulois, Francs, Burgundes, Wisigoths, Ostrogoths, n'aient pas germanisé davantage le langage ; cela est étonnant sans doute, mais cela est certain ; et c'est la meilleure preuve que, dans la transformation que subirent les éléments latin et germain mis aux prises, la prépondérance appartint à l'élément latin. La latinité victorieuse effaça le celtique, sauf le coin de la basse Bretagne ; la latinité mourante absorba la Germanie envahissante, et ne reçut d'elle que quelques mots, assez nombreux pour témoigner du passage des Germains, assez rares pour témoigner de la prépondérance des populations romanes

Quand le latin eut définitivement effacé les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois grands pays, mais le parler vulgaire (j'entends le parler latin, puisqu'il n'en restait guère d'autre) y fut respectivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les langues romanes par leur seule existence ; si le latin n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon particulière, les idiomes sortis de ce parler latin que j'appellerai ici régional, n'auraient pas des caractères distinctifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espagnols et ces Gaulois, conduits par le concours des circonstances à parler tous le latin, le parlèrent chacun avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était propre. De là vint la diversité, et de là se formèrent les quatre compartiments de langues, l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Il se passa, sur une plus grande échelle, ce que j'ai signalé tout à l'heure pour les dialectes et les patois : ces grandes localités qu'on nomme Italie, Espagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la langue comme la mirent ces localités plus petites qu'on nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation géographique qui implique des différences essentielles et caractéristiques entre les populations. Le français, le plus éloigné du centre du latin, fut celui qui l'altéra le plus ; je parle uniquement de la forme, car le fond latin est aussi pur dans le français que dans les autres idiomes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place dans le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les longe, est intermédiaire, plus près de la forme latine que le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rapprochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la langue. Enfin, l'italien, comme placé au centre même de la latinité, la reproduit avec le moins d'altération. Il y a, de cette théorie de la formation romane, une contre-épreuve qui, comme toutes les contre-épreuves, est décisive. En effet, si telle n'était la loi qui préside à la répartition géographique des langues romanes, on remarquerait çà et là des interruptions du type propre à chaque région, par exemple des apparitions du type propre à une autre. Ainsi, dans le domaine français, au fond de la Neustrie ou de la Picardie, on rencontrerait des formations ou provençales, ou italiennes, ou espagnoles ; au fond de l'Espagne, on rencontrerait des formations françaises, provençales ou italiennes ; au fond de l'Italie, on rencontrerait des formations espagnoles, provençales ou françaises. Il n'en est rien ; le type régional, une fois commencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers les types d'une autre région ; tout s'y suit régulièrement selon des influences locales qu'on nommera diminutives en les comparant aux influences de région. Il est bien vrai qu'il y a des lisières où le parler est mixte et présente des confusions de type ; mais justement ce sont des lisières, c'est-à-dire des territoires placés sur les confins de deux types. Ainsi entre la langue d'oïl et la langue d'oc est une zone intermédiaire ; il en est une aux pieds des Pyrénées, entre le provençal et l'espagnol ; il en est une autre aux pieds des Alpes, entre le provençal et l'italien ; mais, loin d'infirmer le principe, ces zones le confirment en montrant qu'il n'y a de types mixtes que là où il y a passage d'un type à l'autre.

Cette régularité fait pressentir que le fait matériel, c'est-à-dire la latinité admise comme langue par les populations romanes, ne fut pas leur seul lien ; ou, si l'on veut, le fait matériel prouve qu'un même esprit les avait pénétrées profondément : et ceci est un des plus grands témoignages qu'on puisse donner de la force d'assimilation qu'eurent alors le génie latin et la civilisation latine. Pour quiconque se reporte en idée à l'officine d'où sortirent les langues romanes, et y voit les mots se forger, les cas disparaître, les conjugaisons se disloquer, la quantité prosodique des syllabes s'oublier, les vers métriques se défaire, les adverbes prendre une finale caractéristique, il semblera que c'est le chaos, ou du moins que chacune des populations romanes, taillant à sa guise dans ces dépouilles désormais abandonnées et faisant, comme il lui plaisait, son triage, devait ne se rencontrer jamais avec sa voisine dans l'admission, le rejet, la transformation des formes et des mots. Pourtant les choses se passèrent autrement ; et, au grand étonnement de l'érudit, les mutations s'effectuèrent comme si un concert préalable les avait déterminées. Le champ des divergences était illimité ; le point des rencontres était unique ; eh bien, ce champ illimité, aucune des langues ne s'y engage ; ce point unique, toutes s'y arrêtent. Voici en quoi il consiste essentiellement : la réduction de la déclinaison latine ; la suppression du neutre ; la création de l'article ; l'introduction de temps composés pour le passé dans la conjugaison ; la formation d'un nouveau mode, le conditionnel ; le passif exprimé non plus par des désinences, mais par une combinaison du verbe être avec le thème ; l'organisation des auxiliaires pour le service de la conjugaison ; la conception d'un nouveau type de l'adverbe à l'aide du suffixe ment ; enfin, quand ces langues vont puiser hors du domaine latin pour exprimer de nouvelles idées ou pour remplacer des termes tombés en désuétude, l'adoption à peu près commune des mêmes mots : cela est surtout remarquable pour les mots germaniques ; ainsi, même dans le néologisme qui est à leur origine, les langues romanes concourent d'une manière frappante.

Plus on remonte haut dans l'histoire des langues romanes, plus les conformités qui les lient sont apparentes. Et de fait, si l'on avait des textes datés de siècle en siècle, on arriverait jusqu'à l'identité, c'est-à-dire au latin parlé uniformément, sauf les nuances régionales, en Italie, en Espagne et en Gaule. Cette vue d'ensemble suffit pour écarter toute opinion qui supposerait qu'une langue romane dérive d'une autre langue romane ; aucune n'a d'antériorité ; elles sont toutes contemporaines, et, si je puis dire ainsi, sœurs jumelles. Dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, lorsqu'on avait oublié que la France eut un passé littéraire antérieur à celui de l'Italie, et quand le grand éclat des lettres italiennes éblouissait les yeux, on s'imagina que la formation française était une formation postérieure, et que, là où les deux langues concouraient, l'italien était le prêteur et le français l'emprunteur. Il n'en est rien : l'égalité est complète entre les langues romanes ; elles ont formé simultanément leur système particulier, en pleine indépendance l'une de l'autre, si l'on considère le temps, qui est le même, et le lieu, qui est divers ; en pleine dépendance, si l'on considère les connexions mentales qui les astreignent à modifier le latin selon des analogies identiques.

Cette simultanéité qui les fait sœurs, cette indépendance qui leur donne leur caractère individuel, cette dépendance qui leur donne leur caractère commun, indiquent que l'histoire de l'une d'elles ne peut pas être complètement séparée de l'histoire de toutes les autres. L'ensemble est nécessaire pour comprendre les parties. Ainsi vue, la discussion d'un mot français n'est une discussion purement française que dans un nombre très restreint de cas ; elle intéresse d'ordinaire à même titre le provençal, l'italien et l'espagnol ; ce qui est décidé pour l'un l'est aussi pour les autres, et, réciproquement, le concours de tous est utile, nécessaire même, pour cette décision. C'est pourquoi j'ai, dans ce dictionnaire, mis le groupe roman à une place déterminée.

vi. aperçu de l'histoire de la langue française.

L'intérêt de ce dictionnaire, sans permettre les longs détails d'une histoire de la langue, exige pourtant qu'une idée en soit donnée. Cette esquisse destinée à signaler les phases essentielles de la vie, déjà longue, d'un grand idiome, appellera l'attention de ceux surtout qui liront l'historique ou série de textes antérieurs à l'âge classique. Ils verront la langue se modifier de siècle en siècle ; mais ils seront avertis que ces modifications, qui ne sont ni arbitraires ni capricieuses, sont concomitantes de mutations littéraires et, plus profondément encore, de mutations sociales.

La langue française, dite dans son état archaïque langue d'oïl, c'est-à-dire langue de oui, est, comme on l'a vu, sœur des autres langues romanes. Le vaste pays qui s'étend des Alpes et des Pyrénées à l'Océan et au Rhin, et qui était la Gaule des anciens, ne forma pas du latin une seule langue ; il en forma deux : l'une que l'on nomme le provençal ou langue d'oc, et qui est au delà de la Loire, et l'autre, le français, en deçà de la Loire. C'est là le domaine primitif du français ; et même il n'occupe pas, dans ce domaine, tout ce qui avait appartenu autrefois à la Gaule. La lisière du Rhin, l'Alsace, la Flandre, une partie de la Lorraine, fortement occupées par des races germaniques, qui n'avaient point appris à parler latin, ne parlèrent point, par conséquent, la langue dérivée du latin qui s'établit parmi les races romanes ; elles gardèrent leurs dialectes allemands : ce qui prouve surabondamment que, dans le reste des pays envahis, les Barbares furent absorbés ; car, s'ils avaient absorbé les indigènes comme sur les bords du Rhin, les dialectes germaniques régneraient en place du français, du provençal, de l'espagnol, de l'italien. Le français fut aussi arrêté du côté de l'Armorique par les populations celtiques que raviva une immigration de Celtes de la Grande-Bretagne, et qui conservèrent le langage indigène.

Le français est la création et le propre des pays qui bordent la Loire : du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie, plus tard Normandie, de la Picardie, du pays Wallon, qui en est au nord l'extrême limite, d'une partie de la Lorraine, de la Bourgogne et de la contrée qu'arrosent la Seine et la Marne. Comme il est, entre les idiomes romans, celui qui est à la plus grande distance géographique du latin, c'est aussi celui qui, dans la façon des mots, s'éloigne le plus de la forme latine.

On doit fixer l'extinction définitive du latin dans les Gaules à l'époque où l'on ne connut plus l'accent latin. Tant que l'on sut, par exemple, que, dans fragilis, l'accent tonique était sur fra, peu importait qu'on le prononçât tellement quellement, le prononçât-on même frêle ; c'était encore du latin. Mais il vint un moment où les termes les plus usuels eurent subi la transformation propre à la langue d'oïl ; alors tout le parler fut moderne, le latin fut hors d'usage dans la bouche du vulgaire ; l'accentuation s'en perdit, et il fut définitivement mort, c'est-à-dire qu'il cessa de pouvoir fournir à la langue née de lui des mots formés de manière à représenter son propre accent. Dès lors, quand on emprunta au latin, il fallut laisser le mot tel quel, sauf une terminaison française, et, par exemple, faire fragile de fragilis.

Mais pour tous les mots qui ont reçu l'empreinte primitive, on peut dire qu'ils nous représentent la façon dont on prononçait, du moins quant à la syllabe accentuée, aux septième et huitième siècles. En cela, le français, comme les autres langues romanes, est un dialecte latin encore vivant et parlé.

Dans sa partie latine, la langue se décompose en deux portions inégales. La première, qui est la plus considérable, renferme les termes produits quand le latin vivait encore, conformés suivant l'intonation latine et modifiés suivant l'euphonie des pays d'en deçà de la Loire ; la seconde comprend les termes empruntés postérieurement au latin et se reconnaissant tout d'abord à ce que l'accent latin n'y est pas respecté.

Au moment où une langue moderne se préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se présentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état singulier : il employait assez bien le nominatif ; mais il confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les monuments de l'époque, tout hérissés de ces solécismes. La langue nouvelle qui était en germe, ayant son instinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le nominatif, et des autres cas fit un seul cas qui fut le régime. Aussi le français, dans sa constitution primitive, n'est point une langue analytique comme le français moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien dans leurs plus vieux textes ; il a un caractère synthétique, par conséquent plus ancien, exprimant les rapports des noms entre eux et avec les verbes non par des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces termes synthétique et analytique, pour dire que le latin exprime par des désinences significatives plus de rapports que ne fait le français, qui, lui aussi, à bien des égards, demeure synthétique). C'est, comme on voit, une syntaxe de demi-latinité, syntaxe qu'il a en commun avec le provençal. De sorte que les deux langues des Gaules, c'est-à-dire le français et le provençal, étant l'une et l'autre des langues à deux cas, se ressemblent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien et à l'espagnol, qui, eux, n'ayant point de cas, se ressemblent plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue d'oc.

Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut pas dans le français une condition fugitive, qui n'ait laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'emploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que d'après cette syntaxe dans les onzième, douzième et treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue classique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la manière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je n'examine point la supériorité des langues à cas ou des langues sans cas ; mais une part de ces louanges doit rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est amoindrie mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme souvent, une langue savante, l'ancien français réclame une part dans cette qualification ; et ceux qui ont traité de jargon notre vieille langue parlaient sans avoir aucune idée de ce qu'elle était.

Le français a été une langue à deux cas ; il ne l'est plus. Il y a donc un intervalle où la syntaxe s'est défaite, et de synthétique est devenue purement analytique pour les substantifs. Cet intervalle est la dernière moitié du quatorzième siècle. Dans la première moitié, les règles anciennes gardent encore leur empire ; les écrivains corrects les observent ; et, quel que soit le langage vulgaire, le langage écrit ne se sent pas autorisé à les secouer. Mais vers la fin du quatorzième siècle, les barrières qu'opposait la tradition sont décidément forcées ; la syntaxe qui ne reconnaît plus de cas se fait jour de toutes parts, et alors la langue offre le mélange des deux syntaxes. Le même auteur, ne sachant comment il doit écrire, tantôt use du nominatif et du régime comme faisaient les anciens, tantôt n'en a plus la distinction et se sert d'une seule forme, comme feront bientôt sans restriction les générations qui viendront après lui. On peut étudier de très près les dégradations que subit la langue ; les textes abondent, et, pour ce point, ils sont curieux à analyser. On y voit clairement que ce qui se perd, c'est l'intelligence des finales significatives, de celles qui distinguent le nominatif du régime.

Ainsi, devant emperere qui est sujet et empereor qui est régime, les gens du quatorzième siècle ne savent pas trop pourquoi il y a là deux désinences différentes ; emperere et empereor leur semblent la même chose, et finalement l'un devient superflu et périt ; l'autre seul reste en usage. Quelquefois les deux cas sont conservés ; mais alors chacun reçoit des emplois spéciaux : dans l'ancienne langue, sire est le nominatif et seignor le régime ; aujourd'hui ce sont deux mots si distincts que la plupart de ceux qui les prononcent ne savent pas qu'il y a là un seul et même terme.

Les observations faites sur la langue du quatorzième siècle jettent du jour sur la façon dont se défit le latin à l'origine des langues romanes. Les désinences caractéristiques des cas cessèrent d'avoir un sens précis : on les confondit. Quand le français et le provençal se formèrent, le parler distinguait le nominatif et l'opposait aux autres cas qui, réduits en un seul bloc, représentaient toutes les nuances de l'idée de régime. Quand l'italien et l'espagnol se formèrent, le nominatif avait disparu, et l'on ne connaissait plus que ce bloc des autres cas qui, pour le provençal et le français, avait constitué un régime, et qui, pour l'espagnol et l'italien, servait également de régime et de sujet.

Une syntaxe dont le caractère a été si marqué et qui a duré si longtemps, toute défaite qu'elle est, a laissé des empreintes ineffaçables sur la langue qui s'est formée secondairement. C'est par elle en effet qu'on explique comment une s est devenue le signe du pluriel des noms. Dans l'ancien français, le régime pluriel avait une s, qui venait du latin : caballis ou caballos, les chevals (aujourd'hui chevaux) ; capillis ou capillos, les chevels (aujourd'hui cheveux) ; servis ou servos, les sers (aujourd'hui serfs), etc. La langue moderne, qui recevait de son aînée deux formes pour chaque nom, la forme du nominatif et la forme du régime, a généralement porté son choix sur celle du régime qu'elle a retenue. C'est ainsi que le régime pluriel de l'ancienne langue est devenu le pluriel de la moderne, sans acception de régime ou de sujet. Cette s, ainsi employée, n'a rien d'arbitraire en soi ; ce n'est point une invention des grammairiens pour distinguer les deux nombres ; si peu qu'elle soit, elle remonte à la plus haute antiquité, passant par la langue d'oïl, et allant rejoindre la déclinaison latine. Si l'on veut en savoir le sens, il faut analyser la déclinaison entière des langues aryennes et chercher quelle est la signification primitive des suffixes qui, s'accolant dans ces langues au radical, ont produit les différents cas.

La fin du quatorzième siècle est témoin d'un singulier solécisme qui, d'abord apparaissant çà et là dans les textes, finit par prendre tout à fait le dessus et expulser la légitime façon de parler. Il s'agit des pronoms possessifs féminins, ma, ta, sa. Dans l'ancienne langue ils étaient traités devant une voyelle ou une h muette comme l'article la, c'est-à-dire que la voyelle a s'élidait : m'espée, t'ame, s'enfance. L'élision de l’a pour l'article et pour les possessifs est identique, et il n'y a rien de plus dur dans l'agglutination de ceux-ci que de celui-là avec le substantif. Pourtant un caprice de l'usage en décida autrement ; l'habitude vint de joindre le masculin mon, ton, son, avec les noms féminins qui commençaient par une voyelle ou une h muette. Il est difficile de voir un plus criant solécisme. Cette production du quatorzième siècle, qu'il est impossible de ne pas qualifier de grossière, s'implanta définitivement dans la langue ; et bientôt il ne fut plus permis de parler autrement.

Le quinzième siècle vit l'achèvement de la révolution syntaxique qui avait été commencée par le quatorzième : les cas disparaissent entièrement ; du début du siècle à la fin l'effacement en devient complet. Dans les premières années on rencontre encore çà et là des nominatifs et des régimes ; dans les dernières années on n'en rencontre plus ; le caractère essentiel de la vieille langue est anéanti, et la nouvelle commence ; tous les rapports qui précédemment étaient exprimés par les deux cas conservés du latin le sont dorénavant par des prépositions, et le français est désormais ce que des grammairiens ont nommé une langue analytique. Ici il faut interposer une remarque d'histoire comparée qui n'est pas sans importance. L'espagnol et l'italien ont été langues analytiques bien avant le français moderne, on ne les connaît pas autrement ; au lieu que le vieux français eut un état synthétique, l'espagnol et l'italien n'en ont point eu. Ainsi, tandis que le vieux français est leur aîné, ils sont à leur tour les aînés du français actuel, et celui-ci est, à vrai dire, la plus moderne des langues romanes, puisque, avec ce caractère particulier, il ne date que du quinzième siècle.

Non moins que la syntaxe, la prononciation éprouve des variations, mais qui ne peuvent guère être notées avec quelque sûreté, vu qu'on n'a pour les constater que des inductions insuffisamment garanties. Cependant il est un genre de ces changements qui n'est sujet à aucun doute : c'est celui que l'on reconnaît à l'aide de la mesure des vers et qui consiste dans la réduction des syllabes d'un mot. Ainsi les vers prouvent que l'on prononçait seür en deux syllabes, roont en deux, aage en trois (en comptant l’e muet), raançon en trois, etc. Tous ces mots ont été réduits d'une syllabe : sûr, rond, âge, rançon. C'est surtout dans le quinzième siècle que se fait cette contraction. Une autre contraction y doit aussi être rapportée ; c'est celle qui ne compte plus l’e de la troisième personne du pluriel de l'imparfait : dans l'ancienne langue, prenoient, voioient, amoient étaient, non comme aujourd'hui des mots de deux syllabes mais des mots de trois. Le quatorzième siècle hésite sur cette prononciation : tantôt il les scande à l'ancienne façon, tantôt il les scande à la moderne ; mais le quinzième n'hésite plus, et cet e muet y est décidément effacé de la prononciation. Il en est de même de l’e muet de certains adverbes : hardiement, vraiement (telle était l'orthographe de ces adverbes). L'ancienne langue articulait l’e muet qui entre dans leur composition ; la langue du quinzième siècle n'est pas constante à cet égard ; on trouve dans la farce de Patelin, par exemple, cet e tantôt compté, tantôt non compté. Mais la contraction ne tarde


pas beaucoup à se faire ; cet e cesse de se prononcer, il cesse ensuite de s'écrire, ou bien, comme dans les adverbes en ument, ûment, uement, l'orthographe de l'Académie demeure inconséquente, n'écrivant ces adverbes ni tous avec e ni tous sans e.

La langue du seizième siècle n'inaugure rien de nouveau ; mais elle assure et confirme ce qui s'était fait au quinzième Quand on considère combien elle a de caractère et de vraie beauté, quand on la voit cultivée par des écrivains aussi éminents qu'Amyot et Montaigne, on se demande pourquoi le dix-septième siècle se crut autorisé à émonder un parler si ample et si souple, à corriger un instrument d'un si bon usage. Pourtant, en examinant de près la contexture de cette langue du seizième siècle et son histoire, on y trouve certaines particularités qui témoignent de la nécessité d'une réformation et qui montrent que, malgré d'excellentes conditions, on ne pouvait la recevoir pour fixée.

Deux vices compromirent la langue à cette époque, le latinisme et l'italianisme. On était dans une grande ferveur pour l'antiquité classique, et, bien que Henri Estienne eût voulu montrer que le français avait une affinité particulière avec le grec, c'était toujours vers le latin que les emprunteurs se tournaient. Et ils empruntaient outre mesure. La plaisanterie de Rabelais sur l'écolier limousin qui ne parle qu'en mots latins francisés, et qui, serré à la gorge par Pantagruel, ne trouve plus que son patois, est une caricature sans doute, mais une caricature pleine de vérité. Et Rabelais lui-même est plus d'une fois tombé dans le défaut qu'il ridiculisait ; tantôt la construction, tantôt l'expression est chez lui trop latine. La chose alla au point que l'on fit une tentative pour changer le genre d'une catégorie de mots. Le français, en adoptant les termes latins abstraits en or qui sont tous masculins, les a tous faits féminins : la douleur, la peur, la chaleur, etc. ; le petit nombre de mots de cette espèce qui sont actuellement masculins le sont devenus par ces déviations que produit souvent dans le long cours du temps l'oubli des règles les plus effectives : tels sont l’amour qui pourtant est resté des deux genres, le labeur qui de bonne heure est devenu masculin, et l’honneur qui est resté féminin jusqu'à la dernière limite de la transformation moderne. Ce féminin, en contradiction avec le masculin du latin, chagrina les latinistes du seizième siècle ; aimant mieux parler latin que français, ils essayèrent de donner le masculin à tous ces noms, et c'est ainsi qu'entre autres on trouve humeur du masculin dans Ambroise Paré.

L'italianisme fut un autre fléau de la langue. Les fréquentes expéditions au delà des monts et les séjours prolongés de tant de Français en Italie avaient rendu l'italien très familier en France ; mais surtout le grand éclat que jetaient alors les lettres et les arts dans la péninsule séduisait les esprits et donnait le prestige de la mode à tout ce qui était italien. On dénaturait le français, on l'italianisait, et Henri Estienne écrivit un livre plein de raison et de vigueur contre ce mauvais néologisme qui altérait tout sans rien renouveler. Recevoir l'influence italienne était certainement, au seizième siècle, très salutaire ; mais recevoir en même temps les tournures et les locutions italiennes était un désordre pour la constitution, la pureté, la correction de la langue française. Ce furent ces deux travers, le latinisme et l’italianisme, qui, lorsqu’on en revint, firent vieillir si rapidement la langue du seizième siècle et ses auteurs, et qui obligèrent le dix-septième à faire révision et épuration. À peine quelques années s’étaient écoulées, et déjà Rabelais, Amyot, Ronsard et même Montaigne étaient devenus archaïques. L’Académie, faisant la première édition de son dictionnaire, ne pouvait citer comme textes de langue des œuvres pourtant si éminentes par le talent et par le style.

Le fait est qu’on ne parlait plus, qu’on n’écrivait plus comme ce siècle et ses écrivains ; ils appartenaient à l’histoire de la langue, non à l’usage présent. Ce fut l’engouement pour l’antiquité classique et pour l’Italie devenue classique à son tour qui porta la langue à se défigurer elle-même ; mais il faut ajouter qu’au moment où elle s’abandonnait à ce triste goût du pastiche, elle n’avait guère de résistance, de lest et de tradition. On se rappellera ce qui a été dit ci-dessus, qu’en tant que langue sans cas, le français est le plus moderne des idiomes romans ; que cette transformation, commencée au quatorzième siècle, ne fut achevée qu’au quinzième, et qu’elle fit tomber dans le plus profond oubli toute la vieille littérature qui avait été la gloire de la France aux yeux de l’Europe. N’ayant plus de passé et n’ayant pas encore de présent, la langue était sans défense contre les emprunts autorisés par les modèles latins ou italiens.

Après ces généralités, il suffira de signaler au lecteur quelques particularités. Ce fut dans le passage du quinzième au seizième siècle que la langue perdit définitivement la notion du véritable emploi du pronom moi, toi et lui. Ces pronoms dans l’ancien français sont des régimes et ne jouent pas le rôle de sujets ; on disait : je qui parle, tu qui parles, il qui parle. Du moment que les cas des substantifs furent perdus, la nouvelle langue eut peu de souci de ceux des pronoms ; et, bien qu’elle se refusât à dire : moi parle, toi parles, elle s’accoutuma à dire : moi qui parle, toi qui parles. Quant à lui, non-seulement elle dit : lui qui parle, mais en quelques circonstances elle s’en servit directement et sans intermédiaire en place du pronom il : Les autres se taisaient, lui prit la parole. On comprend maintenant pourquoi, en termes de pratique, on dit : je soussigné…. et non : moi soussigné…. Le langage technique a conservé un emploi aboli partout ailleurs.

C’est au seizième siècle que la prononciation aime-t-il, et autres formes semblables, devient prédominante. Dans les temps primitifs de la langue, au onzième siècle et même au douzième, la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif dans les verbes de la première conjugaison est écrite avec un t : il parlet, il donet, etc. Mais les vers prouvent que ce t était purement étymologique, ne se prononçait pas, et laissait l’e muet s’élider devant une voyelle. Plus tard, dans le treizième siècle, ce t ne s’écrit plus ; et derechef les vers prouvent que des formes comme parle il, done il, étaient articulées sans qu’un t s’y fît entendre, puisqu’elles ne sont que de deux syllabes. Mais au seizième siècle il n’en est plus de même ; à la vérité l’orthographe ancienne est conservée, et l’on écrit encore parle il, done il ; mais la prononciation ancienne n’est pas conservée, et les grammairiens nous apprennent qu’un t non écrit se fait en-tendre. Maintenant nous écrivons ce t et nous le prononçons.

Dans l’ancienne langue, les participes présents sont toujours traités comme des adjectifs, lors même qu’ils sont suivis d’un régime. Le seizième siècle ne déroge pas à cet usage, et il dit : les hommes craignants Dieu. Le dix-septième hésita entre l’usage traditionnel et les nouvelles distinctions des grammairiens, et la Fontaine dit très correctement :

 Ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.

La démarcation que les grammairiens ont tirée entre l’adjectif verbal en ant et le participe présent est souvent très manifeste ; mais quelquefois aussi elle est très subtile. Dans tous les cas elle n’apporte ni clarté, ni utilité à la langue, et dès lors il n’a pas été bon de changer l’ancienne règle, qui, émanant directement du latin, avait duré six ou sept siècles, et d’allonger, par une décision arbitraire, la classe déjà trop étendue des archaïsmes mis hors de service.

Le seizième siècle eut aussi l’habitude de dire a-vous pour avez-vous ; cette contraction n’a pas duré, et il n’y a pas de raison de la regretter. On regrettera encore moins une façon de parler qui fut alors à la mode parmi les gens de cour, ce fut de dire : j’avons, j’aimons, joignant la première personne du singulier avec la première du pluriel. Heureusement, un si absurde solécisme sortit de l’usage. Vaugelas l’aurait sans doute banni, et il aurait bien fait.

Ce serait dépasser les conditions d’une préface de dictionnaire et prendre une peine superflue que d’étendre ce préambule jusqu’à la langue du dix-septième, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Ici nous touchons à une langue fixée ; les variations qui se remarquent dans ce laps de temps ne portent plus le même caractère que celles qui ont été esquissées ci-dessus. Je me contenterai de dire que le dix-septième siècle apporta la correction, la règle et les principaux modèles de la diction ; que le dix-huitième siècle, acceptant la langue comme fixée, se tint aussi près que les circonstances le permirent, du type qu’il avait reçu ; et que le dix-neuvième siècle, assailli de nouvelles idées, fait au néologisme plus de part qu’il n’en avait eu depuis deux siècles.

vii. coup d’oeil sur l’histoire de la littérature française jusqu’aux abords de l’époque classique.

Mon intention n’est pas ici de faire une énumération de noms d’auteurs et de noms d’ouvrages ; mais je veux indiquer quels furent les genres de l’antique littérature et quelle en fut la valeur. Cette littérature est restée ensevelie jusqu’à ces derniers temps ; le seizième siècle en parle encore quelque peu, et Marot donne une édition refaite du Roman de la Rose ; mais depuis lors il n’en est plus question. Le dix-septième siècle garde un profond silence sur ce qui s’était fait en France durant tout le moyen âge ; on connaît Marot et Villon, mais on ne va pas plus loin ; on est terrifié, ce n’est pas trop dire, de l’épaisse barbarie qu’on n’ose affronter, et l'on na d’oreilles et d’yeux que pour l’Italie et l’Espagne, et surtout pour l’antiquité latine et grecque. Le dix-septième siècle, dans sa superbe, ignorait le moyen âge et y était indifférent ; le dix-huitième siècle était hostile, et il n’eût pas patiemment écouté celui qui lui aurait dit que là étaient des choses qui méritaient d’être examinées, et que nous n’étions pas tellement les descendants directs des Grecs et des Romains qu’il y eût lieu d’écarter avec mépris, de notre généalogie, ces aïeux de qui nous tenions du moins notre langue et tous les éléments de notre existence sociale. Malgré cette hostilité, le mouvement historique qui caractérise le dix-huitième siècle porta même vers ce moyen âge tant oublié ou tant haï certains travailleurs : les Bénédictins avaient commencé l’Histoire littéraire de la France, et l’Académie des inscriptions insérait dans sa collection de bons mémoires sur cette époque.

Pourtant la véritable exhumation de nos vieux monuments littéraires fut reculée jusqu’au dix-neuvième siècle. Alors se commença la publication de tous ces textes que depuis longtemps personne n’avait jugés dignes d’un coup d'œil. On avait beaucoup à faire ; non-seulement les bibliothèques de France, mais aussi celles d’Angleterre, d’Italie et des pays du Nord, étaient pleines de manuscrits en langue française. Ce n’était point un engouement passager, car l’intérêt de ces études s’accrut au lieu de décroître ; ce n’était pas non plus un objet stérile, car il en sortit des lumières vives et inattendues tant sur l’histoire de la langue que sur celle des lettres françaises et étrangères. Chose singulière ! les Français ne furent par les seuls à s’en occuper ; ils eurent pour auxiliaires très actifs et très savants les Allemands, qui, curieux de tous les genres d’érudition, ne négligèrent pas celui-ci ; et maint érudit d’au delà du Rhin, délaissant le grec ou le latin ou le germanique, s’est fait un nom dans le domaine des langues romanes et, en particulier, dans celui de la langue d’oïl ; on aime à y voir un témoignage de leur reconnaissance pour le plaisir qu’eurent leurs ancêtres du douzième et du treizième siècle à traduire ou à imiter tant d'œuvres des trouvères ou des troubadours. Les Anglais aussi n’ont pas failli à fournir leur contribution ; entre l’époque de la conquête normande et le quatorzième siècle, où la langue anglaise prend le dessus sur le français, il y a un grand intervalle durant lequel les histoires des deux langues sont perpétuellement confondues ; et en publiant nos documents de langue d’oïl, ils publient des documents qui intéressent leurs propres annales.

Il est certain que la littérature française remonte au onzième siècle. À la vérité on n’a qu’un très petit nombre de pièces assignées par une date positive à un temps aussi reculé. Mais, toutes les fois que l’on étudie les monuments appartenant avec certitude au douzième siècle, on est conduit par toutes sortes d’indices à reconnaître que, dès avant le douzième siècle, il existait des œuvres en langue française. C’est donc à partir de l’an mil et peu après l’établissement des Capétiens sur le trône, que les Français, renonçant au latin, s’essayèrent en leur propre idiome à des compositions littéraires. Cette date est à noter ; car, dans l’Occident latin, il n’y a que le provençal qui remonte aussi haut. À cette époque, ni l’italien ni l’espagnol n’ont de littérature. Ce qui


avait été commencé au onzième siècle prit un très grand accroissement au douzième, âge d’or de l’ancienne littérature, si l’on considère l’abondance des compositions, l’originalité qui les inspire et la pureté de la langue.

Il faut mettre très brièvement mais nettement sous les yeux du lecteur les conditions qui étaient imposées au nouveau développement. Ce nouveau développement ne naissait pas parmi les lettrés, qui appartenaient presque exclusivement à l’Église, se servaient du latin, et ne l’employaient guère pour les besoins de l’art profane. Il s’adressait à la société laïque, aux hommes féodaux, rois, barons et vassaux. On n’avait derrière soi comme modèle possible, que l’antiquité à demi oubliée, à demi travestie. La Grèce était absolument fermée ; la latinité seule demeurait entr’ouverte. Mais il s’était formé un idéal moitié chrétien, moitié militaire, qui n’avait rien de commun avec l’héroïsme de la vertu païenne et romaine. Ceux pour qui allaient retentir les chants nouveaux voulaient qu’on leur parlât de ce qui les captivait, et qu’on représentât devant eux, dans la louange et dans le blâme, les sentiments et les hauts faits féodaux et chrétiens ; et ceux qui allaient prendre la parole dans une société ainsi disposée, emboucher la trompette et appeler les renommées légendaires dans le champ clos de la poésie, n’avaient d’émotion que pour le baron vêtu de fer et son coursier, pour le suzerain et le vassal, pour les dames inspiratrices des exploits chevaleresques, et pour l’Église à laquelle les preux les plus illustres venaient, quand la componction les saisissait, demander pardon de leurs offenses ou pieux repos pour leurs vieux jours.

La poésie, dès lors, ne pouvait pas ne pas être originale : aussi le fut-elle pleinement ; notable mérite sans doute, mais mérite qui ne fut pas sans une grande lacune. L’antiquité gréco-latine avait amassé des trésors de style sans lesquels rien d’achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la beauté idéale. L’art antique est à la fois un modèle et un échelon pour l’art moderne. Ce modèle et cet échelon, les trouvères ne l’eurent pas. Peut-être, à cette haute époque, où l’on sortait péniblement de la fusion latino-barbare et où le mélange germain n’avait guère prépare les esprits à goûter les beautés classiques, n’y avait-il aucun moyen que les modèles latins eussent de l’influence sur la manière de penser et d’écrire des gens qui commençaient à penser et à écrire dans un monde si différent du monde antique. Quand, près de trois siècles plus tard, Dante, avec Virgile pour guide, entre dans la cité dolente et parmi la gent perdue, il se vante à l’âme courtoise du Mantouan d’avoir appris dans l’étude de l’Énéide ce beau style qui lui fait tant d’honneur. Si, à son début, le quatorzième siècle savait se plaire à Virgile et y profiter, le onzième à son début ne le savait pas encore ; et nos poëtes primitifs, trop peu développés pour se former à l’école des maîtres latins, furent sans autre inspiration que celle du milieu qui les produisit.

On fera, je crois, à ces temps leur juste part en disant qu’ils furent un âge intermédiaire d’exercice et de préparation. À la langue d’oïl et à la langue d’oc échut cet office ; elles peuplèrent le désert qui s’était fait, d’ébauches sans doute, mais d’ébauches pleines de vie, de caractère et de charme pour les contemporains. Ainsi se passa ce qui est années dans la jeunesse des individus, et ce qui fut siècles dans la jeunesse des nations latines. Après ce temps qu'on doit dire bien employé, les esprits commencèrent à sentir et à goûter l'art littéraire de Rome, et alors éclata en Italie une première renaissance avec Dante, Pétrarque et Boccace. Il fallut un autre intervalle pour atteindre une seconde renaissance, pour sentir et goûter l'art littéraire de la Grèce.

Nos poëtes étaient loin de là. On les nomme trouvères en français et troubadours en provençal, ce qui signifie ceux qui trouvent et inventent : dénomination originale, très voisine de celle que les Grecs donnèrent à leurs trouvères, celui qui fait, qui crée ; le latin poeta n'en est qu'une traduction). Ils trouvèrent en effet et inventèrent comme on trouve et invente dans ces époques de production spontanée. Le monde occidental avait gardé dans son souvenir le grand empereur qui avait restauré le trône impérial, et qui d'une main avait, au nord, soumis la Germanie, au midi repoussé l'islamisme. La légende s'était emparée de lui, de ses compagnons et de leurs exploits. On en faisait des récits qui confondaient les temps et les lieux et qui n'ont de vrai que l'impression ressentie par les contemporains et grossie par les descendants. C'est là que les trouvères puisèrent à pleines mains, et la matière ne leur faillit que quand le public se dégoûta des barons et de leur empereur, des païens et de leurs guerres. On appelait alors païens, aussi bien que les Germains qui l'étaient en effet, les Musulmans qui n'adoraient qu'un seul Dieu.

C'est ce qu'on nomme le cycle de Charlemagne. Une geste est le récit des exploits d'un prince ou d'un preux carlovingien ; et une chanson de geste est un poëme de ce cycle. Nulle matière n'a plus abondé sous la plume des trouvères ; les chansons de geste sont très nombreuses, plusieurs sont très longues. Les Grecs ont donné le nom de cycliques aux poëtes qui avaient traité les diverses branches de l'histoire de la guerre de Troie. On transportera sans peine cette appellation aux trouvères qui ont chanté les diverses branches de l'histoire légendaire de Charlemagne ; ce sont aussi des cycliques, mais il n'y a pas un Homère parmi eux.

Cependant l'oubli auquel ils ont été condamnés est injuste, et il est facile de montrer que leur labeur n'a point été stérile ni leur poésie perdue et sans écho. Si on ne peut pas citer un poëme qui ait mérité de prendre rang entre les épopées consacrées par l'admiration de l'humanité, on peut du moins citer, parmi les souvenirs qui se sont perpétués, les personnages qu'ils ont créés. Les trouvères ont jeté dans l'imagination du peuple et de l'avenir toute une galerie d'héroïques figures, assez fièrement dessinées et assez originales pour que, depuis leur apparition dans la poésie, on ne les ait plus oubliées. Roland, Renaud, Ogier et quelques autres sont sortis de cette officine poétique ; et, bien que les Iliades qui les avaient chantés aient disparu de la mémoire des hommes, ces preux n'ont pas eu le destin des vers qui rendirent européenne leur renommée : les Achille, les Hector et les Énée, héros classiques, ne sont pas plus souvent évoqués que ces héros de l'âge roman. Il n'appartient jamais, je crois, à une époque postérieure de refaire des réputations éteintes, et la gloire est comme cette île


du poëte, dans laquelle on ne rentre plus quand on en est dehors. Mais l'érudition peut réparer des oublis quand ils sont trop complets pour être justes, et rendre une demi-auréole à ceux qui, dans leur temps, ne furent ni sans charme, ni sans honneur, ni sans influence.

Les chansons de geste présentent deux inspirations très distinctes, suivant qu'elles sont pour l'empereur ou pour les barons. Dans les premières, le vieil empereur (car elles le représentent presque toujours au terme de sa carrière, la barbe blanche, et couronné de tous ses exploits au service de la chrétienté), le vieil empereur a le bras invincible ; il est à la tête des barons de France ; ceux de Normandie, de Bavière et d'Allemagne combattent sous ses ordres, et il guerroie victorieusement contre les païens. Dans les autres, l'empereur est un personnage débile, hardi en paroles, couard en action, et disputant aux seigneurs leurs fiefs légitimes ; en face de lui sont les barons féodaux, la menace à la bouche, le bravant dans sa cour, lui tenant tête sur les champs de bataille ; toute cette branche des chansons de geste chante la féodalité triomphante, la royauté affaiblie, et témoigne que le régime féodal était devenu populaire dans les affections et dans la poésie. Les chansons de geste sont écrites en vers de dix syllabes, rarement en vers alexandrins, et partagées en séries monorimes inégalement longues qu'on nomme des couplets.

Notant, pour mémoire seulement, les poëmes empruntés à l'histoire de Rome ou de la Grèce, je m'arrêterai sur un autre cycle qui eut aussi une très grande vogue, celui d'Artus ou de la Table ronde. Il est moins ancien, ne naquit que dans le douzième siècle et n'est point indigène ; c'est un emprunt fait aux légendes celtiques. Dès que ces légendes eurent trouvé leur chemin en France, elles furent accueillies avec une faveur extrême, et, cessant d'être bornées aux terres bretonnes du continent et des deux grandes îles, elles devinrent, par l'intermédiaire des trouvères, le bien commun de l'Europe. La renommée de Merlin, de Lancelot du Lac, de Tristan et de la reine Yseult, ne le cède guère à celle de Charlemagne et de ses preux. Seulement là les trouvères ne furent que des metteurs en œuvre ; mais le succès fut immense, et dans ce cycle, comme dans le cycle carlovingien, ils eurent l'habileté de tracer des caractères et des personnages qui ne sortirent plus du fonds commun des souvenirs européens. C'était un de ces poëmes que Françoise de Rimini lisait quand elle répondit à l'amour de celui qui lisait avec elle et qui est devenu son éternel compagnon, son éternel amant, dans les vers douloureux du poëte florentin. Le cycle de la Table ronde n'est pas écrit dans le rythme du cycle carlovingien ; ce sont des vers de huit syllabes en rimes plates.

A côté des poëmes de ces deux cycles viennent se ranger les compositions auxquelles on a donné le nom de poëmes d'aventures. Ceux-là n'ont pas un fond historico-légendaire comme les chansons de geste, ni un fond d'imaginations celtiques comme les poëmes de la Table ronde. Ce sont des œuvres où tout, héros et situations, est de l'invention de l'auteur. On les comparera très justement à nos romans, sauf qu'ils sont en vers. Ce genre de littérature a beaucoup fleuri. Ce sont en général des compositions de chevalerie, d'amour et quelquefois de religion. Quelques-unes sont gracieuses et intéressantes ; on peut citer surtout Flore et Blanchefleur, et Idoine et Amadas. Amadas rappelle le cycle des Amadis, qui, certainement espagnol au seizième siècle, a peut-être des liaisons avec de plus anciennes compositions françaises. Les poëmes d'aventures sont écrits, comme ceux du cycle de la Table ronde, en vers de huit syllabes à rimes plates.

Ces poëmes sérieux n'ont pas manqué d'être accompagnés de poëmes railleurs qui les ont parodiés et ont fait rire des grands coups de lance, des exploits merveilleux et des prodigieux héros. Le plus amusant de ces poëmes, et il est réellement très amusant, c'est le Voyage de Charlemagne à Jérusalem. Le grand empereur, portant majestueusement la couronne et l'épée impériales, passe devant l'impératrice qui lui dit qu'il y a un prince qui porte encore mieux que lui la couronne et l'épée : « Et qui est-ce ? » dit Charlemagne courroucé. L'impératrice veut en vain retirer une parole imprudente, elle est obligée de nommer l'empereur de Constantinople. Charlemagne part aussitôt pour cette ville avec ses preux, jurant que, si le dire de l'impératrice n'est pas vrai, il lui coupera le cou à son retour. Rendus à Constantinople, nos preux gabent à qui mieux mieux, c'est-à-dire se vantent d'accomplir les choses les plus prodigieuses ; Roland, Olivier et les autres enchérissent sans réserve en fait de prouesses et de merveilles. Un espion qui a été placé auprès d'eux, vient, tout effrayé, rapporter ces propos au prince de Constantinople, qui met nos héros au défi. Ceux-ci se regardent tout interdits, j'allais dire, tout penauds ; mais un ange arrive à leur secours ; il accomplit leurs plus extravagantes gaberies ; et Charlemagne, poursuivant son voyage victorieux jusqu'à Jérusalem, rapporte de la ville sainte les précieuses reliques. C'est encore un poëme héroïcomique que le Moniage Guillaume, où ce paladin, prenant l'habit religieux, mais ne prenant que cela de la vie monastique, fort comme Hercule, glouton, peu endurant, indocile, devient l'effroi des moines parmi lesquels il s'est retiré. On citera aussi Baudoin de Sebourg, qui est d'une époque moins reculée (le quatorzième siècle), et que Génin regardait comme un des vrais et meilleurs précurseurs du charmant poëme de Roland le Furieux.

Au genre des poëmes satiriques plutôt qu'à celui des poëmes héroï-comiques appartient le Roman de Renart, l'une des plus célèbres compositions du moyen âge français. Ce sont les animaux qui font les rôles. Ces rôles sont féodaux. Le goulpil (vulpes) se nomme Renart ; le loup, Ysengrin ; la louve, dame Hersent ; le lion, roi Noble ; la poule, Pintain ; le coq, Chantecler ; l'âne, Bernard ; le lièvre, Couard ; l'ours, Brun ; le moineau, Drouineau, etc. Renart représente l'astuce, la perfidie, la rapacité, l'adresse ; Ysengrin, la violence et la brutalité ; dans ses luttes avec Renart, il a, malgré sa force supérieure, presque toujours le désavantage. Le roi Noble essaye en vain de rendre justice et de redresser les torts. Le thème étant donné (et ce thème ne remonte pas à moins que le douzième siècle et peut-être le onzième), les trouvères le développèrent et y ajoutèrent sans cesse des continuations ; c'est ce qu'on nomme les branches de Renart ; elles sont de mains et d'é-


poques très différentes. Quelques-unes sont fort licencieuses ; mais plusieurs se font remarquer par la verve, l'originalité, le mordant de la satire. On ne peut rien voir de plus caractéristique et de plus amusant que Renart se confessant dévotieusement au Milan et mangeant son confesseur.

Les poëmes didactiques sont en grand nombre. Le plus célèbre de tous est le Roman de la Rose, qui, commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meung, est, sous la main du premier, une allégorie amoureuse et, sous la main du second, une espèce d'encyclopédie. A côté on rangera les Images du monde, les Bestiaires, les Castoiements ou enseignements moraux, et tant d'autres compositions où l'on s'efforçait d'instruire en plaisant. Ce qui plaisait, c'était la forme versifiée ; la prose n'entrait point encore en partage de ces expositions.

Il ne me reste plus dans une revue si sommaire qu'à mentionner deux genres tout à fait originaux et très dignes d'attention : les chansons et les fabliaux. Les chansons sont innombrables ; elles ont été étudiées avec beaucoup de soin par M. Paulin Paris dans le tome XXIII de l'Histoire littéraire de la France. Il y en a de très jolies, de très gracieuses, de vraiment belles ; et, suivant moi, on pourrait, d'un choix de ces chansons, composer un volume rivalisant avec les canzoni de Pétrarque, qui leur est postérieur de deux siècles ; le recueil de Chants historiques français du douzième au dix-huitième siècle, par M. Leroux de Lincy, a été formé à un autre point de vue. Ce qu'a fait M. Paulin Paris pour les chansons, M. Le Clerc l'a fait au même endroit pour les fabliaux. Ce sont des contes satiriques, moraux, plaisants ; la verve de nos trouvères a été inépuisable ; la licence et la grossièreté en déparent plusieurs ; mais il en reste beaucoup encore qui sont pleins de sel et de piquant. Ce mérite a été bien senti par ceux des étrangers qui imitaient la littérature française, et alors on l'imitait partout. Boccace ne s'est pas fait faute de s'enrichir des dépouilles de nos conteurs. Souvent ils ont pénétré bien plus loin et dans des endroits où la trace en est perdue. On se rappelle, dans Zadig de Voltaire, l'émouvante rencontre de Zadig avec un ermite dont les actions sont inexplicables et qui se transforme en l'ange du destin. Voltaire avait pris l'idée de cet épisode dans un poëte anglais, Parnell ; et celui-ci, à son tour, le tenait, par je ne sais quel enchaînement, d'un fabliau français du douzième ou treizième siècle. Un récit aussi original ne s'invente pas deux fois.

La prose fut beaucoup moins cultivée que la poésie. Cependant on doit citer des ouvrages historiques, Villehardouin, Joinville, la Chronique de Rains, des romans du cycle de la Table ronde et autres, des écrits sur la législation et le droit, des sermons, des traductions. Il n'est pas besoin de faire ressortir l'importance de livres comme ceux de Villehardouin et de Joinville, narrateurs de ce qu'ils virent et de ce qu'ils firent. J'ajouterai que ce sont les bons manuscrits de textes en prose qui représentent la langue dans son meilleur état de correction grammaticale.

Il ne suffit pas, pour apprécier cette littérature, de dire ce qu'elle a produit et les genres où elle s'est essayée ; il faut dire aussi ce qui en est advenu et quel en a été le succès. Or ce succès a été très grand ; pourtant il faut distinguer, car il y a un succès absolu et un succès relatif.

J'appelle absolu le succès d'une littérature quand, sortant des limites de temps et de lieu, elle se conserve d'âge en âge et devient une propriété commune pour l'esprit humain. Telle n'a pas été la fortune de la littérature du moyen âge français ; un oubli profond l'a ensevelie pendant plusieurs siècles; aujourd'hui, exhumée et remise en lumière, on ne peut lui contester une grande importance pour la langue, un intérêt pour l'histoire, et, dans certaines de ses parties, un charme véritable pour l'esprit. Mais une exhumation n'est pas le retour à la vie ; cette littérature est et demeurera un terrain réservé et un plaisir d'érudition. Cependant, si le goût qui se manifeste pour les notions de notre passé littéraire s'étend et se fortifie, si l'étude de la langue française est comprise dans un ensemble qui en embrasse les époques et les changements, si même ce dictionnaire contribue pour quelque peu à faciliter et à propager cette manière de concevoir et de connaître le français, on peut penser que le cercle des amateurs s'agrandira, et que ceux qui lisent ajouteront à leurs plaisirs quelques excursions dans la poésie du moyen âge, dans les cycles carlovingiens ou bretons, dans le Renart, dans les fabliaux, dans les chansons.

Du côté du succès relatif, rien ne fut à désirer. On demandera sans doute quelle en fut l'extension. S'il s'était borné à la France, et si, pendant deux ou trois siècles, la production originale avait pleinement satisfait aux besoins intellectuels d'un aussi vaste pays, ce serait encore un fait littéraire considérable et qui mériterait d'être consigné dans les annales de l'histoire. Principibus placuisse viris haud ultima laus est, a dit Horace ; moi je dis que ce n'est pas la moindre des gloires ni un honneur à dédaigner que de plaire à un grand peuple et à une grande époque ; car l'époque féodale, dans son plein et dans son beau, est certainement une grande époque. Mais le champ de gloire et d'influence fut bien autrement étendu ; il n'eut pas d'autre limite que celle du monde catholique et féodal. Partout en Europe on lut, on traduisit, on imita les compositions françaises, aussi bien en Allemagne et dans l'extrême Nord qu'en Italie et en Espagne ; pour l'Angleterre, il est à peine besoin de le dire, puisqu'alors elle était sous une dynastie normande qui lui avait imposé l'usage de la langue française. L'influence extérieure de notre littérature n'a pas été plus forte au dix-septième et au dix-huitième siècle qu'elle ne le fut au douzième et au treizième. Ce témoignage spontané de tant de populations étrangères, ennemies ou rivales, ne doit pas être effacé de notre histoire ; c'en est une des belles et bonnes pages. Puis, si l'on creuse un peu profondément, et si l'on recherche ce que sont devenues à leur tour dans le domaine littéraire ces nations qui lisaient et admiraient nos compositions, on remarque que leurs littératures, qui ont jeté et jettent encore tant d'éclat, se sont, à un certain moment de leur développement, incorporé plus d'un élément de l'œuvre française du moyen âge ; de sorte que, de ce côté aussi, le labeur de nos aïeux n'a pas été stérile, et qu'une part de leur veine coule encore dans des productions qui ne cesseront de vivre.

Tel est l'apogée de notre littérature primitive, que j'appellerai féodale. Ce terme en désigne suffisamment le caractère, la fortune et la durée. Née avec l'ère féodale, elle ne lui survécut pas. À ce point de vue, le quatorzième et le quinzième siècle sont des temps de décadence. La langue, les idées, les institutions, tout change, et, dans cette perturbation, il ne se produit plus de composition originale ; la source d'invention est tarie ; la poésie n'a que des imitations décolorées et des remaniements stériles. Machaut, Eustache Deschamps et le prince Charles d'Orléans ne sont pas des poëtes qu'on puisse mettre bien haut ; Villon est certainement parmi eux celui qui a le plus de verve, d'entrain et de style. Quand, se retournant vers le passé, on compare ce qui se fait alors avec ce qui se faisait auparavant, on est frappé de l'extrême diminution des forces de conception, d'imagination, d'exécution. Tout ce qui reproduit les anciennes idées est faible et chétif ; et ce qui doit les remplacer n'est pas encore venu. On reconnaît sans peine que le terrain est intermédiaire, impropre également aux choses du passé et aux choses de l'avenir ; il faut à la fois qu'il se dégage de ce qui l'encombre et qu'il se prépare à la culture et à la moisson. Cette période, littérairement pauvre, forme, historiquement, un très digne objet d'étude ; la durée en est longue ; aucunes ténèbres ne l'enveloppent ; les textes et les faits abondent. On y apprend donc de la façon la plus claire à concevoir comment, dans une évolution, il y a des espaces relativement mais nécessairement stériles ; à remarquer que ces espaces se rencontrent au point de partage entre des régimes différents ; et à distinguer le double courant, celui qui emporte les choses tombantes et celui qui apporte les choses naissantes. Ainsi acquises dans une époque où tout est caractérisé, ces notions deviennent un instrument pour reconnaître et apprécier d'autres époques analogues mais moins marquées. C'est de la sorte que, dans l'histoire littéraire de l'Italie et de l'Espagne, on se rend compte des temps qui deviennent moins productifs et moins originaux et où un certain sommeil semble gagner les esprits. C'est de la sorte aussi que, dans la nôtre, on donne leur juste caractère aux transitions qui mènent notre littérature du dix-septième siècle au dix-huitième et du dix-huitième au dix-neuvième.

Dans cette stérilité relative du quatorzième et du quinzième siècle, il y a deux exceptions importantes à faire. La première est pour l'histoire : Froissart et Commines ont laissé à la postérité des ouvrages qu'on lit, non-seulement pour les consulter, mais aussi pour s'y complaire ; Froissart surtout, chez qui revit d'une manière brillante toute cette chevalerie guerroyante de la France et de l'Angleterre. La seconde est pour le théâtre, du moins dans le genre de la farce ; le Patelin en est le plus remarquable échantillon.

Les choses étant ainsi, je n'étonnerai personne en disant qu'à partir de la fin du quatorzième siècle et durant le quinzième, les étrangers ne tournent plus les regards vers la France littéraire ; ils n'y trouvent rien qui les attache, rien qu'ils admirent, qu'ils imitent, qu'ils traduisent. Ce grand attrait, qui avait prévalu dans les hauts temps, s'est éteint peu à peu, comme la flamme dans une lampe où l'on ne met plus d'huile. Mais ce délaissement servira lui-même de témoignage pour montrer que l'ancienne admiration des œuvres françaises tenait non à la France politique et à sa puissance, mais à la France littéraire et à son génie

Dès que ce génie fut entré en défaillance, les étrangers en détournèrent leur attention. Dans ses mouvements, dans ses allées et venues, l'opinion européenne ne fait pas, si je puis ainsi parler, sa cour ; et la France, alors justement abandonnée, avait été jadis justement suivie.

Cet interrègne pour la France n'avait pas été un interrègne partout, et de grands événements littéraires étaient survenus. Les monuments de la Grèce et de Rome avaient été remis en lumière et la Renaissance avait commencé ; l'Italie brillait dans les lettres et dans les arts d'un éclat incomparable, et, bientôt après, l'Espagne entra dans la carrière et signala son génie. Sous cette triple influence s'ouvrit ce que j'appellerai le seizième siècle français : il admira et imita la Grèce et Rome, l'Italie et l'Espagne. C'était un retour et un puissant retour vers une nouvelle vie littéraire, une promesse et une riche promesse, et la digne entrée de l'âge classique qui va s'ouvrir. Trop voisin de nous de langue et de pensée pour être oublié, ayant de trop belles parties pour être dédaigné, ses œuvres, malgré le temps qui s'éloigne, ont gardé leurs lecteurs. On remarquera seulement que, malgré certaines productions distinguées, la poésie y est de beaucoup inférieure à la prose.

Nous voici arrivés maintenant, avec le dix-septième siècle,


en pleine littérature moderne ; et une introduction telle que celle-ci ne comporte pas une revue même sommaire d'une période aussi remplie. Je me contenterai ici d'une remarque comparative qui, rapprochant les anciennes et les nouvelles destinées de la langue française, en fera sentir à la fois l'enchaînement et l'importance. Il y eut, comme on a vu, un assez long intervalle où la France fut sans ascendant littéraire sur le reste de l'Europe ; mais il sépare deux époques où cet ascendant, le plus légitime de tous, puisque ceux qui le subissent veulent le subir, fut très puissant : l'époque que j'ai déjà signalée et qui comprend le douzième et le treizième siècle, et celle qui commence avec le siècle de Louis XIV. Ainsi, par une fortune singulière, la faveur européenne qui avait accueilli les débuts renaquit après tant d'années et d'événements. Et pourtant, quoi de plus dissemblable que les causes et les mérites qui produisirent cette faveur? A l'âge primitif, ce fut l'originalité des créations et le parfait accord des conceptions avec les croyances et avec les mœurs qui recommandèrent à l'Europe notre littérature ; à l'âge de maturité, ce fut la correction soutenue, l'élégance parfaite, la haute raison et, bientôt après, la hardiesse philosophique qui firent prendre les livres français à tant de mains étrangères. Il y a là, sur le changement des aptitudes et du génie des nations, un profond enseignement que peut-être on ne voit nulle part ailleurs aussi clairement donné.



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